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Le Présent Défini
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28 novembre 2013

Cocteau en son jardin

101689-jean-cocteau-palais-royalCes quelques instants de grâce arrivent quatre ou cinq fois par an, guère plus : à pratiquer une ville à outrance, on finit par ne plus rien voir, ne plus rien ressentir, stigmatisant sans relâche les défauts inhérents à toutes les capitales européennes : on a pour Berlin, Londres ou Rome les yeux de Chimène, mais on étrille furieusement Paris, parce qu’on y vit (mal) au quotidien, qu’on y travaille (trop) et que ces disgrâces finissent par l’emporter sur ses charmes. Surtout parce que l’on oublie bien souvent de lever le regard, de prendre son temps, de la contempler tel un visiteur qui la rencontrerait pour la première fois.

Il suffit parfois de bouleverser ses habitudes matinales pour que votre cité vous offre un joli moment, inattendu mais juste-à-propos, comme pour vous récompenser d’être sorti de vos sentiers rebattus. Bien m’en a donc pris ce matin d’être arrivée par le Palais-Royal et d’avoir traversé son jardin, pour éviter le bruit et la fureur de l’avenue de l’Opéra, mugissante dès potron-minet. Le Conseil Constitutionnel, la Comédie Française, le Conseil d’État et le Ministère de la Culture ceignent  ce grand rectangle de verdure, que l’on traverse après s’être fait décoller la rétine par l’attentat visuel du damier des colonnes de Buren, fichées dans la cour d’honneur.

 Mais ensuite, on déambule sous les arcades comme dans un cloître, le silence troublé par le jaillissement de l’eau de la fontaine du bassin. Paris est définitivement pour moi une ville de l’hiver, doucement révélée par cette lumière laiteuse des aurores frileuses. L’humidité de la Seine toute proche baigne souvent les bâtiments du quartier d’un voile brumeux, à peine dissipé par les premières lueurs du jour. Les quatre doubles rangées de tilleuls, pas encore totalement dégarnis, allument d’ocre et de vert pâle la lactescence des façades rectilignes, humides du crachin matinal.

 

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Et au beau milieu du jardin encore tranquille, le visage de l’ami Cocteau est apparu en noir et blanc, comme sorti de chez lui pour humer l’air du temps.

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Pour saluer l’anniversaire de sa disparition, quelques photos du poète ont été disposées sur un support rectangulaire*, évoquant ses années passées ici, côté Montpensier, et ses fenêtres qui s’ouvraient sur le Palais-Royal. Il ne s’agit en aucun cas d’une vraie exposition qui nécessite le détour mais d’un plaisant clin d’œil qui ravit les coctaliens, lorsqu’ils s’y cognent par hasard. Toutes les photos sont connues, rien de bien nouveau mais la rencontre donne l’impression de croiser un vieil ami, de retour en son royaume, après une trop longue absence.

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* Jusqu'au 12 janvier 2014

 

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23 novembre 2013

One way to hell... Pollock

9782226240002gLe Diable, tout le temps (The Devil All The Time), roman de Donald Ray Pollock

Éditions Albin Michel, 2012

Traduction Christophe Mercier

 

«Par moi on va dans l’éternelle douleur, Par moi on va parmi la gent perdue…Vous qui entrez laissez toute espérance ». Si Dante situe sa Cité des Peines aux portes du Premier Cercle de l’Enfer, Donald Ray Pollock désigne Knockemstiff, commune rurale de l’Ohio, trou du cul du monde et trône désigné d’un Diable souverain. Force est de constater qu’il existe pour l’auteur, des lieux où le Ciel semble ne plus répondre, trop occupé ailleurs ou lassé des mensonges des Hommes. Á moins que le Diable eût raison de jouer Job perdant et que Dieu dépité s’en soit retourné à ses affaires depuis des lustres. Seule certitude, le mal s’est installé dans l’Ohio comme une gangrène sournoise, grignotant les confins du Midwest, jusqu’en Virginie-Occidentale.

Publié après un recueil de nouvelles, ce premier roman de Pollock est un coup de maître, un trente tonnes dans le buffet, un uppercut qui laisse knock-out, salué en chœur par une critique et des lecteurs qui ont bien du mal à se remettre ensuite d’aplomb. On ressort assez crasseux de cette plongée dans la fange, mal à l’aise ou carrément effrayé, comme si on nous avait passé en boucle Délivrance. Pas de duel au banjo saccadé, le thème du livre raisonnerait plutôt d’un cantique très dévoyé. Car le diable a planté sa fourche dans un bled perdu, où la seule dévotion fanatique tient lieu de code civil : le puritanisme extrême, la bigoterie, l’ascétisme dévié ont enfanté la bêtise, la cruauté, la corruption, des prédateurs sexuels, des meurtriers vicieux, un défilé hideux de pervers, toute une pleine communauté nocive et délétère qui macère dans sa boue. Qu'elle est obscène cette Amérique profonde ! Pollock suit durant deux décennies (de la fin de la guerre au milieu des années soixante) une poignée de personnages aux destins mêlés, qui courent tous à leur perte, comme des créatures dégénérées et impuissantes, se jetant immanquablement d’une falaise. Et l’inventaire est franchement vomitif : deux prédicateurs cousins, Roy et Théodore, le premier meurtrier, le second pédophile, l’avocat voyeur et pourri Henry Dunlap, Lee Bodecker, le shérif aux mains souillées de sang, Sandy et Carl, couple d’exterminateurs qui torturent et massacrent de jeunes auto-stoppeurs lors de leurs virées sur les routes, Preston Teagarden, pasteur contrefait qui dépucèle à la chaîne les très jeunes filles de sa paroisse et William Russel, rescapé traumatisé de la guerre du Pacifique, qui cloue des carcasses d’animaux morts sur des croix en aspergeant de leur sang un autel de prière, avant de tâter du sacrifice humain. 370 pages de cauchemars.

D’autant que ce joli catalogue de dénaturés n’a pas forcément conscience de basculer de l’autre côté : ils ont l’intime conviction d’avoir une ligne directe avec Dieu et d’agir en son nom. Théodore boit de la strychnine pour éprouver sa foi, Roy trucide sa femme parce que Dieu lui a confié le pouvoir de la ressusciter, Carl ne sent la présence divine qu’en donnant la mort, Preston Teagarden verse dans la corruption de mineurs pour se repentir de quelque chose le moment venu, et aller ainsi au Paradis… on peut être le pire salaud et avoir sa part d’humanité. Après tout, ils ne sont pas les premiers, ni les derniers, à tuer au nom de Dieu…

Pas de Justes dans cette pestilence ? Si, mais ils se pendent, ou finissent dézingués au tournevis.

Qu’est-ce qui empêche alors le lecteur de repousser cette noirceur extrême et désespérée, de refermer ce livre nauséabond ? En premier lieu, une authentique écriture, posée, tenue, bridée, qui ne verse jamais dans la fascination du crime et dans des descriptions hypnotiques des atrocités commises. Bien souvent, la plume de Pollock s’arrête avant et reprend ensuite. C’est le lecteur qui imagine, qui construit, qui visualise ce que le romancier refuse de mettre en mots. Pollock nous met alors en porte-à-faux en nous renvoyant à notre propre inclination pour la monstruosité et le vice. Très inconfortable.

Il faut dire aussi que l’auteur, issu de ce même creuset, de cette même terre, attache ses personnages à leur milieu d’origine : Roy, Théodore, Sandy et les autres ne sont pas l’incarnation du mal par principe ou par goût, ils sont issus d’une histoire, d’un lieu, d’une certaine american-way-of-life subie. Tous les habitants de ces localités reculées sont plus ou moins parents, rejetons abâtardis, souvent arriérés, bref prédéterminés aux comportements déviants. Ils naissent perdus d'avance, dans des foyers pauvres et frustres, où règnent violence, alcoolisme, misère, et arrêtent l’école à seize ans pour ramener quelques dollars à la maison. Les gars travaillent à l’abattoir de porcs ou à l’usine de papier qui sent l’œuf pourri, les filles se font culbuter trop tôt, se cognent au mépris, à la vulgarité, à la sauvagerie des hommes. Un monde sans lumière, sans espoir, sans bonté, sans amour, sans culture, contraint les personnages à la survie, à n’importe quel prix, si infâme soit-il. Et c’est pourquoi Pollock ne juge jamais ses personnages et n’assène aucun discours moralisateur. Pas besoin d’attendre le trépas pour goûter des atrocités à l’odeur de soufre, l’enfer est ici-bas, sans rédemption possible.

 

3 novembre 2013

Est-ce ainsi que les hommes vivent... Richard Yates

9782221114346

Un destin d’exception (A Special Providence), roman de Richard Yates

Éditions Robert Laffont, 2013

 

J’ai fini par comprendre pourquoi chaque livre de Richard Yates me laisse fissurée comme un vieux vase ; en sourdine, l’air de rien, sa plume érafle, raye, griffe la vie des petites gens aux illusions trop vastes, rattrapées par la vérité grinçante de leurs échecs successifs. Un peu comme un Simenon yankee qui ausculterait la vie médiocre de ses contemporains, à pas plus feutrés, en soulevant légèrement le couvercle pour les laisser respirer, sans les alourdir de sa propre angoisse. Moins lugubre, moins délétère, même si ça grince aussi passablement aux jointures.

Disparu en 1992, Richard Yates a tout de ces romanciers maudits, infortuné gratte-papier radié, effacé, évanoui des librairies américaines, réédité en France par Robert Laffont dans l’indifférence générale. On doit à Kate Winslet et à Sam Mandes sa sortie du purgatoire, avec l’adaptation au cinéma de Revolutionary Road, en 2007. L’Amérique n’aime pas les perdants, les désenchantés, ceux qui contredisent les mythes. Alors Richard Yates devait disparaître pour ne pas contrarier les grandes espérances. Pas étonnant qu’il ait fallu attendre la première toux d’un Oncle Sam mal en point pour le voir rappliquer, jubilant d’outre-tombe.

Dans ce roman paru en 1965, Yates évoque, à peine dissimulé sous son personnage, son enfance soldée, passée auprès d’une mère divorcée un peu détraquée, et son engagement à 18 ans comme soldat de première classe, envoyé en Europe avec des illusions très vite remisées. La fuite en avant permanente, le trouffion Robert Prentice n’aura connu que cela, trimbalé toute sa jeunesse comme un meuble, par une mère pétrie de rêves hors d’atteinte et d’ambitions artistiques excessives. Qu’importe qu’Alice Prentice soit une sculptrice médiocre, elle croit en son destin, qui ne peut être que gloire, amour et fortune. La dégringolade sera tumultueuse, jalonnée de dettes, de déménagements à la cloche de bois, de chambres d’hôtels miteuses, d’humiliations, de liaisons bancales, d’amitiés surfaites mais en dépit de tous les camouflets, Alice y croit encore et toujours ; sacrifier son mari et l’avenir de son fils à ses aspirations, lui semble un bien modeste prix à payer. Monstre d’égoïsme, nocive et manipulatrice, elle se nourrit de chimères, refusant une cruelle réalité qui détruirait la construction mentale qui la tient debout. Sa vie ne peut être cette succession de revers, de déconvenues, de portes qui se referment, alors Alice la réécrit, l’embellit, la sur-joue et finit par se persuader de sa véracité jusqu’au vertige.

La guerre sera pour le jeune Robert la seule échappatoire possible ; partir loin, en finir avec les jours d’angoisse et d’avanie, mettre un océan entre cette génitrice timbrée et lui, pour enfin exister, respirer et devenir un homme. Mais on n’échappe pas à la fatalité et la dérobade hâtive se solde aussi par de sérieuses déconvenues. Fin 1944, les jeux sont déjà faits et c’est un peu tard pour espérer récolter les lauriers de la bravoure : d’autant que Robert Prentice, avide de camaraderie collante et de reconnaissance, excelle en maladresses, et devient vite une plaie pour sa compagnie : empoté, décalé, il perd constamment sa division, s’endort pendant ses tours de garde, peine à comprendre les ordres et ne participe à aucun combat. La vie, puis la guerre glissent à côté de lui sans l’atteindre, spectateur transparent, inepte à saisir à bras le corps les opportunités qui passent à sa portée.

La défaite permanente, tous les personnages de Yates s’y heurtent comme des abeilles contre la vitre, sans comprendre que les chimères extravagantes sont hautement toxiques dans l’Amérique figée des années 40 et 50. Et c’est avec cette société puritaine en revanche, que Richard Yates sort le vitriol, trop rigide, trop sévère, trop corsetée, ne laissant aucun chemin oblique pour les pelleteurs de nuages. Le romancier regarde Alice et Robert se débattre, sans bruit ni noirceur, indulgent à leurs faiblesses qu’il ne connaît que trop bien. 

 

Le Présent Défini
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