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Le Présent Défini
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30 novembre 2011

Didon et Énée… remember it !

clip_image001Henry Purcell, 168? - enregistré à Covent Garden en 2009 / DVD 2009

Didon et Énée, œuvre minimaliste d’une heure, est une anomalie dans l’Angleterre du XVIIème siècle : les contemporains de Purcell goûtent les longs « semi-opéras », - King Arthur, The Fairy Queen…-, ces spectacles où se joignent théâtre, musique, danse, machinerie, décor féerique pour des extravagances permises et souhaitées. L’opéra, comme nous l’entendons, était alors la prérogative des Italiens, dont la langue passait pour plus adaptée au chant, que l’Anglais. Je n’ai jamais bien compris cet argument (en quoi la langue anglaise était-elle un obstacle à un spectacle entièrement chanté ?). D’autant plus que des troupes itinérantes ont tenté d’implanter à Londres l’opéra italien sans trouver de public, qui ne s’y intéressa pas avant le début du XVIIIème siècle. Les Anglais préféraient peut-être tout simplement les divertissements fantaisistes, où tous les arts avaient leur place sur scène, dans un joyeux mélange de numéros cocasses et extravagants. Le music-hall avant l’heure.

On ne connaît toujours pas aujourd’hui les raisons de la naissance de cette œuvre : on la pensait composée en 1689, pour un pensionnat de jeunes filles (alors que le thème peut sembler très incongru pour des jouvencelles). Les dernières recherches prouveraient une certaine parenté de composition entre Didon et Énée et Venus et Adonis de John Blow, professeur et ami de Purcell. Venus et Adonis fut créée en 1681, pour divertir le Roi, et donnée quelques années après dans le même pensionnat. Les spécialistes de Purcell s’entendent désormais sur le fait que l’opéra a dû être présenté à la cour du roi Charles II dès 1684, mais sous quelle forme ? Après la mort de Purcell, la partition sera adaptée, découpée pour accompagner des pièces de théâtre. Et le seul manuscrit, incomplet, qui nous soit parvenu résulte de nombreuses « révisions ».

La version de Wayne Mac Gregor, dirigée par Christopher Hogwood, magnifie le travail de Purcell. Elle fait de Didon et Énée une tragédie, un drame très sombre que rien ne vient parasiter, focalisé sur une femme qui va payer de sa vie le fait de s’être abandonnée à l’amour : décor dépouillé, formes géométriques épurées, rectitude des lignes, costumes neutres et intemporels, jeux de lumières en clair-obscur, rien qui puisse raccrocher le drame à une réalité historique (même si l’influence japonaise des costumes est indiscutable). La version de l’Opéra-Comique en 2008 m’avait énormément frustrée : la mise en scène nous emmenait dans un univers « badin », galant, où l’on cherchait à faire joli et raffiné, à grand renfort de décors chargés, de robes lourdes, de marins acrobates et de gamins qui cavalaient sur scène. Une suite d’idées datées et sans cohérence, un bazar plat, chanté sans émotion. Or, la force de Didon et Énée réside dans la seule musique. Elle y est tellement poignante, tellement douloureuse que la mise en scène doit se faire toute petite devant elle, elle doit servir la partition, non se mettre en avant. C’est exactement le choix de Mac Gregor.

Evidemment, quand on ne peut se cacher derrière les artifices d’une mise en scène brouillonne et bruyante, il faut être une interprète de grande classe. Et dans cette production, c’est carton plein. Le rôle de la reine de Carthage est taillé pour les épaules de Sarah Connolly : point de simagrées, de maniérisme chez la mezzo britannique. Elle campe une souveraine tragique, droite, tourmentée par son devoir, qui hésite à déclarer ses sentiments au prince troyen. Elle pressent que l’idylle sera de courte durée et que son destin n’est pas de couler des jours heureux. Sa voix est parfaitement placée dès le début de l’acte I, ample, riche, pleine dans les graves. Le public retient son souffle pour le fameux « When I am laid in earth… », que Connolly contient jusqu’à son dernier souffle. C’est brutal, âpre, funeste et juste somptueux.

 

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25 novembre 2011

L’abrutissement dans toute sa splendeur…

Il y a des jours où j’ai un peu de mal à suivre mes contemporains. Jeudi 24 novembre, les flâneurs, qui se promenaient sur les Champs, ont écarquillé leurs quinquets devant une gigantesque queue (1h30 selon la presse),  un troupeau de filles martelant le pavé pour avoir l’émérite honneur de pénétrer dans le flambant neuf "Marks and Spencer", qui ouvrait de nouveau son tiroir-caisse.

Il y a dix ans, la firme anglaise avait fermé 18 magasins en France et mis sur le carreau 1 700 employées, prévenues par mail et par les media, de ce gigantesque plan social. Comme le rappelle le Nouvel Obs : « L'annonce avait déclenché un conflit social de plusieurs mois, très médiatisé, et un tollé dans la classe politique. En 2005, l'ex-PDG Luc Vandevelde, avait été condamné à 3.750 euros d'amende pour entrave au Comité d'entreprise. ».

Et aujourd’hui, les gogos se pressent tout sourire devant des rayons de jelly translucide 100% chimique, de sandwichs poulet-bacon pain de mie humide, de plats cuisinés sous vide, de scones cotonneux et de gâteaux trop sucrés et trop gras, comme s’ils avaient connu un rationnement soviétique durant une décennie.

Après tout, la direction de "Marks and Spencer" a raison : plumer des moutons de Panurge coprophages à la mémoire courte, c’est tout simple. La manipulation des masses abruties par la futilité fait certains jours très peur. Visiblement, la crise ne touche pas les bonnes personnes.

 

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23 novembre 2011

Limonov, roman d’Emmanuel Carrère

limonovEditions P.O.L 2011, Prix Renaudot 2011

Quand on demande à Limonov s’il considère que sa vie est un roman, il répond : « J'ai toujours pensé ma vie comme un mythe, comme les aventures d'Ulysse. Un mythe peuplé de monstres et de beautés. »

On se doute ainsi que la destinée de cet homme, qui me disait à peine vaguement quelque chose et encore, va nous entraîner dans une épopée invraisemblable, qu’aucun écrivain n’oserait prétendre authentique. Et pourtant ! Né en 1943 en Ukraine, ce fils de tchékiste aurait dû devenir, tels ses copains d’enfance de Kharkov, un ouvrier ordinaire d’une banlieue grise, regardant l’Empire soviétique se déliter sans comprendre. Or, Edouard Veniaminovitch Savenko va très vite changer son patronyme (pour un mélange de citron et de grenade, Limonov) et décider que sa vie ne saurait ressembler à celle des « pékins ».

« Limonov, lui, a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain à la mode à Paris ; soldat perdu dans les Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros… » La messe est dite dès la page 35. Le lecteur s’embarque alors pour 489 pages de la plus rocambolesque des aventures, accroché aux basques d’un homme qui aura tout connu sans perdre ses principes de vie.

Sa mère lui inculque très jeune ce qui deviendra sa ligne de conduite : « la vérité c’est que les hommes sont des lâches, des salauds, et qu’ils te tueront si tu ne te tiens pas prêt à frapper le premier ».  Alors Edouard va se rêver criminel, un dur, un caïd, pour sortir de son monde de ratés : il provoque, il fabule, il reconstruit pour se forger l’image d’un sempiternel rebelle qui crache sur les bons sentiments, fidèle à une seule chose, la grandeur passée de l’URSS : « il a pris le pli de considérer la dissidence avec une hostilité goguenarde, en affectant de mettre dans le même sac Soljenitsyne et Brejnev…il reste un petit pionnier fier de son pays, de sa victoire sur les Fritz, de son empire qui s’étend sur deux continents et onze fuseaux horaires et de la sainte trouille qu’il inspire à ces couilles molles d’Occidentaux ».

Limonov prend un plaisir pervers à dynamiter les lieux communs, et il déverse avec une totale honnêteté sa haine de classe, ses envies de meurtres, son dégoût des convenances, son cynisme, son désenchantement, « sa frivolité glacée ». Personne n’échappe à ses sarcasmes, à ses formules tranchantes, que l’on soit artiste toléré par le Parti ou opposant. Car même les dissidents sont des poseurs, des losers, des épaves médiocres qui ont cru préserver pour les générations à venir le meilleur de la culture russe. Mais la liberté venue, ils n’intéressent plus personne. Les jeunes générations font du business et se moquent des vieux barbus qui les saoulent avec le Goulag.

Emmanuel Carrère dit de lui qu’il est un « Barry Lyndon soviétique ». Pas tout à fait. Si on peut trouver certains combats de Limonov plus que troubles (engagement auprès des Serbes dans les Balkans, créateur d’un parti brun-rouge à Moscou) il ne fait jamais preuve de lâcheté, d’arrangements douteux, encore moins de remords. C’est un homme vivant, énergique, l’un des rares à être éveillé dans une époque et un pays où ses contemporains ont tout d’ombres muettes. Certes, il n’a rien d’un démocrate, et après ? Il aime son Empire déchu, les cuites marathoniennes, les coups, les femmes, la guerre, la prison, les engagements, le bruit et la fureur, mais toujours du côté des minoritaires : « les maigres contre les gros, les pauvres contre les riches ». Pas de compromis, mais des actes, quand les Droitsdelhommistes pétochards s’en tiennent à des discours creux et convenus. Un sauvage parmi des hommes déjà morts. Le héros de sa propre vie qu’il ne cesse de coucher sur le papier.

Ce destin éparpillé dans tous les sens est pain béni pour un romancier, qui dévale soixante-dix ans d’histoire russe, à tombeau ouvert. Emmanuel Carrère écrit vite, sec, comme s’il nous parlait ; pas le temps de se poser, de juger, Limonov est toujours devant, à retomber sur ses pattes après des gamelles, des échecs et des fourvoiements. Mais quelle jubilation de suivre cet homme libre, « sexy, rusé et marrant », qui aurait passé Gorbatchev devant un peloton d’exécution pour « abandon des territoires acquis au prix du sang de vingt millions de Russes. »

 

15 novembre 2011

Amsterdam en automne

Pas la peine de compter en grinçant des molaires, cela fait déjà treize ans que l’on n’a pas remis les pieds à Amsterdam ! Le soufflage annuel des bougies réglementaires sera une bonne opportunité de retrouver cette cité unique, où, quel que soit son âge, ses goûts, ses inclinations, ses caprices, on se sent toujours bien.

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On laisse le trip consacré « Red Light District / fumette et space cake / fast food Febo » aux routards tout frais, et on opte pour une piaule bien bath au Misc EatDrinkSleep, petit hôtel campé où il faut, gracieux en tout,  sauf peut-être pour votre CB (la crue des prix des chambres en dix ans est impétueuse).

Ensuite, la ville (sans voiture ou presque, sans pollution, sans embouteillage, quelle extase !) s’offre à tous, musées à foison, balades sur les canaux, shopping consciencieux, promenades dans les parcs, ou bien déambulation sans repère, le nez au vent, l’œil ravi des mille et un détails des façades, des pignons, des blasons, des vitraux, et de ces étroites habitations, glacées d’un noir coupant.

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Commémorer une date de naissance est aussi un prétexte pertinent pour tester des bonnes tables, distinguées par les locaux.

Testée et approuvée à deux reprises… (toquade à la limite de l’égarement, mais bon, mieux vaut dépenser ses économies que de les confier à de forbans requins), la table de « Greetje », un peu décentrée vers l’Est. Lieu cosy, intime, - boiseries, lambris, bougies -, où règne une brigade de garçons qui enchaînent trois services à la file sans  perdre leur bonne humeur : une cuisine de terroir, goûteuse mais légère, d’excellents produits locaux (gibier de saison, viande du cru, pêche du coin…), une carte des vins sans exagération. Très peu de touristes lors de nos deux passages, visiblement une table que les amoureux discrets, ou les tablées d’Hollandais braillards, apprécient. Réservation indispensable.

Autre très bonne adresse, située dans le centre « D’Vijff Vlieghen », enchevêtrement de superbes petits salons, lovés en réseau dédaléen, dans plusieurs maisons pittoresques. Là aussi, décor de boiseries, carreaux de Delft, tomettes, anciennes bouteilles de genièvre sur de lourds buffets, comme si la déco datait de Rembrandt, mais sans faire toc. La cuisine mérite le détour, car elle se positionne clairement vers l’audace et le renouvellement de vieilles recettes. Mise en bouche, saumon mariné aux betteraves fondant, colin parfaitement cuit, succulentes côtelettes aux aubergines avec muffin de pommes de terre, du très bon, bien travaillé. Le bémol viendra de l’effroyable sans-gêne du patron,  qui durant le service, fait visiter ce lieu-musée, en tonnant un hollandais guttural et râpeux, sans s’inquiéter le moins du monde de troubler la tranquillité des convives sidérés.

Aux côtés de quelques établissements d’excellence, la cuisine hollandaise ne laisse en général pas de grands souvenirs aux visiteurs. Mais elle permet de se rassasier pour pas cher à l’heure du déjeuner : soupes réconfortantes, sandwichs reconstituants, pancakes à la mode du Nord,  poissons fumés de bonne facture, croquettes de crevettes (« je persiste, Lou Kane, c’est très bon ces petits trucs là ») dans des cafés bruns ou des restos conviviaux (« Haesje Claes », « Kapitein Zeppos », « Pancakes », « The pancake Bakery »…).

Et si vous avez un peu de temps, ne pas hésiter à prendre un bus (gare routière côté mer et non côté ville) pour les villages du Waterland (Edam, Marken et consorts), havres de paix où le temps semble s’être arrêté.

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7 novembre 2011

12 mars 2011, opéra de Rome : Verdi envoie Berlusconi au tapis.

Je suis cramoisie de honte (0030) d’être totalement passée à côté du soulèvement des Romains, lors d’une représentation de Nabucco à l’opéra de Rome au printemps dernier. Pour les bouchés de la feuille qui persistent à considérer l’art lyrique comme un somnifère barbant réservé aux têtes chenues, le coup de tonnerre, qui a raisonné dans la salle, balaie les préjugés et rend à l’opéra toute sa dimension politique.

Verdi compose Nabucco en 1842, opéra qui sera joué pour la première fois à la Scala de Milan. Sous le prétexte limpide de raconter l’histoire des juifs esclaves à Babylone, Verdi stigmatise les Autrichiens, qui occupent le royaume de Lombardie-Vénétie, créé de toute pièce après la défaite de Napoléon en Italie. « Va, pensiero, sull'ali dorate », l’air le plus fameux chanté par le "chœur des esclaves", reste pour les Italiens le véritable hymne de leur pays, le chant intemporel de l’opposition à tous les oppresseurs qui piétinent leur terre.

Le maire de Rome avait ouvert la soirée en montant sur scène, pour dénoncer les coupes budgétaires effectuées dans le budget de la Culture, en présence de Berlusconi, venu écouter Nabucco pour célébrer le 150ème anniversaire de la création de l’Italie. Chacun connaît les difficultés actuelles des Italiens et les frasques de leur gouvernement.

Lorsque « Le chœur des esclaves » a retenti, les Romains ont retrouvé leur dignité : selon le Times, Riccardo Muti, raconte ce qui fut une véritable soirée de révolution : «J'ai immédiatement senti que l'atmosphère devenait tendue dans le public. Il y a des choses que vous ne pouvez  pas décrire, mais que vous sentez. Auparavant, c'est le silence du  public qui régnait. Mais au moment où les gens ont réalisé que le « Va,  Pensiero » allait démarrer, le silence s'est rempli d'une véritable  ferveur. On pouvait sentir la réaction viscérale du public à la  lamentation des esclaves qui chantent :

 Oh mia patria si bella e perduta!

O membranza sì cara e fatal! »

Et le public va demander un « Bis » pour cet air, au milieu des « Viva l'Italia » et « Viva Verdi », dignes de la scène fameuse du Senso de Visconti. Muti hésite (peu de chefs acceptent de casser le déroulement d’une œuvre pour reprendre une seconde fois un air célèbre). Mais Muti a compris que cette soirée est différente et qu’il doit se passer quelque chose. Il laisse les gens exprimer leur enthousiasme, hésite, se retourne vers le public et Il Cavaliere,  et se lance.

« Je n'ai plus 30 ans et j'ai vécu ma vie, mais en tant qu'Italien qui a beaucoup parcouru le monde, j'ai honte de ce qui se passe dans mon pays. Donc j'acquiesce à votre demande de « bis » pour le "Va, pensiero" à nouveau. Ce n'est pas seulement pour la joie patriotique que je ressens, mais parce que ce soir, alors que je dirigeais le Choeur qui chantait "Oh mon pays, beau et perdu", j'ai pensé que si nous continuons ainsi, nous allons tuer la culture sur laquelle l'histoire de l'Italie est bâtie. Auquel cas, nous, notre patrie, serait vraiment "belle et perdue".  Moi Muti, je me suis tu depuis de trop longues années. Je voudrais maintenant... nous devrions donner du sens à ce chant ; comme nous sommes dans notre Maison, le théâtre de la capitale, et avec un chœur qui a chanté magnifiquement, et qui est accompagné magnifiquement, si vous le voulez bien, je vous propose de vous joindre à nous pour chanter tous ensemble. »

Et toute la salle, chœur compris, de se lever, reprenant d’une seule voix l’ode à la liberté, sous la direction d’un Muti qui ne dirige plus son orchestre mais la salle, un peuple tout entier.


"Va pensiero" por Riccardo Muti. Marzo 2011.

 

 

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6 novembre 2011

1Q84, roman de Haruki Murakami

9782714449849FSLivre 2 Juillet-Septembre, Editions Belfond

On pensait découvrir un certain nombre de clefs dans cette suite du Livre 1, et bien nous en sommes pour nos frais. Murakami fait semblant d’entrouvrir les portes pour mieux perdre son lecteur. Le grand affrontement tant attendu entre l’héroïne Aomamé (le bien) et le leader barbare de la secte des Précurseurs (le mal), qui s’échelonne sur quatre chapitres fait voler en éclat nos quelques certitudes et redistribue les cartes : la perversion, la manipulation ne sont pas où on les attend, les dichotomies rassurantes, le monde binaire ne sont qu’illusion. Les forces destructrices en présence dans la trilogie n’ont toujours pas d’origine claire et leur finalité nous échappe encore. Mais nous savons que nous vivons avec elles depuis la nuit des temps, qu’elles trouvent des chemins très inhabituels pour agir dans le monde des hommes, qu’elles savent combattre les obstacles à leur domination avec une extrême cruauté.

Le talent de narration de l’auteur est encore plus subtile dans cet opus : il ne verse jamais dans le conte fantastique ou la science-fiction, simpliste et bien commode. Il parvient à garder un talent d’orfèvre pour dire avec des mots les plus simples, les choses les plus nébuleuses, pour faire vivre à ses personnages les situations les plus stupéfiantes avec des phrases courtes et sèches, sans rien de superflu. Le choix de dérouler l’histoire sur un rythme très lent n’est plus problématique, car appréhender cette vision du monde si déroutante, à la lueur de quelques explications encore un peu sibyllines pour le moment (entre prophétie et parabole) nécessite de ne pas brusquer le lecteur. On tourne doucement les pages de cet univers, on assemble les pièces, les évènements se répondent et font sens, jusqu’à ce que ce faux sentiment de confort ne se brise sur un coup de théâtre.

Quel manga fabuleux on tirerait de ce livre 2, poétique mais aussi terriblement trash, contemplatif mais aussi réaliste, tendre mais coupant comme une lame d’acier.

 

4 novembre 2011

Coup de Gueule

L’esprit de cour a encore frappé : les jurés du prix Médicis font le choix du parisianisme, de la clique butée, de « l’entre soi », de la récompense clanique et partisane, pour un très mauvais livre, écrit avec les pieds, mais qui ne parle que d’eux et de leur nombrils : de ce petit milieu littéraire racorni qui tourne en rond, où l’on s’encense impunément,  comme si la littérature s’arrêtait aux frontières du VIème arrondissement.  Après les très bons crus du Goncourt et du Renaudot, ce tripotage n’en est que plus indécent.

 

2 novembre 2011

Platée….ça déménage dans le marécage

DVD_Platee_2Jean-Philippe Rameau, 1745 - enregistré à Garnier en 2002 / DVD 2004

Quel est le meilleur anxiolytique à la taciturnité ambiante ? Faites fi du marasme obstiné, des nouvelles fâcheuses, des horizons blafards et plongez tête la première dans un marais tourneboulant, pour déguster un festin de quelques grenouilles, pas piquées des vers. Repris moult fois à Garnier durant la dernière décennie, ce spectacle réconcilierait avec l’opéra les plus opiniâtres récalcitrants.

Nous sommes en 1745, à Versailles, le Dauphin, fils de Louis XV, vient d’épouser un laideron, sa cousine l’Infante d’Espagne. Rameau compose pour cette occasion une comédie lyrique, un ballet bouffon, totalement saugrenu. Le compositeur dynamite la norme et détourne les règles de composition pour un tohu-bohu de la fatuité, qui fit grand bruit. Tous en prennent pour leur grade : la nymphe batracienne Platée est jouée par un ténor (l’usage dans l’opéra français était de confier les rôles des nourrices vieillissantes et comiques à des hommes), ce qui la décale du rang des héroïnes formatées et souligne son côté grotesque (tout comme son texte, paré de nombreuses rimes en «oi», ses «Coâ ? Coâ ?» tordants et innombrables). Persuadée que ses charmes glauques et vaseux ont su attirer Jupiter, elle s’imagine en toute bonne foi succéder à Junon dans le Panthéon divin. Rameau la fait redescendre vertement dans son cloaque, rappelant au passage qu’on ne s’extirpe pas aussi facilement de sa condition première et qu’il ne faut jamais prendre au sérieux le baratin des hommes. Le sujet de l’œuvre, l’amour et les noces du plus grand des dieux et d’une naïade ridicule, n’est plus traité à grand renfort de bons sentiments, de morale et de vertu mais piétiné, détourné, bafoué. L’hymen des puissants (mais aussi des Dauphins) devient une tromperie, un mensonge, au détriment des plus humbles. La majesté des dieux (mais aussi des Rois), leur autorité, leurs principes de noblesse et de dignité sont relégués aux oubliettes : le canular, la rosserie, la cruauté, voilà leur quotidien.

Ce pastiche des opéras respectables et un peu poudrés, a le goût d’une sucrerie acidulée, qui oscille entre la franche pantalonnade et l’ironie caustique. La mise en scène maligne de Laurent Pelly (dont on avait savouré au Châtelet La Belle Hélène et La Grande-duchesse de Gerolstein) se permet toutes les folies, tous les délires. Le prologue, où la muse Thalie, le dieu Momus, l’Amour et le poète Thespis, accordent leur voix pour proposer un « spectacle nouveau »,

"Cherchons à railler en tous lieux,
Soumettons à nos ris et le ciel et la terre :
Livrons au ridicule une éternelle guerre,
N'épargnons ni mortels ni dieux."

se déroule dans une salle d’opéra qui fait face au public de Garnier : les chanteurs nous tendent un miroir et ce sont nos travers qu’ils vont railler : nous sommes sujets, non témoins. Ce décor va se métamorphoser sous nos yeux durant trois actes, se décomposant, pourrissant, couvert de mousse,  de sphaigne verdâtre, comme les espérances matrimoniales de Platée qui partent à vau-l’eau. Le marigot est habité de créatures improbables, qui coassent, stridulent, criaillent : les amphibiens déplient leur longues pattes, jouent à saute-grenouille, sous les vents furieux d’une Junon atrabilaire. Les costumes, extrêmement soignés, suffisent à camper les personnages. Platée, toute de vert couverte, à l’exception du nénuphar rose qui lui sert de jupe, traîne un petit sac carré et un collier de perles qui lui donne des allures de douairière anglaise sur le retour, absolument irrésistible. On comprend tout du personnage : son goût des apparences, de la bienséance, des nobles élans, sa candeur, sa naïveté, mais aussi sa vanité, sa crucherie. Le trio divin (Jupiter, Junon et Mercure) semble arriver tout droit du Tennessee, pantalons lamés, robe couverte de strass, cheveux gominés pour dynamiter les bonnes manières désuètes de celle qui a le cœur « tout agité, tout impatienté ».

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L’opéra comporte un grand nombre de ballets, surtout dans le dernier acte. La chorégraphe joue aussi du ridicule, du truculent, du décalé, des oppositions, pour tenir cette tension d’une histoire qui ne mollit pas, enrichie de mille détails que l’on découvre au fil des représentations : il y a un monde fou sur scène, ça cavale, ça bondit sans répit, l’énergie féroce passe la rampe et se diffuse dans le public.

Côté voix, volent très au dessus des autres, Yann Beuron, toujours irréprochable et Paul Agnew, qui se glisse dans la robe de Platée avec un bonheur évident. Sa diction est parfaite (impossible de déceler une once d’accent anglais), sa voix convaincante, ses ornements très beaux. Sa gestuelle, son sourire godiche, ses mimiques dérideraient un dépressif chronique. Il réussit à exprimer une réelle féminité, une fragilité émouvante avec une drôlerie, une bêtise qui rend cette naïade très humaine. Bien sûr il y a la Folie, chantée mais surtout interprétée par Mireille Delunsch, dont le grand air du II soulève à chaque fois le public. Choucroutée de boucles blondes comme une Pompadour, la robe couverte de partitions, elle s’avance crânement, la mine bravache, pour brocarder l’union de la dryade et de Jupiter. La Folie s’empare alors de l’orchestre et se lance dans un solo endiablé, une suite de vocalises absolument dominées, qui illustrent ses sarcasmes caustiques. Imaginez une « Reine de la Nuit » sous amphétamines, croisée avec le « Joker » grimaçant.

Il faut bien reconnaître que Minkowski est aussi largement responsable de cette atmosphère de démence partagée. Depuis le temps qu’il fréquente la partition, il en connaît les ressorts comme personne. Je ne désespère pas de le voir un jour vraiment s’envoler au dessus de son pupitre, tant il met de punch à diriger ses troupes. Il insuffle de la vitalité à cette musique, qui déborde et jaillit de la fosse. Ecoutez la vigueur des cordes, la pétulance des bois, les contrastes rythmiques, le mordant des attaques et puis soudain cette douceur qui n’est jamais sucrée mais suave.

Si vous ne reprenez pas une plâtrée de grenouilles, c’est à désespérer !

 

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