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Le Présent Défini
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21 décembre 2012

1984 à New York 2.0 - Shteyngart

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Super triste histoire d’amour, roman de Gary Shteyngart

Éditions de l’Olivier, 2012

« Mon portefeuille AmericanMoring, même après avoir été indexé sur le yuan, a perdu 10% de sa valeur parce que, à mon insu, ces idiots de gestionnaires d’actifs ont mis dans le lot l’action ColgatePalmoliveMiam!BrandsViacomCredit qui est en chute libre, et que mes actions à risque limité du Fonds des nations à forte rentabilité, le BRIC [Brésil, Russie, Inde, Chine] - Á - BRAC, ont enregistré une progression de seulement 3% à cause des troubles du mois d’avril près de Poutingrad, en Russie, et de l’impact sur l’économie brésilienne de l’invasion du Venezuela par les États-Unis. »         animpense !!!!!

Si George Orwell avait imaginé en son temps des lendemains qui déchantent, un monde totalitaire, oppressif, illusoire, sous continuelle vidéo-surveillance, où règne la destruction organisée du langage pour restreindre la pensée, il serait abasourdi de découvrir l’état de notre civilisation, qui plonge gaillardement dans ces mêmes ténèbres, de bon cœur et sans coercition. C’est là toute l’agilité retorse de Gary Shteyngart de nous emmener dans un pseudo-monde de demain futuriste pour mieux nous parler d’aujourd’hui, et du glissement sans retour qui s’opère sous nos yeux, la dictature de l’individualité, l’exhibition sans limite de soi alors que les démocraties occidentales et leurs vies à crédit disparaissent, balayées par la toute puissance financière des pays émergents.

Les Etats-Unis ont ici perdu de leur superbe, minés par une crise économique qui transforme Central Park en camp de fortune pour SDF et immigrés. Le Yuan a enterré le Dollar et la Banque Centrale est désormais entre les mains du gouverneur de la Banque du Peuple de Mondo-Chine.  La première démocratie du monde n’est plus qu’un vulgaire état policier, qui ferait passer le Patriot Act pour une badinerie, approuvé par les citoyens qui s’autocensurent de bonne grâce, tandis que les hélicoptères de l’armée tournent au dessus de Manhattan. L’unique cohésion sociale est assurée par l’utilisation collective furieusement addictive d’un « Smartphone/Ipad », l’äppärät, Big Brother en miniature qui collecte et diffuse en temps réel sur un réseau public le niveau de crédit, le bilan sanguin, le taux de Personnalité ou de Baisabilité et autres indices croquignolets de tout-un-chacun : ça papote sur GlobAdos (Facebook/Twitter) à grand renfort d’acronymes boueux (« moins de mots, plus de fun »), ça claque des sommes folles en petites culottes RedditionSansCondition et jeans transparents Pelured’Oignon, sur les sites CulLuxe ou MoulesEnFoule (si, si…), c’est gavé de pornographie, de cynisme, de consumérisme, d’inculture et de bêtise. L’Amérique est à l’agonie.

Le héros new-yorkais Lenny Abramov (immigré juif russe de la deuxième génération - comme son créateur Shteyngart), est un fossile périmé de 39 ans, un MRV (Mec Rapidement Vieillissant) dans une société où le jeunisme est force de loi, mal fringué, mal foutu, perclus de cholestérol, un romantique attardé, bon et charitable, lesté de la pire tare existante, le goût des livres, de Tchekhov à Kundera, en passant par Tolstoï. Coordinateur de la prospection des Amants de la vie (échelon G), division des Services post-humains de la Staatling -Wapachung Corporation,  il évalue ses clients potentiels en deux catégories, les ICI et les ICPE (Individus de Conservation Impossible et les Individus à Capitaux Propres Élevés) pour proposer aux seconds les joies de la vie éternelle. Lorsqu’il rencontre la jeune Eunice Park, l’archétype de la fille bien connectée au langage fleuri, ignare mais sexy, la Love Story est plus qu’improbable et comme l’annonce le titre du roman, déjà périmée. Le lecteur suit alors en alternance le vécu de cette relation, le journal de Lenny, littéraire, sensible, tourmenté et les discussions sur les réseaux sociaux de la Lolita avec sa meilleure amie et sa famille. La distorsion de perception des mêmes événements intimes, les niveaux incompatibles de langage, le vécu très différent des amoureux donnent à ce pas-de-deux une dissonance d’abord cocasse, puis grinçante. Eunice ne voit pas qu’elle est incapable de mettre des mots sur ce qu’elle ressent, qu’elle ne sait plus que se complaire dans le trash, le superficiel, le vulgaire, sa vision du monde et des relations humaines se rétrécissant à mesure que la richesse de sa langue disparaît. Comme ces fusions économiques entre multinationales qui créent de gigantesques holdings monopolistiques, (il n’existe en effet plus qu’une seule compagnie aérienne américaine, la UnitedContinentalDeltamerican), les mots s’agrègent, se fondent, se ferment, jusqu’à disparaître.

Cette société lisse, sans altérité, a remplacé les mots par des codes, des pourcentages, des statistiques, des données, une évaluation permanente et recherchée pour garder une place parmi les autres, comme unique élément différenciant. Qu’importe cette surveillance constante, ce flicage des émotions, des corps, par les citoyens, l’état  et les entreprises, les gens ne savent plus ce que vivre veut dire. Chacun n’existe que par son dossier multimédia consultable par tous. Et le jour où un gigantesque plantage coupe le réseau, c’est une vague de suicides qui parcourt New York.

Cette création jubilatoire et souvent très drôle d’une Amérique asservie à la technologie se double d’une analyse assez pertinente sur la trajectoire politique du pays à mesure qu’il s’enfonce dans un déclin irréversible : paranoïa, xénophobie, nationalisme, mépris du pauvre, méfiance envers les classes moyennes qui ne consomment pas assez. Gary Shteyngart imagine un pouvoir partagé entre un Parti unique et l’Autorité de Rétablissement de l’Américanité, qui traque les séditieux et les envoie dans des camps de triage sécurisé, s’il le faut. L’armée, dernier vestige de la grandeur passée, opère au grand jour, massacre, liquide, dévaste, sans que le « citoyen » ne lève les yeux de son äppärät.

Caricatural, Gary Shteyngart ? Une satire, Super triste histoire d’amour ? Á peine. Mais au-delà de cette vision aigrelette de notre futur proche,  Lenny Abramov, double de l’auteur, nous rappelle pourquoi il reste dans son monde un criminel par la pensée: il lit et il aime, comme Winston Smith le faisait déjà, en 1984.

 

 PS : coup de chapeau au traducteur Stéphane Roques pour le gros travail sur les jeux de langage !

 

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10 décembre 2012

Berlin, last but not least – les lieux de mémoire

Il est tout à fait possible de mordre dans cette ville et d’en goûter la saveur en ignorant son passé, ses fractures et ses traumas. Cependant, même sans les solliciter, les plaies du XXème siècle ont une cinglante manière de vous éperonner la rétine, sans se faire annoncer : j’ignorais tout de ces « pavés d’éternité » (Stolpersteine), de ces pierres d’achoppement carrées recouvertes de laiton, incrustées dans le pavement des trottoirs, devant le dernier domicile des déportés : « ici habitait... né en…  déporté en … mort à … ».  Devant certains immeubles, la quantité de pavés est telle, qu’on devine des étages entiers liquidés. Nous en avons croisé de bien trop nombreux dans le vieux quartier de Sainte Sophie à Mitte ; c’est ici que nous avons aussi levé les yeux, dans des arrière-cours non encore restaurées, sur des murs mitraillés (quand, par qui ?), comme à Budapest. Découvrir ces stigmates, témoins des temps obscurs, entre chien et loup, lors d’une froide après-midi plombée, vous colle des bleus.

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Le coup de poing est encore plus brutal à la sortie du KaDeWe (Kaufhaus des Westens), le Grand Magasin de Berlin Ouest, vitrine plus que centenaire de l’abondance, de la consommation, de la profusion, à la barbe de la pénurie et des vaches maigres des voisins de mur. L’endroit est célèbre mais n’a pas beaucoup d’intérêts pour les familiers des Galeries ou autres Printemps. C’est en retournant vers la station de métro très fréquentée Wittenbergerplatz, qu’on se cogne à un grand panneau qui aligne des lieux inscrits dans les mémoires et pour certains encore dans leurs chairs, lieux dont on ne revenait pas, sous le rappel : « Orte des Schreckens, die wir niemals vergessen dürfen ».  Je ne sais pas ce qu’éprouvent les Berlinois âgés, contemporains de la peste brune, en passant devant cet acte de contrition planté au grand jour, placé au vu et au su du plus grand nombre, mais on se dit qu’il faut avoir effectué un sacré chemin pour afficher ainsi les pages les plus atroces de sa mémoire collective, pour ne jamais oublier.

Tout de même, il serait surprenant de rester à Berlin sans se soucier de ce qui a été sa spécificité pendant vingt huit ans : un découpage artificiel de ronds de cuir revanchards, une gigantesque balafre, la cristallisation de la Guerre froide dans le plus vil mépris des habitants. Notre interlocutrice de l’hôtel avait hiérarchisé sur notre demande les deux lieux de commémoration du Mur, privilégiant le Musée par rapport au Mémorial, l’exactitude de l’histoire face à l’émotion de sa matérialité. Mais pour nous qui n’avons pas enduré ce passé très récent, c’est bien le Mémorial (Gedenkstätte Berliner Mauer) qui nous a remués car il permet de visualiser, grandeur nature, la réalité d’une enclave artificielle et absurde, ainsi que ses séquelles fatales. Nous y sommes allés tôt le matin, dans le Nord de Mitte, longeant les 300 mètres de mur restant, en silence. On croise le regard des - jeunes - victimes qui sont tombées sous les balles des Vopos, dans un morceau de Mur qui leur rend hommage, transformé en chapelle du souvenir. On marche dans l’herbe rase, dans un silence impressionnant, on relie dans sa tête les bouts du Mur éparpillés, les piquets de construction, les soubassements, on visualise le No Man’s Land, et on a froid dans le dos en levant les yeux sur le mirador conservé. Le tracé du Mur passait juste à cet endroit sur une église que les dirigeants de la RDA ont allègrement dynamitée : aujourd’hui, la chapelle circulaire de la Réconciliation, les cloches de la vieille église, ont retrouvé leur place.

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Après ce ressenti perturbant, presque physique, d’une « simple » clôture de béton, le Mauermuseum (quartier de Kreuzberg) semble poussiéreux, étouffant, un peu étriqué, ce qui est injuste car il est en réalité vaste et prolixe en renseignements… beaucoup trop. En fait, il déborde d’affiches, d’informations, de panneaux d’explication, du sol au plafond, dans un capharnaüm de coupures de journaux, de documents d’archives, d’écrans, de maquettes, de reconstitution, depuis le blocus de Berlin de 1948 jusqu’à novembre 1989. Certes, on en apprend beaucoup sur les moyens fous ou astucieux pour passer de l’autre côté (sous terre, dans les airs, sur l’eau…), sur les différents stades de construction du Mur (des simples barbelés jusqu’aux doubles remparts infranchissables, dotées de mitrailleuses automatiques pour arroser large) mais il faudrait revenir plusieurs jours de suite pour tout lire. Et on sature vite de cet encombrement, de cet amas incontrôlé sans mise en espace ni respiration.

En sortant du Musée, fuyez la reconstitution carton pâte de Checkpoint Charlie, démantelé en juin 1990 mais reconstruit comme une boutique de foire pour touristes, avec faux soldats tout sourire et MacDo en toile de fond.

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Pour finir, surtout si vous êtes accompagnés d’enfants ou d’ados, allez faire un tour au Musée de la RDA (DDR Museum), sur les bords de la Spree, joliment bien conçu, qui raconte, du biberon à l’âge adulte, la vie quotidienne dans un pays qui n’existe plus aujourd’hui. On entre véritablement dans l’ordinaire des Ossies, on ouvre des tiroirs, des armoires, des portes, on tâte leurs vêtements synthétiques, les uniformes des jeunes embrigadés, les piètres ersatz des produits décadents de l’Ouest, les livres interdits car séditieux, on les suit à l’Université, on découvre le maigre niveau de salaire d’un professeur ou d’un ingénieur, on les suit en vacances avec le Guide des pays frères en main, on découvre le régime à base de « vitamines » des athlètes chargés comme des mules, les bureaux d’écoute (La vie des Autres nous avait déjà bien renseignés sur le sujet), les cellules des « contestataires », la ligne directe avec Moscou, tout une époque qui nous paraît déjà désuète, voire archaïque, alors qu’elle nous est bel et bien contemporaine.

 

5 décembre 2012

Berlin - un vélo pour trois points de vue

 

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Malgré le bon réseau du S-Bahn (RER) et du U-Bahn (métro), les bus et les tramways, il arrive cependant que le moyen le plus rapide d’aller d’un point A au point B, reste le vélo. Ce qui paraît tout prêt sur la carte, peut se révéler bien plus éloigné que prévu, surtout en hiver par une température de glace et un vent réfrigérant. Berlin est aussi spécialiste des looooongues avenues qu’il serait pénible d’arpenter pédestrement.

Il y a des loueurs partout, la journée oscille entre 10 et 12 €, et vous aurez à disposition une bonne grosse bécane bien lourde, genre char d’assaut sur deux roues, six vitesses, frein fourbe par rétropédalage, prête à avaler de la piste cyclable au kilomètre. Contrairement à Paris, le cycliste se sent et se sait en totale sécurité, dans les couloirs dédiés ou bien carrément au milieu des larges trottoirs, conçus à dessein.

Friedrichshain, vieux quartier de l’Est, est biffé par la Karl Marx Allee, vaste et large avenue, longue de 2 km (il fallait bien que les blindés puissent parader), symbole de l’esprit Ost-Berlin, bordée d’interminables barres d’immeuble, où les honnêtes et valeureux travailleurs du Parti s’entassaient. Sous les pourtant chiches rayons de soleil, les façades blondes s’illuminent et on trouverait ces alignements de béton presque pimpants. C’est un peu stalinien dans l’âme, rigide, sévère et uniforme, dessiné d’un trait de faucille mais le lieu est idéal pour faire les fous sur les vélos, tracer à fond les ballons et se défier sur 200 mètres. On arrive au bout les joues vermillon, l’humeur juvénile et plein d’entrain.

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On peut ensuite revenir sur ses roues en pédalant sur la Mühlenstraße, et sa East-Side Gallery, longue fresque coloriant le Mur sur 1,3 km, réalisée évidemment après novembre 1989. Une centaine d’artistes du monde entier ont imagé cette ligne de béton de peintures bigarrées, drôles ou émouvantes, souvent liées à l’histoire de la ville, dans un esprit assez débonnaire et pacifiste.

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Si vous aimez ce genre de lieu à la fois décalé et emblématique, même s’il attire une ribambelle de curieux, foncez à Tacheles (pourquoi un mot yiddish, mystère), dans le quartier de Mitte, avant qu’il ne soit trop tard. Même si le côté « alternatif et rebelle» a disparu depuis longtemps, la fermeture de ce vaste magasin de cinq étages en ruine, occupé durant vingt ans par des « artistes » et transformé en pseudo-squat plus que toléré, est imminente, pour une question de gros Euros tintants. Seule la friche où exposent les derniers occupants est encore accessible, les étages et les ateliers d’artistes sont déjà vides et hors d’atteinte.

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