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Le Présent Défini
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24 août 2014

Du superflu... sauf les restes

41qRcEPZplLL’Unité (Enhet), roman de Ninni Holmqvist

Éditions SW Télémaque, 2011

Je finissais par désespérer… été parisien mouillé qui n’en finit pas, des vêtements d’automne ressortis dès le 18 août, des matins frileux où l’on retrouve des escargots sur ses fenêtres… et pas grand-chose à se mettre sous la dent côté musique, film, opéra ou bouquin. De déception en déconvenue, de désappointement en dépit bileux, j’ai tendu la main sans conviction vers ce qui devait être mon énième échec de la saison, le premier roman d’une suédoise née en 1958, nouvelliste et traductrice. Je lis habituellement peu les Scandinaves, à l’exception de Dreyer je préfère rester très éloignée de leur cinéma, trop souvent délétère, et je n’aime ni Grieg, ni Sibelius. Pourtant, je dois à Ninni Holmqvist une de ces improbables rencontres littéraires, une vraie secousse qui m’a laissée toute pantelante, le dernier paragraphe achevé. Il y a des romans qui émeuvent, qui séduisent, qui emportent, qui épouvantent et puis il y a ceux qui, l’air de rien, provoquent un séisme parce qu’ils posent simultanément un tas de questions très dérangeantes auxquelles on ne voudrait surtout pas répondre.

La romancière nous emmène dans ce qui pourrait être la Suède de demain, une société occidentale où la liberté individuelle et l’épanouissement personnel ne sont plus des valeurs de référence ; la primauté de la communauté, l’égalitarisme strict, le sacrifice de ses propres intérêts pour le bien de tous, sont devenus des corollaires du développement économique qui soutient le progrès du pays. Nul besoin de basculer dans un régime totalitaire, la Suède est toujours une démocratie qui a su faire valider par son peuple ce léger glissement d’idéal, en suivant un raisonnement très simple : si la société repose sur l’égalité de tous les citoyens, nul frein ne peut être mis en place à l’évolution de carrière des femmes. Donc, du partage à part égale du congé parental, on passe à la crèche obligatoire pour tous les enfants ; plus d’excuse pour à la fois ne pas procréer et ensuite travailler dur à l’enrichissement du pays. Cette abondance produite est alors partagée de manière équitable entre les citoyens, de manière à promouvoir la reproduction et la croissance. « Je vis et je meurs afin que le P.I.B. augmente ». Mais, quand la maladie, symbole criant de l’injustice, tombe au hasard sur les citoyens, l’état trouve la panacée suprême : utiliser les organes des superflus, ceux restés, volontairement ou non, en marge de cette obligation de procréation et d’enrichissement, au contraire des nécessaires. Á cinquante ans pour les femmes, à soixante ans pour les hommes, les superflus sont emmenés à L’unité, banque de réserve de matériel biologique, pour servir de cobayes, puis de donneurs d’organes, enfin pour accomplir le don final, qui saura redonner un sens à leur vie considérée stérile et égoïste. Moyen radical de traiter dans le même temps du déficit chronique des retraites et de la sécu.

Dorrit Weger, sans enfant, sans parent à soigner, sans richesse, peu rentable donc, fête ainsi son demi-siècle en passant la porte de cette cité du non-retour, gigantesque et hermétique blockhaus de verre truffé de caméras et de micros. L’État n’a pas lésiné sur le confort des résidents, l’Unité a tout d’un village de vacances luxueux avec spa haut de gamme, température et météo constante, soleil artificiel, gymnases, jardin d’hiver, atrium, bibliothèques, cinémas, boutiques, activités diverses de loisirs, fêtes de bienvenue et évidemment soins médicaux dernier cri. La vie de Dorrit ne lui appartient plus, d’autres ont posé sur elle un jugement sans appel.

On imagine alors découvrir ces cadavres en sursis révoltés, réfractaires, mutins, insoumis. Il n’en est rien, à peine un sentiment d’injustice affleure-t-il parfois. Car tout a été pensé pour conditionner ces pensionnaires et les priver de leurs instincts de survie, anesthésiant les envies de fuite. Dans le monde extérieur, les superflus sont souvent des intellectuels, des solitaires, des indépendants, pour qui concevoir, consommer et accumuler n’a aucun sens. L’unité leur donne pour la première fois l’occasion de faire l’expérience d’une solidarité, d’une complicité, d’une amitié forte basée sur une épreuve commune. Dans ce temps raccourci qui est donné à Dorrit, il devient urgent de rencontrer, de connaître, d’échanger, d’aimer et de vivre. Le mouroir classieux est paradoxalement un lieu créateur de bonheur ; qu’importe l’issue fatale programmée quand on découvre sur le tard la fraternité, l’entraide, et l’amour. Ces liens nouveaux, forts, sincères, piègent ces seniors qui vont droit à l’abattoir sans faire de bruit, de crainte d’effrayer les nouveaux arrivants.

Ce roman qui tient du Soleil Vert, de 1984, de l’Âge de cristal, de tous ces livres et films dont les utopies sont devenues cauchemars, met très mal à l’aise parce qu’il ne suit aucun des codes de la Science Fiction. Il nous demande par contre quel sens donner à une vie, à quelle aune estimer sa valeur, si nous savons vraiment ce qui nous appartient et ce que l’on devra rendre un jour, quelle est la place de la liberté si l’on veut garder une cohésion dans une société et si on peut renoncer sciemment à cette liberté pour le bien commun. L’égalité implacable peut-elle être un socle suffisant pour « le vivre-ensemble », le corps humain peut-il être réduit à un simple ensemble de pièces détachées que l’on recycle, jusqu’où aller pour générer toujours plus de profit, sommes-nous condamnés au pragmatisme économique, comment faire cohabiter éthique et capitalisme… il y a tout cela dans L’unité.

L’histoire récente de la Suède n’est sans doute pas étrangère à ces questions politiques, sociétales et philosophiques. En application des lois eugénistes de 1935 adoptées à l'unanimité par le Parlement et visant à empêcher la dégénérescence de la population, quelque 63.000 stérilisations ont été pratiquées entre 1935 et 1975.Les années 50 ont constitué une rupture, où l’on est passé "d'une majorité de stérilisations forcées à une majorité de stérilisations consenties, de l'application des théories eugénistes et de "préservation de la race" à un programme de « planification familiale et de cohésion sociale"*.  Glaçant !

* http://www.lexpress.fr/informations/suede-une-trop-parfaite-democratie_624334.html

 

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11 août 2014

Harlem passé au Noir

-Burke-Larue-New1-Jaune911 (Black Flies), roman de Shannon Burke

Éditions Sonatine, 2014

 

Il y a des corporations auréolées par essence de considération, mâtinées d’altruisme, d’humanité et de dévouement ; en sauvant leur prochain, les pompiers et les urgentistes incarnent les anges gardiens de la cité, bardés d’honneur et de prestige, toujours bienveillants envers les plus faibles. Mais on peut faire confiance aux romanciers et scénaristes made in US pour recadrer les images trop lisses. 911 est aux ambulanciers de New-York ce que Hill Street Blues et The Shield furent pour les commissariats des quartiers sinistrés des grandes villes américaines, une plongée peu ragoûtante dans la face cachée d’institutions « régaliennes » soi-disant exemplaires. Shannon Burke, ambulancier* à Harlem dans les années 90, livre une chronique perturbante de ce « sacerdoce », avec toute la sincérité du vécu et des expériences partagées. Pas étonnant qu’il donne à son double narratif le nom lourd de sens d’Ollie Cross**, bleusaille des beaux quartiers surnommé par les vieux briscards « mère Teresa », pétri d’empathie et de bonne volonté pour secourir toute la misère de cette zone oubliée. Cross a choisi ce coin pouilleux après avoir échoué à l’entrée de la fac de médecine, pour se sortir de la théorie du manuel, pour s’endurcir, se coltiner la médecine d’urgence de front, croisement entre le soldat et le secouriste : « nous étions comme des aides-soignants militaires en plein champ de bataille… l’expression ‘zone de combat’ revenait très souvent ». « Des rues sales, des stations de métro délabrées, des poubelles qui débordent, des rats, des terrains vagues, des immeubles condamnés et abandonnés, sans électricité…nous étions en sous-effectifs, nous disposions d’un matériel désuet qui fonctionnait à peine… ». Et la population locale est tout sauf reconnaissante, voyant dans ces hommes les représentants d’un État oublieux de leurs conditions de vie, conséquence des politiques socio-économiques désastreuses successives. Il faut dire aussi que le panel est gratiné : poivrots, toxicos, dealers, clochards, putes séropositives coupant le cordon ombilical de leur nourrisson avec un tesson de pipe à crack, vieillards crasseux et obèses bouffés par le diabète, malades mentales croquant des légumes mis au frais dans la partie la plus intime de leur anatomie***, flics de quartier corrompus et ultra-violents, cadavres très avancés, grouillant de vers, baignant dans leur liquide putride et couverts de blattes… secourir les habitants des districts de West Harlem et de Washington Heights a tout du châtiment, de l’auto flagellation. Violence permanente, détresse et suicide, racisme ordinaire, misère endémique, ingratitude des habitants, il faut s’habituer très vite à la souffrance pour enfiler des semaines de 70 heures, par grand froid ou sous la canicule des étés new-yorkais.

Alors on met très tôt en garde les jeunes recrues : « étant donné la suite sans fin de maladies, de misères et de morts qu’il doit affronter, le professionnel soignant s’habituera à la souffrance, y deviendra indifférent et finira même par la mépriser… un patient, c’est du boulot… l’indifférence est chose commune, les exemples de cruauté spontanées choses communes… vous en viendrez un jour à souhaiter la mort de quelqu’un, par simple paresse ».

Nul ambulancier ne peut faire de vieux os sous son uniforme ; coincés entre un quotidien sordide qu’ils prennent en pleine face et la mésestime imméritée des patients, les cadences infernales et un sérieux manque de moyens, les hommes de la Station 18 s’abîment vite. Les relations amicales ou amoureuses se distendent, se délitent, jusqu’à ne plus vivre qu’entre ambulanciers, comme un corps d’élite qui en a trop vu et qui vit désormais selon ses propres règles. Pas toujours très belles puisqu’aucune vraie fraternité ne lie les ambulanciers (sauf quand l’un d’eux finit avec une balle dans le caisson, une fois franchi le point de non-retour), très occupés à se tirer dans les pattes, à humilier les nouveaux, et à décider qui de leurs patients doit vivre ou mourir. On croise autant de cyniques et de narcissiques que de bienfaiteurs, penchés au-dessus des patients de Harlem : « lorsque vous croisez la mort tellement de fois qu’elle en devient banale, que vous êtes dévoré par la culpabilité d’être vivant parmi les morts, alors vous finissez par devenir parfaitement insensible… de cette indifférence, qui n’est que protection, découle un risque bien particulier du métier. Lorsque plus rien n’a de sens, y compris la vie ou la mort d’autrui, vous n’êtes qu’à un pas du mal. » Et certains ambulanciers le franchissent facilement. Quelques-uns aiment le pouvoir que leur donne la souffrance d’autrui et s’arrogent le droit de malmener des patients inconscients pour les punir d’être camés ou dealers, quand d’autres passent carrément la barrière, et laissent mourir un nouveau-né pour la simple raison qu’ils n’en peuvent plus. La froideur affichée s’est muée en désinvolture criminelle : on survit comme on peut, à la Station 18.

Shannon Burke livre une narration brute, sans chapitres, suite d’interventions toutes plus insensées les unes que les autres, support à l’évolution de son novice et de ses coéquipiers plus aguerris. L’auteur s’est visiblement sorti par l’écriture de sa plongée dans l’enfer des urgences et a su garder une grande part d’humanité envers ses personnages, donc de ses condisciples. Pas de délectation dans le sordide ou de morale à deux dollars, juste une tension qui s’amplifie, des drames humains qui se jouent et une tonalité gris-cendre qui flirte souvent avec le désespoir. Pour survivre quand on est urgentiste dans une zone de non-droit, il n’y a qu’un moyen de s’en sortir : en partir.

 

*L’ambulancier d’outre-Atlantique s’apparente aux urgentistes français du SAMU et du SMUR

** Sainte Croix

*** J’ai un peu de mal à manger du céleri branche désormais…

 

1 août 2014

Anvers - last but not least, le musée Plantin-Moretus

Á la joyeuse bande de l’imprimerie SEGO

Pour clore cette chronique anversoise, le lieu qui nous a secoué l’émotionnel, le must de la cité, le joyau unique, classé au Patrimoine mondial en 2005, la demeure musée de l’imprimeur Plantin, puis de son gendre Moretus et de sa descendance sur trois siècles (1549 - 1876). Même si les livres et l’imprimerie ne font vibrer en vous aucune corde sensible, vous serez émerveillé de déambuler dans une maison qui raconte l’histoire d’une dynastie, mais surtout celle de son fondateur, Christophe Plantin, autodidacte tourangeau exilé, imprimeur et éditeur, intellectuel, poète, érudit, humaniste, qui prêchait la tolérance religieuse à une époque où ce n’était pas chose admise.

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La modeste propriété acquise en 1576 va devenir le « Compas d’Or », agrandie, embellie, ennoblie au fil du temps, à la fois lieu d’enracinement d’une famille puissante et immensément riche, mais surtout siège d’une production livresque exceptionnelle. Il est très émouvant de traverser aujourd’hui les ateliers, la fonderie, la réserve des caractères, la chambre des correcteurs, la salle des presses, matériaux d’origine restés en l’état, tels qu’ils existaient dans la première moitié du XVIIème siècle. L’univers de l’imprimerie « moderne » m’est familier puisque j’ai commencé ma carrière professionnelle au sein d’un grand groupe qui gérait toute la chaîne graphique. Mais ces « chefs de fabrication » - on ne dit plus beaucoup « imprimeurs » -  rompus au gigantisme des rotatives offset assistées par ordinateurs, étaient très respectueux du savoir-faire séculaire. Comme ma pomme, ils seraient restés bouche bée devant ces poinçons, ces matrices, ces moules, ces caractères, ces alphabets Garamond ou Granjon. On se penche sur les casses comme sur des coffrets à bijoux, pour admirer les caractères musicaux, gothiques ou grecs, aussi délicats que de l’orfèvrerie. On tourne autour des châssis des presses en bois, on imagine les compositeurs, les typographes à l’ouvrage, même si nulle odeur d’encre ne flotte plus dans l’atelier. On s’est à peine remis de nos émotions, que l’on gagne les salles consacrées aux illustrations, donc à la gravure sur bois et aux deux variantes de la gravure sur cuivre, l’eau-forte et le burin. Les esquisses, les bois, les plaques de cuivre sont précieusement conservés, car Plantin fut le pionnier européen de la gravure sur cuivre, en tant qu’illustration du livre, ce qui lui permit de publier des traités médicaux agrémentés de planches anatomiques. Les ateliers compteront jusqu’à 39 dessinateurs, 24 graveurs sur bois et 55 graveurs sur cuivre, parmi les meilleurs maîtres d’Anvers (dont Rubens, of course).

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Au premier étage de la maison, on traverse plusieurs bibliothèques absolument renversantes : il ne s’agit pas uniquement de la production maison mais des achats réguliers de Plantin ; incunables, publications d’imprimeurs concurrents, manuscrits précieux… c’est son petit fils, Balthasar Moretus, bibliophile averti, qui enrichit le fonds, en le faisant évoluer vers une bibliothèque privée de haute volée et pluridisciplinaire. Ses descendants poursuivront l’investissement à la fois intellectuel et financier, jusqu’à compter 9 000 volumes : livres religieux, enluminures, atlas, cartes, dictionnaires, encyclopédies, traités de botanique, de médecine, d’architecture, … on s’émerveille dans chaque salle. 

Les pièces les plus anciennes ont gardé leur côté austère ; boiseries, murs habillés de cuir sombre, fenêtres à petits carreaux aux volets de bois, lourdes tapisseries, plafonds à poutres apparentes, parquet craquant… on plonge durant quelques heures dans un autre siècle, où un imprimeur intrépide devait, sur ordre, mettre sous presse l’index des livres interdits par le gouverneur des Pays-Bas espagnols, mais continuait à faire sortir de ses ateliers ces mêmes ouvrages prohibés, par fidélité à ses convictions. Á l’époque, cette résistance à la censure était considérée comme un acte de trahison, passible de la peine capitale. S’il n’y avait qu’une seule raison d’aller saluer Christophe Plantin…

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