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Le Présent Défini
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10 août 2011

Madame de…

de2Max Ophuls - 1953

Qu’est-ce qui différencie un vieux mélo suranné d’un grand film qui resplendit encore plus d’un demi-siècle après sa sortie? La grâce. Si Max Ophuls a consacré tant de films à des portraits de femmes, c’est qu’il est passé maître dans l’art de filmer leur complexité. Chez lui, les hommes font corps avec leur époque, en acceptent les codes et se plient aux exigences sociales, les femmes s’y opposent et rejettent les conventions qui les étouffent. Mais le prix à payer est alors exorbitant. La comtesse Louise de… va mettre à mal les petits accommodements de sa classe, choisir de suivre ce que lui dicte son cœur plutôt que les règles établies, mais elle sera broyée par les bas compromis de sa caste.

La comtesse est au début du film une parfaite femme du monde, coquette, frivole, inconstante, qui brille dans les bals et fait chavirer les cœurs. Son mari, qui lui aussi s’occupe hors des liens du mariage, accepte cet état de fait avec amusement : du moment que tout le monde joue selon les règles établies, les convenances sont sauves. Mais Madame de… va croiser le baron Fabrizio Donati, et s’en éprendre. La valse légère va faire place au drame. La comtesse se donne en spectacle, s’évanouit en public, fuit pour tenter d’éteindre les sentiments qui la submergent puis finit par les accepter. Qu’importe ce que les autres peuvent dire derrière son dos, elle rentre, s’affiche avec le Baron. L’être humain singulier s’est enfin éveillé sous le mensonge de la femme futile formatée. Mais le monde auquel elle appartient ne va pas admettre que l’on brise les codes. Le comte va séparer les deux amants. Madame de… s’enfonce alors dans la dépression et la maladie. Son mari refuse de croire en sa sincérité : « le malheur s’invente » et comprend trop tard qu’elle est perdue. Son dernier sursaut d’orgueil le pousse à provoquer le baron dans un duel à mort pour mettre définitivement fin à cet amour qui le dépasse.

La comtesse est tellement prisonnière du joug social qu’elle est incapable d’exprimer à Donati ce qu’elle ressent. La plus célèbre réplique du film « je ne vous aime pas, je ne vous aime pas », murmurée plusieurs fois au baron telle une femme qui se noie dans une passion destructrice est un aveu déchirant du combat intérieur auquel elle doit faire face. Admettre son amour pour cet homme, serait faire voler en éclat tout ce qui portait son existence.

L’objectif de Max Ophuls accompagne le trio (Danielle Darrieux, Charles Boyer et Vittorio de Sica) avec de longs travellings, des mouvements amples, un montage fluide qui lient les séquences entre elles. Les boucles d’oreilles de la comtesse passent de main en main dans une ronde folle, la comtesse et le baron voient leur amour naître pendant les bals où la caméra suit les danseurs dans une longue et unique valse qui durerait toujours, le film s’ouvre et se referme sur une même séquence tournée dans une église où venait prier la comtesse : la boucle est bouclée, Madame de… n’a pu s’échapper.

 

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2 août 2011

Les Yeux Noirs (Oci ciornie)

 

les_yeux_noirsNikita Mikhalkov – 1987 – Prix d’interprétation pour Marcello Mastroianni au Festival de Cannes / DVD 2010

Enfin il est possible de redécouvrir ce très beau film, presque 25 ans après sa sortie en salle. Et force est de constater que le film a très peu vieilli : sans doute parce qu’il raconte une histoire immuable, celle de la lâcheté des hommes, de leurs trahisons, de leur laideur .Celle-ci est filmée par un virtuose qui embringue le film dans des directions très différentes (la comédie, le burlesque puis le drame) et portée par un casting de légende : un serveur vieillissant qui travaille sur un bateau (Romano), rencontre un voyageur russe et entreprend de lui raconter ses amours malheureuses avec une de ses compatriotes, séduite dans une ville d’eau puis abandonnée. Ce qui commence comme une échappatoire à la beuverie en solitaire d’un séducteur déclinant ravi de prononcer crânement le seul mot de russe qu’il a retenu, va devenir au fil des confidences une mise à nu d’une âme veule et méprisable. Le personnage joué par Mastroianni aura tout raté dans sa vie : jeune architecte, il se marie avec une riche héritière et oublie rapidement ses velléités de créations urbaines au profit d’une vie confortable, pratique et soporifique. Il s’en échappe comme un enfant, en dormant en douce après avoir esquivé des soirées assommantes ou en faisant le pitre devant les invités. Il s’invente des pathologies insolites pour quitter la maison romaine où il étouffe et se rend dans une station thermale, son emploi du temps rythmé par ses conquêtes féminines : une vie facile et légère, sans conséquence. Mais il va croiser une jeune femme russe (Anna) mariée à un homme qu’elle n’aime pas, droite, honnête, fragile et sensible, qui va croire  à tous les bobards du joli cœur. Elle s’enfuit après lui avoir cédé, lui laissant une lettre d’amour qui va bouleverser la vie de ce séducteur ; il la suivra jusqu’en Russie, la retrouvera, lui promettra de revenir définitivement après avoir tout avoué à sa femme et qui bien évidement ne réapparaîtra jamais.

Je ne vois pas quel autre film montre une telle chiffe, un couard pareil, dont la vie n’est qu’une série de traîtrises. Mastroianni s’engouffre dans le personnage avec jubilation, en fait des tonnes, cabotine, épaissit le trait, joue comme grisé par la bassesse de son personnage. Car dans sa vilenie, Romano est toujours sincère, il n’a aucun scrupule à mentir, tricher puisque de toute façon ses actes n’auront pour lui aucune conséquence dommageable. Comme un petit garçon que l’on a sans doute empêché de grandir, il reste prisonnier de son propre bien-être, de son confort, semble imperméable aux préoccupations de ses proches, au mal qu’il leur fait. Au lendemain de la seule nuit qu’il passe avec Anna, totalement anéantie par sa propre faiblesse, Romano ne voit rien de son désarroi, continue de plaisanter tout en bâfrant sa pastèque, insensible à tout ce qui est étranger à son plaisir personnel. Et pourtant cette femme lui dit en russe qu’ils ne se reverront jamais, mais il ne l’écoute pas.

La fuite de Romano en Russie à la recherche de cette femme qui est son contraire, a tout de la panique de l’adolescent exalté : sous un prétexte totalement improbable, il traverse la Russie, croise des personnages comme sortis d’un roman de Gogol (les fonctionnaires imaginent des histoires à dormir debout pour éviter de signer son autorisation d’avancer dans le pays), ne tient pas la vodka, danse avec des tsiganes, saute à pieds joints sur des carrés de verre incassable devant des dignitaires ébahis, traverse la steppe sur une carriole en compagnie d’un contestataire du régime, tout cela à cent à l’heure comme la course effrénée de quelqu’un qui ne veut pas réfléchir à ce qu’il fait, presque effrayé de sa propre audace. Les retrouvailles avec Anna est une des plus belles scènes du film : avertie par son mari qu’un étranger arrive d’Italie et qu’il faut le recevoir, elle se dérobe, décampe, cavale pour ne pas croiser l’homme qu’elle aime toujours mais à cause de qui elle est parjure à ses liens du mariage. Et Romano, de la poursuivre, comme un chasseur qui traque sa proie, ne lui laissant pas de répit, jusqu’à l’acculer dans un poulailler où il lui promet qu’il reviendra pour de bon.

Bien sûr, il ne dira rien à son épouse légitime, la seule capable de lui offrir une vie facile. Celle-ci pourtant a tout compris des raisons qui ont poussé son mari à partir précipitamment pour Saint-Pétersbourg. Et quand elle lui demande calmement et presque maternellement de ne pas lui mentir et de faire preuve une fois dans sa vie d’honnêteté, il se défile, nie avec aplomb et trahit dans un sourire celle à qui il jurait un amour éternel quelques semaines plus tôt.

A l’opposé de cet immature, les femmes du film possèdent une lucidité acérée doublée d’une immense capacité d’aimer. La femme de Romano, jouée avec une classe toute viscontienne par Sylvana Mangano, n’est en rien une épouse fortunée froide et raide. Elle aime toujours autant son mari, ne regrette pas ce mariage pour lequel elle a dû batailler, le défend devant les perfidies de sa propre famille, aime cette légèreté et cet anti-conformisme qui lui sont tellement étrangers. Mais elle sait aussi qui elle a épousé, un petit garçon capricieux qu’elle a trop protégé et qui ne changera plus. Elle est responsable de cette inertie, de cette paresse et n’a pas l’indécence de le lui reprocher.

C’est Anna, (délicieuse Elena Safonova) qui va payer le prix fort des caprices de Romano. Prisonnière d’un mariage d’argent avec un rustre, elle accueille cet homme si différent, attentif, gentil, séduisant, comme un assoiffé un verre d’eau. Anna s’épanouit, sourit, puis rit aux éclats devant la drôlerie et les histoires invraisemblables de Romano. Mais elle sait aussi mettre fin à cette histoire car elle lit très bien dans le jeu de cet homme qui n’avait qu’un but : la faire chuter. Elle a compris qu’elle ne doit rien attendre d’un grand gamin désinvolte qui savoure un petit mot de russe comme il sucerait une sucrerie. D’ailleurs elle ne lui demande rien, elle le quitte pour ne pas (trop) souffrir.

Le voyageur russe qui a écouté l’histoire de Romano va lui opposer à la toute fin du film une autre conception de la vie : fidèle, loyal à son unique amour, il a courtisé une femme durant de longues années en attendant qu’elle perçoive sa bonté et la sincérité de ses sentiments et qu’elle l’épouse enfin.

Romano, va alors baisser le masque, concéder avec une sincérité bouleversante « que sa vie n’a été qu’une mauvaise copie » et qu’il n’a plus rien, si ce n’est le souvenir de la berceuse que lui chantait sa mère, le visage de sa femme la première nuit et les brumes de Russie. Il aura tout reçu, rien donné et tout perdu.

25 juillet 2011

L'Éternité et Un Jour (Mia eoniótita ke mia méra)

 

413383_l_eternite_et_un_jour_de_theo_637x0_2Theo Angelopoulos – 1998 – Palme d’Or du Festival de Cannes

 « L'Éternité et Un Jour » fait partie de ces films que l’on redoute un peu d’affronter, tant la réputation de son auteur paralyse : rigueur intellectuelle, références culturelles indéchiffrables pour qui n’est pas grec, œuvre élitiste et aride, voire carrément hermétique, artificielle et fumeuse, pour les plus récalcitrants à la démarche cinématographique d’Angelopoulos. Et pourtant, ce film est certainement le plus accessible, le plus simple du réalisateur : que faire quand on sait que le jour qui se lève sera notre dernier ? Alexandre, écrivain vieillissant à qui Bruno Ganz prête son épaisseur, a déjà capitulé et referme un à un tous les éléments qui ont composé sa vie, avant de rejoindre un hôpital dont il ne ressortira pas. Il fait alors le constat saumâtre d’une vie ratée : il laisse une œuvre incomplète, des travaux au stade d’ébauche, des lambeaux de phrases. Il n’a pas su non plus instaurer un dialogue avec sa femme aujourd’hui disparue ni lui consacrer le temps qu’elle lui demandait, un jour, juste un jour pour elle seule. Le temps a fui et il ne laissera rien d’achevé derrière lui.

Cette journée qui s’annonçait aussi froide et triste que peut l’être un dimanche d’hiver à Thessalonique, lestée du poids des souvenirs qui s’imposent à lui, n’aura pourtant rien d’une tombe qui se referme. Un dernier voyage, tant intérieur que réel, va bouleverser ses certitudes. Sa route va croiser celle d’un petit Albanais, un de ses mômes de la rue que traque la Police. Alexandre le sort des griffes des mafieux, le nourrit, tente de le ramener en Albanie, refuse de le lâcher tant qu’il n’est pas persuadé de l’avoir mis en sûreté, lui trouve un bateau et le laisse partir.

Le garçon, de son côté, lui aura donné trois mots pour le remercier et le réconcilier avec sa vie, comme autant d’oboles qui font sens pour le grand passage. Le poète grec Dionysios Solomos, revenu à Zante après des études en Italie sans plus savoir un mot de sa langue natale, achetait aux habitants des mots pour écrire ses poèmes. Comme lui, Alexandre va renouer avec l’existence  avec des mots simples de sa propre langue : il doit admettre qu’il est un exilé (« Xenitis »), un étranger à sa propre vie qu’il n’a pas vécue, trop accaparé par ses travaux littéraires et que cette dernière journée a tout d’une ultime odyssée pour trouver des réponses, si douloureuses soient-elles, à cette impossibilité de communiquer avec les autres. Mais Alexandre doit aussi être conscient de l’amour que sa femme lui a porté, des mots tendres qu’elle lui a adressés (« Korphoula mou »). Il ne doit plus méconnaître ces sentiments mais les prendre en compte comme une extraordinaire richesse. Enfin, le garçon, lui rappelle que cette prise de conscience vient bien tard (« Argadini »), que tout est joué depuis longtemps, qu’il ne peut plus changer sa vie. Il ne sert plus à rien de se raidir contre cette vie passée trop vite et trop mal, trop seul. Alors le temps d’un plan séquence d’anthologie, Alexandre retourne dans la maison qui sera détruite demain, ouvre une fenêtre et retrouve les souvenirs d’une journée de septembre datée de trente ans, se mêle à la foule de ses amis et de sa famille, pour une dernière valse lente avec sa femme à qui il parle enfin. Non, il n’est pas encore trop tard.

La fluidité des plans, la lenteur de la caméra qui semble toujours glissée, les travellings très élaborés, les cadrages au cordeau, les lumières soignées, font de ce film un grand moment de cinéma : les spectateurs asservis désormais au rythme syncopé des réalisations américaines auront peut être du mal à suivre cette mobilité si lente, si contemplative. Théo Angelopoulos maîtrise sa caméra, mêle présent, passé et futur sans heurter la trame narrative, avec une simplicité évidente. Et l’on suit alors Alexandre, dans ce balancement régulier entre le réel et le rêve, le présent et les souvenirs,  la ville sinistre et cette plage en été, cette vie qui a disparu si vite et le temps enfin retrouvé.

S’il sait bien évidemment filmer le Nord de la Grèce comme personne, rendre ses pluies, son brouillard, sa mélancolie grise d’une poésie déchirante, il sait aussi imaginer des atmosphères oniriques, des images fulgurantes de beauté qui viennent déchirer l’écran, telle cette frontière albanaise cauchemardée par Alexandre, tendue d’un haut grillage auquel s’agrippent des individus immobiles comme autant d’être humains déjà morts, sous un ciel plombé, étouffé de neige sale. La palette des gris, la lumière, nous emmènent chez Dreyer, comme l’un des premiers plans de la plage durant l’enfance d’Alexandre nous entraîne vers Visconti.

Ma seule déception viendra d’une bien piètre musique de film, une scie redondante qui lorgne vers Chostakovitch, se voulant nostalgique mais en fait épouvantablement commerciale.

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