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Le Présent Défini
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13 décembre 2013

Expo Cocteau au Musée des Lettres et Manuscrits *

JC

Y’a comme un goût de trop peu au 222, boulevard Saint Germain. Que les acquisitions du Musée soient présentées au public est une très belle chose mais encore faut-il nourrir, étonner, désarçonner le visiteur, surtout lorsque un poète est à l’honneur, du genre à courir à contre-courant et à prendre les poncifs à rebrousse-poil. La plus belle exposition Cocteau reste, selon moi, celle organisée à Évian au printemps 2010, copieuse rétrospective de 450 œuvres, dans une mise en scène théâtrale très inspirée. Déambuler dans de petites alcôves tendues de rouge, s’immerger dans un univers singulier, ricocher de surprises en imprévus, était euphorisant.

Aujourd’hui, le banquet est plus frugal, voire frustrant. L’intitulé a d’ailleurs tout du lieu commun « Jean Cocteau le magnifique. Les miroirs d’un poète ».  Pour saluer un homme qui avait le don de la formule qui claque, on aurait pu se décrasser un peu les neurones. Les commissaires de l’exposition sont restés au milieu du gué, hésitant visiblement entre une présentation grand-public (scénographie chronologique, focus sur les grands classiques, cloisonnement des disciplines) et une volonté de mettre en valeur des inédits, des pièces rares et jamais exposées. Les néophytes passeront à côté des œuvres maîtresses, l’audace des dessins du Mystère de Jean l’Oiseleur ne leur sautera pas immédiatement au visage et le papier jauni des lettres à Jeannot Marais ne les tourneboulera pas outre-mesure, mais ils seront avant tout frustrés de voir résumer Cocteau à une vingtaine de pupitres qui n’éclairent en rien la complexité et les métamorphoses du poète. Les familiers de l’œuvre maugréeront devant les redites, les généralités, et les reconstitutions tape-à-l’œil, tout en se jetant fiévreusement sur les manuscrits autographes, les dessins inédits et les lettres originales avec une authentique émotion. Et il y a bien du sang neuf dans cette exposition réduite par la taille mais on se doute bien que le Musée a planqué d’autres trésors au profit de pièces inutiles et ressassées. Pourquoi mettre en valeur des affiches de films connues de tous quand on doit mettre genoux à terre pour boire des yeux des dessins jamais montrés ? Des poèmes à Marais, que nous récitions ados comme des talismans,  un seul et unique est exposé (quatre vers en tout)… quelle déception ! Il fallait un peu d’audace, de partialité pour n’exposer QUE du jamais vu et de l’exceptionnel, comme ces feuillets du manuscrit des Parents Terribles, où Cocteau oscille entre plusieurs titres, dessine les plans des décors et jette ses premières notes. Et comme il est impossible de tourner les pages du script de La Belle et la Bête, dont les quelques dessins originaux visibles m’ont mise en effervescence, on regrette que des copies des autres pages ne soient pas accessibles, au lieu de mobiliser un espace pour l’Eternel retour, qui est tout sauf un chef d’œuvre. A vouloir ratisser trop large, les choix du Musée chagrinent : je ne résiste pas d’ailleurs à recopier la phrase sidérante de Gérard Lhéritier, Président du Musée des Lettres et Manuscrits, dans le dossier de presse, qui en dit long : « Jean Cocteau demeure aujourd’hui une référence, une source d’inspiration inépuisable pour nombre de créateurs, de Jean-Luc Godard à Arielle Dombasle. » Je ne sais pas s’il faut en rire…

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* Jusqu'au 23 février 2014

 

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28 novembre 2013

Cocteau en son jardin

101689-jean-cocteau-palais-royalCes quelques instants de grâce arrivent quatre ou cinq fois par an, guère plus : à pratiquer une ville à outrance, on finit par ne plus rien voir, ne plus rien ressentir, stigmatisant sans relâche les défauts inhérents à toutes les capitales européennes : on a pour Berlin, Londres ou Rome les yeux de Chimène, mais on étrille furieusement Paris, parce qu’on y vit (mal) au quotidien, qu’on y travaille (trop) et que ces disgrâces finissent par l’emporter sur ses charmes. Surtout parce que l’on oublie bien souvent de lever le regard, de prendre son temps, de la contempler tel un visiteur qui la rencontrerait pour la première fois.

Il suffit parfois de bouleverser ses habitudes matinales pour que votre cité vous offre un joli moment, inattendu mais juste-à-propos, comme pour vous récompenser d’être sorti de vos sentiers rebattus. Bien m’en a donc pris ce matin d’être arrivée par le Palais-Royal et d’avoir traversé son jardin, pour éviter le bruit et la fureur de l’avenue de l’Opéra, mugissante dès potron-minet. Le Conseil Constitutionnel, la Comédie Française, le Conseil d’État et le Ministère de la Culture ceignent  ce grand rectangle de verdure, que l’on traverse après s’être fait décoller la rétine par l’attentat visuel du damier des colonnes de Buren, fichées dans la cour d’honneur.

 Mais ensuite, on déambule sous les arcades comme dans un cloître, le silence troublé par le jaillissement de l’eau de la fontaine du bassin. Paris est définitivement pour moi une ville de l’hiver, doucement révélée par cette lumière laiteuse des aurores frileuses. L’humidité de la Seine toute proche baigne souvent les bâtiments du quartier d’un voile brumeux, à peine dissipé par les premières lueurs du jour. Les quatre doubles rangées de tilleuls, pas encore totalement dégarnis, allument d’ocre et de vert pâle la lactescence des façades rectilignes, humides du crachin matinal.

 

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Et au beau milieu du jardin encore tranquille, le visage de l’ami Cocteau est apparu en noir et blanc, comme sorti de chez lui pour humer l’air du temps.

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Pour saluer l’anniversaire de sa disparition, quelques photos du poète ont été disposées sur un support rectangulaire*, évoquant ses années passées ici, côté Montpensier, et ses fenêtres qui s’ouvraient sur le Palais-Royal. Il ne s’agit en aucun cas d’une vraie exposition qui nécessite le détour mais d’un plaisant clin d’œil qui ravit les coctaliens, lorsqu’ils s’y cognent par hasard. Toutes les photos sont connues, rien de bien nouveau mais la rencontre donne l’impression de croiser un vieil ami, de retour en son royaume, après une trop longue absence.

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* Jusqu'au 12 janvier 2014

 

23 novembre 2013

One way to hell... Pollock

9782226240002gLe Diable, tout le temps (The Devil All The Time), roman de Donald Ray Pollock

Éditions Albin Michel, 2012

Traduction Christophe Mercier

 

«Par moi on va dans l’éternelle douleur, Par moi on va parmi la gent perdue…Vous qui entrez laissez toute espérance ». Si Dante situe sa Cité des Peines aux portes du Premier Cercle de l’Enfer, Donald Ray Pollock désigne Knockemstiff, commune rurale de l’Ohio, trou du cul du monde et trône désigné d’un Diable souverain. Force est de constater qu’il existe pour l’auteur, des lieux où le Ciel semble ne plus répondre, trop occupé ailleurs ou lassé des mensonges des Hommes. Á moins que le Diable eût raison de jouer Job perdant et que Dieu dépité s’en soit retourné à ses affaires depuis des lustres. Seule certitude, le mal s’est installé dans l’Ohio comme une gangrène sournoise, grignotant les confins du Midwest, jusqu’en Virginie-Occidentale.

Publié après un recueil de nouvelles, ce premier roman de Pollock est un coup de maître, un trente tonnes dans le buffet, un uppercut qui laisse knock-out, salué en chœur par une critique et des lecteurs qui ont bien du mal à se remettre ensuite d’aplomb. On ressort assez crasseux de cette plongée dans la fange, mal à l’aise ou carrément effrayé, comme si on nous avait passé en boucle Délivrance. Pas de duel au banjo saccadé, le thème du livre raisonnerait plutôt d’un cantique très dévoyé. Car le diable a planté sa fourche dans un bled perdu, où la seule dévotion fanatique tient lieu de code civil : le puritanisme extrême, la bigoterie, l’ascétisme dévié ont enfanté la bêtise, la cruauté, la corruption, des prédateurs sexuels, des meurtriers vicieux, un défilé hideux de pervers, toute une pleine communauté nocive et délétère qui macère dans sa boue. Qu'elle est obscène cette Amérique profonde ! Pollock suit durant deux décennies (de la fin de la guerre au milieu des années soixante) une poignée de personnages aux destins mêlés, qui courent tous à leur perte, comme des créatures dégénérées et impuissantes, se jetant immanquablement d’une falaise. Et l’inventaire est franchement vomitif : deux prédicateurs cousins, Roy et Théodore, le premier meurtrier, le second pédophile, l’avocat voyeur et pourri Henry Dunlap, Lee Bodecker, le shérif aux mains souillées de sang, Sandy et Carl, couple d’exterminateurs qui torturent et massacrent de jeunes auto-stoppeurs lors de leurs virées sur les routes, Preston Teagarden, pasteur contrefait qui dépucèle à la chaîne les très jeunes filles de sa paroisse et William Russel, rescapé traumatisé de la guerre du Pacifique, qui cloue des carcasses d’animaux morts sur des croix en aspergeant de leur sang un autel de prière, avant de tâter du sacrifice humain. 370 pages de cauchemars.

D’autant que ce joli catalogue de dénaturés n’a pas forcément conscience de basculer de l’autre côté : ils ont l’intime conviction d’avoir une ligne directe avec Dieu et d’agir en son nom. Théodore boit de la strychnine pour éprouver sa foi, Roy trucide sa femme parce que Dieu lui a confié le pouvoir de la ressusciter, Carl ne sent la présence divine qu’en donnant la mort, Preston Teagarden verse dans la corruption de mineurs pour se repentir de quelque chose le moment venu, et aller ainsi au Paradis… on peut être le pire salaud et avoir sa part d’humanité. Après tout, ils ne sont pas les premiers, ni les derniers, à tuer au nom de Dieu…

Pas de Justes dans cette pestilence ? Si, mais ils se pendent, ou finissent dézingués au tournevis.

Qu’est-ce qui empêche alors le lecteur de repousser cette noirceur extrême et désespérée, de refermer ce livre nauséabond ? En premier lieu, une authentique écriture, posée, tenue, bridée, qui ne verse jamais dans la fascination du crime et dans des descriptions hypnotiques des atrocités commises. Bien souvent, la plume de Pollock s’arrête avant et reprend ensuite. C’est le lecteur qui imagine, qui construit, qui visualise ce que le romancier refuse de mettre en mots. Pollock nous met alors en porte-à-faux en nous renvoyant à notre propre inclination pour la monstruosité et le vice. Très inconfortable.

Il faut dire aussi que l’auteur, issu de ce même creuset, de cette même terre, attache ses personnages à leur milieu d’origine : Roy, Théodore, Sandy et les autres ne sont pas l’incarnation du mal par principe ou par goût, ils sont issus d’une histoire, d’un lieu, d’une certaine american-way-of-life subie. Tous les habitants de ces localités reculées sont plus ou moins parents, rejetons abâtardis, souvent arriérés, bref prédéterminés aux comportements déviants. Ils naissent perdus d'avance, dans des foyers pauvres et frustres, où règnent violence, alcoolisme, misère, et arrêtent l’école à seize ans pour ramener quelques dollars à la maison. Les gars travaillent à l’abattoir de porcs ou à l’usine de papier qui sent l’œuf pourri, les filles se font culbuter trop tôt, se cognent au mépris, à la vulgarité, à la sauvagerie des hommes. Un monde sans lumière, sans espoir, sans bonté, sans amour, sans culture, contraint les personnages à la survie, à n’importe quel prix, si infâme soit-il. Et c’est pourquoi Pollock ne juge jamais ses personnages et n’assène aucun discours moralisateur. Pas besoin d’attendre le trépas pour goûter des atrocités à l’odeur de soufre, l’enfer est ici-bas, sans rédemption possible.

 

3 novembre 2013

Est-ce ainsi que les hommes vivent... Richard Yates

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Un destin d’exception (A Special Providence), roman de Richard Yates

Éditions Robert Laffont, 2013

 

J’ai fini par comprendre pourquoi chaque livre de Richard Yates me laisse fissurée comme un vieux vase ; en sourdine, l’air de rien, sa plume érafle, raye, griffe la vie des petites gens aux illusions trop vastes, rattrapées par la vérité grinçante de leurs échecs successifs. Un peu comme un Simenon yankee qui ausculterait la vie médiocre de ses contemporains, à pas plus feutrés, en soulevant légèrement le couvercle pour les laisser respirer, sans les alourdir de sa propre angoisse. Moins lugubre, moins délétère, même si ça grince aussi passablement aux jointures.

Disparu en 1992, Richard Yates a tout de ces romanciers maudits, infortuné gratte-papier radié, effacé, évanoui des librairies américaines, réédité en France par Robert Laffont dans l’indifférence générale. On doit à Kate Winslet et à Sam Mandes sa sortie du purgatoire, avec l’adaptation au cinéma de Revolutionary Road, en 2007. L’Amérique n’aime pas les perdants, les désenchantés, ceux qui contredisent les mythes. Alors Richard Yates devait disparaître pour ne pas contrarier les grandes espérances. Pas étonnant qu’il ait fallu attendre la première toux d’un Oncle Sam mal en point pour le voir rappliquer, jubilant d’outre-tombe.

Dans ce roman paru en 1965, Yates évoque, à peine dissimulé sous son personnage, son enfance soldée, passée auprès d’une mère divorcée un peu détraquée, et son engagement à 18 ans comme soldat de première classe, envoyé en Europe avec des illusions très vite remisées. La fuite en avant permanente, le trouffion Robert Prentice n’aura connu que cela, trimbalé toute sa jeunesse comme un meuble, par une mère pétrie de rêves hors d’atteinte et d’ambitions artistiques excessives. Qu’importe qu’Alice Prentice soit une sculptrice médiocre, elle croit en son destin, qui ne peut être que gloire, amour et fortune. La dégringolade sera tumultueuse, jalonnée de dettes, de déménagements à la cloche de bois, de chambres d’hôtels miteuses, d’humiliations, de liaisons bancales, d’amitiés surfaites mais en dépit de tous les camouflets, Alice y croit encore et toujours ; sacrifier son mari et l’avenir de son fils à ses aspirations, lui semble un bien modeste prix à payer. Monstre d’égoïsme, nocive et manipulatrice, elle se nourrit de chimères, refusant une cruelle réalité qui détruirait la construction mentale qui la tient debout. Sa vie ne peut être cette succession de revers, de déconvenues, de portes qui se referment, alors Alice la réécrit, l’embellit, la sur-joue et finit par se persuader de sa véracité jusqu’au vertige.

La guerre sera pour le jeune Robert la seule échappatoire possible ; partir loin, en finir avec les jours d’angoisse et d’avanie, mettre un océan entre cette génitrice timbrée et lui, pour enfin exister, respirer et devenir un homme. Mais on n’échappe pas à la fatalité et la dérobade hâtive se solde aussi par de sérieuses déconvenues. Fin 1944, les jeux sont déjà faits et c’est un peu tard pour espérer récolter les lauriers de la bravoure : d’autant que Robert Prentice, avide de camaraderie collante et de reconnaissance, excelle en maladresses, et devient vite une plaie pour sa compagnie : empoté, décalé, il perd constamment sa division, s’endort pendant ses tours de garde, peine à comprendre les ordres et ne participe à aucun combat. La vie, puis la guerre glissent à côté de lui sans l’atteindre, spectateur transparent, inepte à saisir à bras le corps les opportunités qui passent à sa portée.

La défaite permanente, tous les personnages de Yates s’y heurtent comme des abeilles contre la vitre, sans comprendre que les chimères extravagantes sont hautement toxiques dans l’Amérique figée des années 40 et 50. Et c’est avec cette société puritaine en revanche, que Richard Yates sort le vitriol, trop rigide, trop sévère, trop corsetée, ne laissant aucun chemin oblique pour les pelleteurs de nuages. Le romancier regarde Alice et Robert se débattre, sans bruit ni noirceur, indulgent à leurs faiblesses qu’il ne connaît que trop bien. 

 

20 octobre 2013

Saint Marcel et le Prince frivole

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Proust contre Cocteau, essai de Claude Arnaud

Éditions Grasset, 2013

 

Il y a dix ans, Claude Arnaud lançait un gros pavé de 750 pages dans le champ stérile des mandarins racornis, des têtes d’œuf inflexibles, qui persistaient à maintenir Cocteau hors du cercle très fermé des grands écrivains du XXe siècle : trop fantasque, trop ondoyant, trop inconstant, voire même inconsistant. Pour la groupie que je suis depuis mes années lycée (toute ma génération sait ce qu’elle doit à Claude-Jean Philippe et à son Ciné-club, post-Apostrophe, -  le virus Cocteau s’attrapant ado, bien souvent par son cinéma), observer Claude Arnaud extirper le poète d’injustes limbes où le maintenait une certaine critique bâtée, tenait de la béatitude. Aujourd’hui, c’est avec la même allégresse que l’on referme l’étude consacrée aux relations bancales que Cocteau et Proust tressèrent et dénouèrent durant douze années ; au monolithe livresque sacré d’un écrivain devenu idole intouchable, Claude Arnaud oppose la générosité, l’humanité d’un funambule en perpétuelle métamorphose. Et au-delà du croquis croisé, de cette promenade dans les salons mondains du faubourg Saint-Germain, et de la galerie de portraits qui nourrirent l’inspiration des deux auteurs, c’est avant tout une certaine idée de la création que défend Claude Arnaud : au nom de quelle morale sacrificielle vivre et écrire seraient-ils incompatibles ?

Au tournant 1909/1910, Lucien Daudet joue les intermédiaires et présente le chantre précoce de la poésie à un Marcel Proust déjà cloîtré, besognant une œuvre gigantesque à laquelle personne ne croit vraiment : à quarante ans, le romancier est encore en gestation tandis que D’Annunzio, Edith Warton tiennent le cadet pour un prodige, Jacques-Émile Blanche pour un génie, et que Proust personnellement le fête comme l’écrivain accompli que lui-même n’imagine pas devenir un jour. Même goût de la dérision, même connaissance intime de la vacuité des salons, même humour caustique, même hypersensibilité et si Cocteau l’embarrasse parfois, c’est qu’il se revoit avec vingt de moins, courant vers les mêmes impasses. Comme le notera Walter Benjamin, « Cocteau est l’écho allégé du tout premier Marcel avec son aspiration insensée au bonheur, que la vie a remplacée par une tristesse intérieure sans espoir ». C’est en 1913 que les destinées vont s’inverser, avec la sortie chez Grasset Du côté de chez Swann, que Cocteau n’aura eu de cesse de faire publier, si rares sont-ils alors à crier au génie ; celui dont on parle désormais, c’est Proust. Oublié le souffreteux scribouillard à l’émotivité asphyxiante, qui quémande de l’affection comme d’autres de l’oxygène, l’insecte atroce a effectué sa mue ; « autrui tend à devenir irréel aux yeux de Proust, il n’a plus rien à donner qu’à son œuvre. Á ses proches, il ne demande plus que de l’alimenter en souvenirs sur les contemporains qu’il a décidé de plonger dans le Temps, cet acide destiné à les dissoudre pour mieux les ressusciter ; toute intervention affective ne lui est plus qu’une source intolérable d’agression ou d’ennui ». Les compagnons des années de doute sont ignorés, bafoués, destinés à incarner le seul passé, pour que lui-même puisse être reconnu comme le contemporain capital. « C’est en brûlant ce qu’il avait adoré qu’il s’assure une postérité royale ».

Proust est devenu un spectre dont tout le sang a tourné à l’encre. Cocteau, et Claude Arnaud, réfutent cette volonté de s’ensevelir vivant, cette démesure d’une œuvre ramassée qui phagocyte son propre créateur, la malignité d’un texte corrosif à l’aune duquel toute tentative d’écriture s’avère chimérique. Et de pointer du doigt les fissures du temple sacré, les malfaçons, les tours de passe-passe et les propres contradictions de son architecte. « Walhalla vide », « mensonge vivant », « collage de pastiches de Saint Simon, et de la Sévigné », etc., les gros calibres sont de sortie pour un carnage qui tourne au règlement de comptes. Cocteau connaît parfaitement, pour avoir vu l’œuvre s’écrire sous ses yeux, les ressorts de la machine proustienne, l’hypocrisie d’un homme qui travestit sur le papier les hommes en filles pour dissimuler ses appétits, qui prête à tous ses personnages ses propres « vices »  pour mieux les nier, et qui ne prend même pas la peine de construire un monde, transposant à peine un vécu régurgité.  « Des mensonges vivants, voilà à quoi se résume les héros proustiens aux yeux de Cocteau. Les jeunes filles en fleurs s’avèrent toutes des grues, les bourgeoises de sordides entremetteuses et les coureurs de femmes des habitués des clacs masculins ».

Si Claude Arnaud tempère parfois les réserves de Cocteau, que Gide partageait pour beaucoup, ils s’entendent sur l’équivoque savamment orchestrée par Proust autour du Narrateur. On connaît sa position sur le distinguo à effectuer entre l’homme qui vit et celui qui écrit (cf. Contre Sainte-Beuve) ; un livre serait le produit d’un autre moi que celui manifester dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Mais nombre de « modèles » se sont reconnus dans les personnages qu’ils ont inspirés. Ce Narrateur qui dit sans cesse je et qui à deux reprises se voit prénommer Marcel, émet des points de vue sur l’art et la vie que Cocteau a entendu mille fois son « ami » tenir….nulle portée universelle dans la Recherche, juste un fantastique témoignage personnel, trop souvent mal ficelé. L’homme, l’écrivain et le narrateur ne font qu’un et c’est bien pourquoi Claude Arnaud se sent bien plus à l’aise dans l’œuvre sincère et généreuse de Cocteau que dans la cathédrale proustienne fallacieuse et hypertrophiée.

On retrouve dans cet essai les mêmes qualités littéraires qui rayonnaient dans la biographie : finesse de l’argumentation, intelligence du raisonnement, connaissance profonde de l’époque et des protagonistes, écriture fluide non dénuée d’humour, métaphores mordantes et flingage assumé quand il le faut. Claude Arnaud ne suit aucune chapelle, aucune mode, il pense par lui-même et assume ses choix. Que ce décrassage fait du bien ! Je lui laisse donc le mot de la fin : « devenir Proust me semblerait une forme d’abdication mortelle, pour un écrivain : il tue qui le lit, en se substituant à lui. Toxique, ce dernier le fut pour lui-même, autant que pour ses proches. Il poussa si loin le sacrifice de soi que d’assassin, il réussit à se faire reconnaître comme saint. Il mit la barre si haut qu’un écrivain, depuis, se doit presque de mourir pour un livre. Il ne vivait plus que pour se ressouvenir ; il faut savoir l’oublier pour vivre. »

 

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30 septembre 2013

Le fou d'Helga

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La Lettre à Helga, roman de Bergsveinn Birgisson

Éditions Zulma, 2013 - Traduction : Catherine Eyjolfsson

 

« Peut-être en est-il ainsi, que l’attirance sans cesse refoulée dans le cœur d’un homme éclate au grand jour, face à la mort ». Il aura fallu en effet attendre le crépuscule de sa vie pour que Bjarni Gislason répande son cœur et ses trippes sur des feuilles de papier, répondant enfin à la lettre du seul amour de sa vie, laissée trop longtemps sans réponse. Unique et ultime déclaration d’un vieillard à celle qui n’est plus là, cette Lettre à Helga de 131 pages nous transporte dans une Islande rurale aujourd’hui disparue, terre hostile et ingrate, mais riche de coutumes ancestrales et de légendes. « Habitués à l’isolement, les gens des péninsules ont les sens plus développés que les autres ». Ce thème de la sensation intense, de la perception aigüe, du ressenti à vif traverse le roman de part en part, comme une ligne à haute tension qui crépite sous la neige. Les températures extrêmes, la violence des éléments, des sentiments, des non-dits, le poids des traditions, le fardeau des faux-semblants, exacerbent les comportements et transfigurent une brève rencontre adultère en poignante histoire d’amour.  

Bjarni Gislason est un homme simple et droit, pétri de sa terre natale, occupé par sa ferme, son élevage de moutons, la pêche dans les fjords, les concours agricoles, le rythme des saisons. Affublé d’une épouse charcutée par des médecins ignorants qui l’ont rendue stérile et acrimonieuse, il oublie durant quelques mois la dureté de son existence entre les bras de sa belle voisine Helga. Bonheur de très courte durée. Les deux amants liés par une frénétique passion physique ont une vision diamétralement opposée de leur avenir en commun et s’égarent, refusant chacun de faire un pas. Durant de longues années, Bjarni se consume intérieurement pour son Helga perdue, trébuchant, sombrant, flirtant avec le point de non retour, dissimulant une intolérable souffrance, apaisée enfin par cette lettre à l’absente.

Pas de lyrisme, de romantisme échevelé ou de sentimentalisme humide, juste les mots dépouillés et humbles d’un homme qui a vu le bonheur passé pas très loin. « Si la vie est quelque part, ce doit être dans les fentes… car toutes ces lézardes, ces interstices laissent passer le soleil et la vie. » Cette vitalité, cette énergie, puisées au cœur d’un espace encore indompté donnent aux mots de Bjarni une sauvagerie animale très voluptueuse : le corps d’Helga l'entraîne sans cesse vers ce qui l’émeut le plus dans la nature : il pétrit les rondeurs de sa belle comme il palpe ses brebis, les courbes des collines le ramènent à d’autres plénitudes caressées dans le foin de la grange, et seule la mer déferlante peut être aussi belle que les frémissements qu’il perçoit sous la peau blanche d’Helga. Évidemment, Bjarni n’est pas poète et ses métaphores charnelles rappellent ses préoccupations d’homme de la terre : « Mais moi, je dépendais de toi, je l’ai compris là, à te voir dressée dans la lumière de la lucarne, blanche comme la femelle du saumon tout juste arrivée sur les hauts-fonds, embaumant l’urine et les feuilles de tabac…te voir nue dans les rayons de soleil était revigorant comme la vision d’une fleur sur un escarpement rocheux. Je ne connais rien qui puisse égaler la beauté de ce spectacle. La seule chose qui me vienne à l’esprit est l’arrivée de mon tracteur. Tu vois comme ma pensée rase les mottes ? ».

Bjarni prend souvent la tangente dans son récit et s’égare sur des sentiers qui ont fait de lui ce qu’il est : un homme fier de ses racines, attaché à la sagesse des anciens et à leurs pratiques séculaires, respectueux du travail de ses mains, en osmose avec une nature qu’il a appris à déchiffrer. Au-delà de la lettre à sa douce, c’est bien sur le sens de sa vie que s’interroge le vieil homme, satisfait au fond d’être resté sourd à l’appel de la ville et de son mode de vie avarié : « J’ai senti la puissance des bêtes m’envelopper et me revigorer… j’ai senti les forces mystérieuses de l’existence au cœur des buttes et aux endroits ensorcelés, j’ai effarouché les génies tutélaires, j’ai entrevu les lumières d’il y a longtemps… j’ai perçu l’angoisse du feuillage aux éclipses de lune, j’ai entendu le ruisseau chuchoter qu’il est éternel ».

Cette lettre resplendit enfin d’un amour fou pour une femme qu’il n’a pas su/voulu retenir, trop attaché à ses habitudes et trop égoïste pour prendre soin d’elle au quotidien. C’est bien tard qu’il réalise son erreur et mesure tout ce qu’il n’a su lui donner, dans des phrases magnifiques de sincérité et de mélancolie : « J’étais là debout, tel un pieu en bois d’épave battu par les vents… n’est-ce pas ce qu’on devient, à côté de celle qu’on désire le plus, Helga ma Belle, un vieux tronc de bois flotté qui se dérobe au grand amour ? … Alors je me suis mis à pleurer, vieillard sénile que je suis, échoué entre les deux Mamelons d’Helga, et je compris que le mal, dans cette vie, ce n’étaient pas les échardes acérées qui vous piquent et vous blessent, mais le doux appel de l’amour auquel on a  fait la sourde oreille ».

 

21 septembre 2013

Seuls sont les indomptés... Céline Minard

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Faillir être flingué, roman de Céline Minard

Éditions Rivages, 2013

 

Comme des architectures rares, Céline Minard a bâti ses cinq premiers romans comme autant de genres et d’univers désaxés, très revisités : essai philosophique, science-fiction, roman médiéval, mémoires baroques, autoportrait apocryphe, tous sont charpentés selon le même commandement : la fiction, la plus barrée possible, et rien d’autre. Comme la narration est avant tout chez elle affaire de langue, fabuleuse, recréée voire totalement fantaisiste, le western devait bien, lui-aussi, un jour être reconsidéré, réinventé, passé au broyeur des codes et des poncifs.

L’auteur choisit de reconstruire le mythe de l’Ouest, un mythe des grandes plaines, où le partage d’un espace nouveau et de ses richesses détermine ce territoire : le lecteur parcourt les 326 pages du livre sans aucun repère temporel ou géographique, s’accroche à des personnages à peine esquissés, tous aimantés vers une ville en devenir qui n’a pas de nom. Magma originel, monde en formation, terrain de jeux où tout est encore possible, des cow-boys, des Indiens, des bandits s’observent, laissent des traces et lisent les empreintes des autres, se croisent, échangent, se volent, pour enfin construire l’esquisse d’une nouvelle société, où chacun aura sa place. Les chevaux, les calumets, des bottes, un archet passent de main en main, comme si les identités étaient encore bien floues ; les blancs scalpent, dorment dans des wigwams, les peaux-rouges organisent les funérailles d’une vieille pied-tendre, une Indienne sauve un médecin blanc qui a le sang d’une tribu  sur les mains, les hommes portent une robe à fleur et les femmes fument la pipe en jouant du Colt. Comprend qui peut !

De ces parcours singuliers, de ces errances, de cette énergie mouvante naîtront une histoire commune et une nouvelle identité. Campés sur une terre vierge et hostile, les personnages jouent leur survie dans une nature où tous les éléments sont signifiants et symboliques : car venir dans l’Ouest, c’est risquer, renaître, mais aussi être flingué.

En virtuose, Céline Minard explose une nouvelle fois la forme littéraire choisie en faisant coexister des tempos, des styles, des couleurs que l'on pouvait penser irréconciliables : le lecteur se fond dans le texte grâce à de longues descriptions de la plaine sauvage sans limite, au rythme très lent, contemplatif : « La plaine était devenue une masse unique, énorme. Bird eut brièvement l’impression d’être tombé d’un navire et de se débattre dans une eau verte et sombre dont il ne ressortirait pas…il entendit juste devant le front nuageux d’un gris profond qui courait vers lui aussi vite qu’un cheval au galop, le bruit sourd et rauque du tonnerre qui gronde avant d’éclater… nu dans la prairie dont les vagues lui arrivaient à la poitrine, Bird regardait venir sur lui une horde de sauvages … tourbillon de corps et de plumes pris entre la terre liquéfiée et le ciel bourré de rouleaux noirs. » Un vent de poésie parcourt toute la première partie du roman où se frôlent pionniers, voleurs de chevaux, Pawnees et Crows, les sens à fleur d’épiderme. Chacun a conscience d’oublier sa propre histoire, de revenir à la vie, d’ouvrir les yeux sur le matin du monde. Mais si l’auteur respecte malgré tout les grandes figures emblématiques du western (attaques de diligence, whisky, bagarres…), elle opère un léger décalage du genre qui glisse au fur et à mesure des pages, pour basculer dans une bizarrerie toute personnelle, matinée d'un regard très tendre sur ses personnages : pas l’ombre d’un piano mécanique au saloon, c’est une contrebasse qui joue avec les nerfs des cow-boys, les éleveurs délaissent le bordel pour les joies de la trempette et du savon dans l’établissement de bains, les rustres pionniers papotent philosophie, les Indiens sont pacifistes, et les braqueurs de banque portent des jupons pour amadouer leurs belles.

Faillir être flingué réussit le tour de force de mêler le folklore du western, une jolie fantaisie et une ode lyrique à la vie sauvage, comme si John Ford et Terrence Malick s’étaient entendus sur cette formidable aventure humaine, âpre et furieuse, comme le plus bel hymne à la liberté qui soit.

 

10 septembre 2013

Les "revenus" de la Grande Guerre

9782226249678

Au revoir là-haut, roman de Pierre Lemaitre

Éditions Albin Michel, 2013

Evit ma zad…

Écrire sur la Grande Guerre aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, m’apparaît comme l’exercice de style hasardeux par excellence, glissant et presque inutile ; passer après Céline, Remarque, Cendrars, les crayons de Tardi, la caméra de Kubrick, tient de la bravade ou de l’inconscience. Que dire de plus, que faire de mieux ? Pierre Lemaitre n’est visiblement pas refroidi par ces précédents et plonge à son tour dans l’effroyable et inutile boucherie, avec une certaine crânerie et une distance presque incongrue. La quatrième de couv’ nous parle d’une « fresque d’une rare cruauté… grand roman de l’après-guerre… de l’illusion de l’Armistice …la grande tragédie d’une génération perdue… deux rescapés des tranchées réalisent une escroquerie aussi spectaculaire qu’amorale... » Ah ben oui, mais non. On part pour Les Sentiers de la Gloire (les 149 premières pages, absolument remarquables) et on se retrouve avec un roman bancal qui tire à la ligne !

Le romancier adopte le même postulat de départ que le cinéaste anglais, « le véritable danger pour le militaire, ce n’est pas l’ennemi, mais la hiérarchie ». Le galonné de service répond ici au nom d’Aulnay-Pradelle, fin de race rincé à l’unique obsession, regagner urgemment son rang, sa classe et ses privilèges. Sortir des tranchées avec un grade de Capitaine serait un marchepied bien venu mais urgent : nous sommes le 02 novembre 2018,  et « visiblement, la perspective d’un Armistice lui mettait le moral à zéro, le coupait dans son élan patriotique. L’idée de la fin de la guerre, le lieutenant Pradelle, ça le tuait ». Alors qu’importe s’il faut sacrifier deux poilus, leur tirer dans le dos en accusant les boches, du moment que les gars foncent tête la première sur les lignes ennemies pour venger leurs camarades, et reprendre la côte 113 dans un dernier coup d’éclat.  « En fait, c’est peut-être un effet pervers de l’annonce d’un Armistice. Ils en ont subi tant et tant que voir cette guerre se terminer comme ça, avec autant de copains morts et autant d’ennemis vivants, on a presque envie d’un massacre, d’en finir une fois pour toutes. On saignerait n’importe qui. » Quant à enterrer vivant dans un trou d’obus le jeune soldat Albert Maillard, trop curieux de ces deux morts frelatés, pas de quoi lui faire lever le sourcil, à l’aristo retors. Albert en ressort pourtant sur ses deux jambes, déterré à mains nues par un autre soldat, un fils de grand bourgeois, artiste de son état, Édouard Péricourt. Mais attaquer le Jour des morts a un prix : rasé de trop près par le tranchant d’un morceau d’obus fulgurant, Péricourt y laisse la moitié de son visage, « en dessous du nez, tout est vide, on voit la gorge, la voûte, le palais et seulement les dents du haut, et en dessous, un magma de chairs écarlates avec au fond quelque chose, ça doit être la glotte, plus de langue, la trachée fait un trou rouge humide. »

Démobilisés, les trois hommes retournent lentement à la vie civile et le roman historique fait place au roman de la lutte des classes. Les gradés sont accueillis avec les honneurs, pendant que la piétaille encombre, car les vrais héros ne peuvent être que des morts ; revenir plus ou moins vivant, mutilé, défiguré c’est revenir paria. Alors mieux vaut remiser dans le tiroir ses galons de vainqueurs, accepter les emplois de dératiseur, de liftier ou d’homme-sandwich sur les boulevards et ne pas trop la ramener : « si même les survivants n’ont plus d’autre ambition que de mourir, quel gâchis… » Le temps n’est déjà plus à « la dette d’honneur et de reconnaissance vis-à-vis de ces chers poilus », mais à celle des commémorations, donc de l’oubli car les Années Folles sont déjà là.

Et c’est à ce moment précis que le livre pour moi trébuche ; nous suivons en parallèle deux escroqueries imaginées l’une, par le rupin Pradelle, et l’autre, par les deux laissés pour compte, la gueule cassée Péricourt et le petit employé sans-le-sou, Maillard. D’abord ferrailleur opportuniste dans la revente des stocks militaires, le Capitaine envisage ensuite l’arnaque au niveau national, lors du regroupement en vastes nécropoles des charniers improvisés durant la guerre ; exhumer, identifier, transporter, inhumer définitivement, dans un beau cercueil, en margeant au maximum sur les contrats passés avec l’État. Pour la vaste entreprise patriotique et morale, on repassera ! Dans des cercueils d’une mètre trente, « on tasse les cadavres, on brise des nuques, on scie les pieds, on casse les chevilles », « comme une simple marchandise tronçonnable », on déverse le surplus d’ossements dans des cercueils poubelles anonymes, on rafle les bijoux, l’or, les dentiers, sous les croix blanches dorment des soldats aux identités douteuses, dont on ne sait plus trop bien la nationalité. Les discours de ce « mercanti de la mort », de ce spéculateur amoral sont aussi nauséabonds que les charognes qu’il déterre. On reste sidéré devant ce niveau de cynisme, cette cruauté que la soif inextinguible de réussite exacerbe. Pierre Lemaitre excelle à ce petit jeu des phrases mordantes, des formules lapidaires qui fusent comme des balles, de l’ironie qui cisaille sa prose fulgurante. La narration est ici rapide, dynamique, haletante, pleine de virgules pour respirer un peu dans ce cloaque.

Á l’opposé, il y a l’arnaque des deux réprouvés, qui ne pèse pas lourd face à la barbarie du Capitaine Pradelle : la vente de monuments aux morts fictifs sur catalogue suivi de la fuite avec la caisse. La tension, le rythme du roman s’épuisent à chaque chapitre consacré à ce petit commerce pas très reluisant et l’on s’ennuie ferme. Maillard n’est après tout qu’un comptable craintif et trop sensible, sans envergure, incolore dans cet après-guerre féroce. Avec son complice Édouard Péricourt, le lecteur sombre dans un burlesque de mauvais goût qui ôte au personnage toute crédibilité. Nul désir de vengeance, de rendre coup pour coup aux responsables de sa mutilation, non, « il voulait vivre une euphorie, la volupté d’une provocation inouïe ». Péricourt passe ses journées à dessiner, à alterner opium et héroïne, à fréquenter le Lutetia, à se confectionner des masques les plus excentriques qui soient, à grand renfort de plumes et de paillettes, et à escroquer les familles de victimes en mal de tombeau pour la mémoire de leur fils. Difficile de faire plus antipathique. On verse carrément dans le ridicule lors de sa dernière apparition, affublé de sa veste coloniale, avec dans le dos des ailes d’ange faites de plumeaux. Ce mélange des genres corrompt toute l’émotion qui aurait plus naître du roman : l’humour noir, le persifflage, la dérision caustique, oui ; les personnages clownesques et caricaturaux peints à la truelle, non. Commencé sous les meilleurs auspices, le roman ne tient pas la distance et s’enlise, le tableau sociologique prend l’eau, le phrasé s’alourdit progressivement de formules maladroitement campées qui écorchent l’oreille par leur fausseté, les personnages se parodient, l’ultime chapitre laborieux ayant tout d’un outrage à des espoirs que l’on estimait légitimes.

 

17 mars 2013

"Ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ! »*

9782264034885La Conjuration des imbéciles, roman de John Kennedy Toole

Traduction de Jean-Pierre Carasso

Éditions 10/18 -  Prix Pulitzer 1981

Si l’on ricoche parfois de livres en livres dans une totale pagaille, il arrive qu’un invraisemblable roman vous donne envie d’en savoir plus sur sa généalogie : en partant à l’aventure sur les sources des personnages désopilants et farfelus de Gary Shteyngart, un nom, de ma pomme inconnu, est revenu sans cesse sous la plume des critiques américains : Shteyngart devrait beaucoup à un certain John Kennedy Toole… Toole, mouai, mais encore ? Pas la peine de se triturer le cervelet, je suis passée totalement à côté du chemin, le gars sonne pour moi aux abonnés absents. Et manque de bol, on lui voue un culte outre-Atlantique, le mythe tenant autant à la singularité du texte qu’au destin dramatique de son auteur.

Né en 1937 à la Nouvelle-Orléans, John Kennedy Toole ne connaît de son vivant que des échecs et les rebuffades des éditeurs. Convaincu d’être un piètre écrivain, il se suicide par asphyxie à l’âge de 32 ans, laissant deux manuscrits dans le tiroir. Sa mère forcera les portes durant une décennie pour faire publier La Conjuration des imbéciles, qui obtiendra le Putlizer, à titre posthume. Par une funeste ironie, Toole choisit comme personnage principal un homme de plume solitaire, un peu réactionnaire, incompris de ses contemporains, qui noircit des monceaux de cahiers, dans sa Louisiane natale, affublé d’une mère un brin étouffante. Le roman n’a cependant rien d’une tragédie lugubre, c’est même tout le contraire. Toole choisit l’éclat de rire, le burlesque, le loufoque, le franchement ridicule, pour épingler son époque et la société du Sud.

Notre héros, Ignatius Reilly, cuistre oisif hypocondriaque et misanthrope, la trentaine froissée, vit toujours au crochet de sa môman, retranché dans la tanière qui lui sert de chambre ; « décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal. » L’ego du bougre est aussi phénoménal que son tour de taille, aussi délirant que son accoutrement, aussi monumental que son érudition. Il y a chez lui un je-ne-sais-quoi qui le rapprocherait d’un Achille Talon irradié, mâtiné d’un Ubu, démesuré, boursoufflé, et qui aurait jeté sa bonne éducation par-dessus les champs de coton. Lorsqu’on lui demande à quelle tâche il occupe ses journées, vêtu de sa chemise de nuit crasseuse de flanelle rouge, il répond nonchalamment : « je suis à l’œuvre sur la rédaction d’un long acte d’accusation contre notre société. » Car Ignatius est un anachronisme vivant, un médiéviste fixé sur la seule rota Fortunae, la roue du destin, concept fondamental du De consolatione philisophiae, de Boèce**. Inutile de parler de démocratie à un homme qui considère que la musique est entrée en décadence après Scarlatti. « Les États-Unis ont besoin d’un peu de théologie et de géométrie, d’un peu de goût et de décence. Je crains que nous ne soyons en train de tituber au bord du gouffre…. Ce que j’appelle de mes vœux, c’est une bonne monarchie solide. »

Mais, lorsque Madame Reilly mère, un peu portée sur la boisson, provoque une catastrophe au volant de sa vieille Plymouth, la rota Fortunae enclenche un mauvais cycle pour notre érudit : il lui faut rejoindre les rangs des travailleurs pour éviter l’hypothèque de son sanctuaire. « Les employeurs perçoivent en moi la négation de leurs valeurs…ile se rendent compte que je vis dans un siècle que j’exècremais le fait d’agir au sein même du système que je critique représentera en soi un paradoxe ironique non dépourvu d’intérêt ». La rencontre de notre inadapté caractériel avec le monde réel fournit d’invraisemblables aventures, des rencontres détonantes, un vrai choc de civilisations, où le plus fou n’est pas forcément celui qu’on croit.

Car les insérés du grand rêve américain sont tout autant gratinés, sans recul sur la vie sous-vide que la société de consommation leur impose, nivelés par le bas, satisfaits de leur mesquinerie et de leurs compromissions. Comme le grand coup de pied d’Ignatius dans ce nid de cafards soulage, libère, fascine ! Le cinéma hollywoodien (cochonnerie turpide), la télévision (totale perversion), les psychiatres (ils essayeraient de faire de moi un crétin, amateur de télévision, de voitures neuves et d’aliments surgelés…tous les asiles sont pleins de gens qui ne supportent pas la lanoline, le cellophane, le plastique, c’est leur seul crime, c’est pour cela qu’on les enferme !), la religion (mon opposition au relativisme du catholicisme moderne est assez violente), l’université (trop mesquine pour accepter un acte de défi contre la stupidité abyssale de l’académisme contemporain… analphabétisme… bourbier intellectuel), les étudiants (par égard pour l’humanité future, j’espère qu’ils seront tous stériles), tout passe dans la grande machine du « re-cervelage », dans un rire vorace !

Ignatius porte cependant un tendre regard sur son ancienne copine de faculté, Myrna Minkoff, dite « la péronnelle » avec laquelle il entretient une liaison épistolaire suivie : admiratrice de Freud, activiste, braillarde, pasionaria caricaturale des combats des sixties, en première ligne dans chaque manifestation ou défilé, la demoiselle qui voit dans une sexualité débridée le seul remède aux maux de son époque, est le contrepoids énergique de ce puceau d’Ignatius, adepte de la seule veuve poignet et tourmenté par ses soucis gastriques et la fermeture intempestive de son anneau pylorique. Quand Ignatius quitte ses méditations pour entrer dans l'univers des gueux sous-payés, il n’aura de cesse de défier Myrna sur son propre terrain, en déclenchant d’épouvantables cataclysmes : insurrection d’usines, Croisade pour la dignité des Maures, création du Parti de la Monarchie de droit divin, puis d’un Parti de la Paix, uniquement composé de « sodomites », vaste complot à l’échelle mondiale pour que tous les militaires du monde soient gays et préfèrent l’amour à la guerre.

Le delirium de Toole ne connaît aucune limite et on se pâme de joie devant ses trouvailles de langage, ce bas-parler des bouges de la Nouvelle-Orléans, les subjonctifs imparfait d’Ignatius et sa rhétorique au cordeau se fracassant sur la syntaxe malmenée des entraîneuses, des vieilles toupies, des vendeurs de hot dogs (tâtez de mes saucisses, 20 cm de paradis), des flics et des folles furieuses (c’est une abomination à faire avorter une vache aveugle !).

La satire, la farce, l’hénaurme sont au menu de cette exaltante Conjuration, très politiquement incorrecte. Comme le souligne Swift, "quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui".

 

* Beaumarchais, in Le mariage de Figaro

** Philosophe né en 470, oui, ce n’est pas d’hier !

 

16 février 2013

Gargantuesque salade russe… chez Shteyngart

9782757827055Absurdistan, roman de Gary Shteyngart

Éditions de l’Olivier,  2008 - Traduction Stéphane Roques

L’Himalaya de l’incongruité métropolitaine ne m’était pas arrivé depuis le Podium de Yann Moix : j’entends par là l’éruption impérieuse d’un fou-rire sonore*, qui vous jaillit du gosier sans faire-part préalable. L’ambiance matinale des transports en commun parisiens faisant passer un convoi funéraire au petit matin brumeux pour débonnaire et folâtre, il m’a fallu essuyer les bobines scandalisées des usagers bilieux et leurs œillades homicidesques : sous terre, le rire est proscrit, sous peine de mise à l’Index. Et pourtant ! Quel emplâtre à la déprime que ce deuxième roman de Gary Shteyngart (le troisième, Super triste histoire d’amour, m’avait déjà plus qu’emballée) ! Je ne sais pas à quoi carbure le romancier russo-américano-juif-agnostique, mais j’en prendrais bien aussi un peu beaucoup, sans modération : le cerveau de ce gars-là doit tressauter dans un pogo permanent.

Pas la peine de chercher sur un Atlas, l’Absurdsvanï, « perle de la Caspienne », petite République du Caucase, terre de pétrole et de vignes, judicieusement rebaptisée Absurdistan par ses habitants, est née de l’imagination de Shteyngart :  Daguestan ou Azerbaïdjan du pauvre, cette enclave instable et rustique, « placée après le Bangladesh par les Nations Unies dans le classement des pays les plus développés », est le théâtre fictif d’une fable désopilante sur la toute puissance des multinationales sans foi ni loi, la corruption généralisée, la manipulation des masses, le mépris absolu des populations que l’on massacre pour accroître ses marges. L’auteur y parachute à mi-roman son héros trentenaire, Micha Borissovitch Vainberg, « sophistiqué et mélancolique » (!), Américain consigné dans un corps de Russe en net surpoids, saturé d’alcool et d’anxiolytiques, piteux rappeur à ses heures sous le nom de Snack Daddy, un crétin céleste, un innocent qui ne voit son salut qu’au pays de l’oncle Sam. Combinaison truculente d’un Oblomov et d’un Mychkine croisé avec Gargantua, Micha revient dans sa Saint-Pétersbourg natale après des années passées à Manhattan, flanqué de son valet Timofei, de son meilleur pote ricain Aliocha-Bob et de sa fiancée Rouenna, ex-pute du Bronx. Pour le malheur de Micha, son papouchka n’est autre que le tout puissant mafieux Boris Vainberg, aux mains tachées du sang d’un homme d’affaires de l’Oklahoma. Dans le Far-East qu’est devenue la Russie, l’oligarque se fait à son tour dessouder à l’arme lourde par son ami et associé Oleg l’Élan, et son cousin syphilitique Zhora. Le crime du père défunt ferme les frontières de l’Amérique à l’orphelin éploré, et Micha se démène alors pour quitter son pays natal, « pays de péquenauds fouineurs » ; il compte sur un obscur conseiller à l’ambassade de Belgique, basé en Absurdistan, pour lui obtenir un passeport du plat pays contre gros virement d’un compte off-shore. L’ingénu potelé débarque alors en terre promise, corrompue par des compagnies pétrolières occidentales voraces qui n’hésiteront pas à déclencher une guerre civile bidon pour protéger les intérêts géopolitiques de leurs maisons-mères.

Roman traversé d’une folie et d’une audace permanentes, Absurdistan enchaîne les scènes délirantes comme un long cartoon survolté, s’accordant une totale liberté de point de vue et un culot incommensurable : Shteyngart piétine, caricature, ridiculise, brocarde avec une plume dense trempée dans l’acide et un humour mordant. Il use et abuse du comique de répétition, de ces phrases préfabriquées que les personnages serinent comme des pantins lobotomisés, il démolit les mythes, les croyances, le sacré, stigmatise les puissants comme les pauvres, tous pourris à leur échelle. L’Absurdistan abrite ainsi un schisme religieux antédiluvien entre ses deux peuples, les Sevo et les Svanï, séparés durant trois cents ans que durât la « guerre de Sécession du Repose-Pieds du Christ » : penchait t-il vers la gauche ou vers la droite, après le larcin d’un morceau de la "sainte croix" par un larron arménien ? On tue pour une simple question de géométrie relative, dans ce beau pays à la rancune tenace.

Gary Shteyngart vitriole tout autant sa propre religion d’origine avec la même gourmande allégresse : éphémère ministre des Affaires sevo-israéliennes après le coup d’état contre les Svanïs, Micha rédige un désopilant projet d’Institut d’études caspiennes de l’Holocauste. J’accorde que le sujet ne semble pas immédiatement enclin à distendre le zygomatique mais le quinzième degré dynamité qu’enfourche l’auteur ferait se rouler par terre tous les juifs de la planète portés sur l’autodérision, et les autres itou.

On aimerait citer des paragraphes entiers, tant l’auteur uppercute son lecteur et le surprend à chaque page : descriptions décalées, syntaxe opulente, goût marqué pour la parodie et la dérision amère, il décrit ainsi Saint-Pétersbourg dans des termes étonnants : « …la rivière Fontanka battue par les vents, la silhouette difforme de ses immeubles du dix-neuvième siècle interrompue par le butoir postapocalyptique de l’hôtel Sovietskaïa, l’hôtel entouré par l’alignement symétrique de maisons jaunissantes et imbibées d’eau ; les maisons à leur tour, entourées de cabanes en tôle ondulée proposant, dans le désordre, un bazar de CD pirates, un casino Mississippi ad hoc (« l’Amérique est loin, mais le Mississippi est proche »), un kiosque vendant des barils de salade de crabe, et la traditionnelle cahute de kebabs syriens avec ses immuables relents de vodka renversée, de chou avarié, et d’une sorte de vague inhumanité flottante ».

Roman d’un dépressif nihiliste qui manie l’humour très noir pour supporter l’insupportable de notre époque déjà cuite, Absurdistan est un des ces textes rares et brillants, qui devrait être remboursé par la sécu.

 

* Cause de cette hilarité ? Le récit abracadabrantesque de la circoncision du héros russe très grassouillet de 18 ans, totalement ignorant du rite religieux, par des Hassidim de Brooklyn, bourrés comme des coings.

 

10 janvier 2013

Crimes et châtiments…

7742745799_la_tristesse_du_samourai_de_victor_del_arbol_actes_sudLa Tristesse du Samouraï, roman de Victor Del Arbol, Prix du Polar Européen 2012

Éditions Actes Sud, 2012 - Traduction Claude Bleton

Ce serait bien raisonnable d’abandonner cette habitude de démarrer chaque nouvelle année avec des romans lugubres et cafardeux. Il faut croire que post festivités animal triste et que le ciel parisien humide nous plombe un peu beaucoup l’allégresse. Autant toucher le fond promptement avec ce remarquable roman qui n’a de policier que l’emballage. Victor Del Arbol reprend le schéma classique d’un crime originel, attribué à tort à un innocent, qui provoque sur plusieurs générations et au sein de trois familles, un déchaînement de violence aveugle, d’implacables vengeances, la transformation des victimes en bourreau, un cycle de destruction où les agneaux doivent racheter les crimes des loups.

Le lecteur va et vient au rythme disloqué de la narration, de l’Espagne de Franco à celle de Suarez, d’Estrémadure en Catalogne, en passant par le front russe, près de Leningrad : quarante années de destinées perdues, au nom d’une idéologie fasciste façonnée pour l’ambition sans limite des plus pervers, dénués de morale et de vertu. « Mes loyautés ne concernent que l’état », assène le premier d’une longue liste de tortionnaires, alors qu’il liquide sur ordre, mais sans remords, la femme trop réfractaire aux bruits de bottes d’un haut phalangiste, dont il était pourtant l’amant. Dans une société où tout n’est qu’obéissance, manœuvrer, ourdir des complots, simuler des attentats, trahir, supprimer des Justes, poursuivre une lignée et la saigner à blanc, pour défendre et préserver sa place sur l’échiquier politique, rien de bien nouveau pour les porteurs de chemises bleues ou noires (« Le pouvoir, la vengeance et la haine étaient plus forts que tout, les hommes étaient capables de tuer ceux qu’ils aimaient et d’embrasser ceux qu’ils haïssaient, si cela pouvait les aider à réaliser leurs ambitions »).

Le roman se fait glaçant et inconfortable lorsque, sans le vouloir, sans savoir les infâmes secrets de leurs pères, les fils des uns perpétuent les comportements déviants, la violence comme seul remède dépuratif,  pendant que les autres se doivent de porter et d’expier le péché fondateur : « en vous se perpétuent les crimes de votre père. C’est une sorte de jeu machiavélique et tordu où la vie se répète inlassablement et nous empêche de sortir de la ronde ». L’ignorance ne rachète pas la faute, si tant est qu’un seul des personnages soit innocent. Maillons d’une chaîne de tourments, les personnages qui agissent en 1981, ne sont en fait pas si éloignés des salopards de 1941, juste un peu laqués d’hypocrisie et de bonne conscience. S’ils ne versent plus froidement le sang, leurs silences, leurs compromis tièdes, la fuite devant leurs responsabilités, drapées dans une stature morale faussement rigoureuse, font d’eux des êtres lâches et médiocres. Il se dégage du livre une vraie angoisse funeste, une tristesse perpétuelle des personnages, une atmosphère de nuits indéfiniment froides et pluvieuses, une Espagne lestée de fantômes sanguinaires qui n’auraient pas trouvé la porte des Enfers.

Et le livre, dont le titre renvoie au nom du sabre d’un courageux samouraï, qui a préféré la mort au déshonneur, nous dit que si la Justice réconfortante des hommes est une chose, la Vérité est tout autre. C’est pourquoi il résonne selon moi, non pas d’accents shakespeariens (folie meurtrière, roue sans fin du destin, tragédie familiale…), comme certains critiques l’ont écrit,  mais plutôt d’un désespoir très dostoïevskien : « Les hommes ont été créés pour se faire souffrir les uns les autres ». Victor Del Arbor épargne peu ses personnages et si les seuls survivants, tels Raskolnikov, arrivent au salut et à la paix, c’est après avoir brisé les cercles de la douleur et de la haine dans une danse macabre impitoyable.

 

21 décembre 2012

1984 à New York 2.0 - Shteyngart

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Super triste histoire d’amour, roman de Gary Shteyngart

Éditions de l’Olivier, 2012

« Mon portefeuille AmericanMoring, même après avoir été indexé sur le yuan, a perdu 10% de sa valeur parce que, à mon insu, ces idiots de gestionnaires d’actifs ont mis dans le lot l’action ColgatePalmoliveMiam!BrandsViacomCredit qui est en chute libre, et que mes actions à risque limité du Fonds des nations à forte rentabilité, le BRIC [Brésil, Russie, Inde, Chine] - Á - BRAC, ont enregistré une progression de seulement 3% à cause des troubles du mois d’avril près de Poutingrad, en Russie, et de l’impact sur l’économie brésilienne de l’invasion du Venezuela par les États-Unis. »         animpense !!!!!

Si George Orwell avait imaginé en son temps des lendemains qui déchantent, un monde totalitaire, oppressif, illusoire, sous continuelle vidéo-surveillance, où règne la destruction organisée du langage pour restreindre la pensée, il serait abasourdi de découvrir l’état de notre civilisation, qui plonge gaillardement dans ces mêmes ténèbres, de bon cœur et sans coercition. C’est là toute l’agilité retorse de Gary Shteyngart de nous emmener dans un pseudo-monde de demain futuriste pour mieux nous parler d’aujourd’hui, et du glissement sans retour qui s’opère sous nos yeux, la dictature de l’individualité, l’exhibition sans limite de soi alors que les démocraties occidentales et leurs vies à crédit disparaissent, balayées par la toute puissance financière des pays émergents.

Les Etats-Unis ont ici perdu de leur superbe, minés par une crise économique qui transforme Central Park en camp de fortune pour SDF et immigrés. Le Yuan a enterré le Dollar et la Banque Centrale est désormais entre les mains du gouverneur de la Banque du Peuple de Mondo-Chine.  La première démocratie du monde n’est plus qu’un vulgaire état policier, qui ferait passer le Patriot Act pour une badinerie, approuvé par les citoyens qui s’autocensurent de bonne grâce, tandis que les hélicoptères de l’armée tournent au dessus de Manhattan. L’unique cohésion sociale est assurée par l’utilisation collective furieusement addictive d’un « Smartphone/Ipad », l’äppärät, Big Brother en miniature qui collecte et diffuse en temps réel sur un réseau public le niveau de crédit, le bilan sanguin, le taux de Personnalité ou de Baisabilité et autres indices croquignolets de tout-un-chacun : ça papote sur GlobAdos (Facebook/Twitter) à grand renfort d’acronymes boueux (« moins de mots, plus de fun »), ça claque des sommes folles en petites culottes RedditionSansCondition et jeans transparents Pelured’Oignon, sur les sites CulLuxe ou MoulesEnFoule (si, si…), c’est gavé de pornographie, de cynisme, de consumérisme, d’inculture et de bêtise. L’Amérique est à l’agonie.

Le héros new-yorkais Lenny Abramov (immigré juif russe de la deuxième génération - comme son créateur Shteyngart), est un fossile périmé de 39 ans, un MRV (Mec Rapidement Vieillissant) dans une société où le jeunisme est force de loi, mal fringué, mal foutu, perclus de cholestérol, un romantique attardé, bon et charitable, lesté de la pire tare existante, le goût des livres, de Tchekhov à Kundera, en passant par Tolstoï. Coordinateur de la prospection des Amants de la vie (échelon G), division des Services post-humains de la Staatling -Wapachung Corporation,  il évalue ses clients potentiels en deux catégories, les ICI et les ICPE (Individus de Conservation Impossible et les Individus à Capitaux Propres Élevés) pour proposer aux seconds les joies de la vie éternelle. Lorsqu’il rencontre la jeune Eunice Park, l’archétype de la fille bien connectée au langage fleuri, ignare mais sexy, la Love Story est plus qu’improbable et comme l’annonce le titre du roman, déjà périmée. Le lecteur suit alors en alternance le vécu de cette relation, le journal de Lenny, littéraire, sensible, tourmenté et les discussions sur les réseaux sociaux de la Lolita avec sa meilleure amie et sa famille. La distorsion de perception des mêmes événements intimes, les niveaux incompatibles de langage, le vécu très différent des amoureux donnent à ce pas-de-deux une dissonance d’abord cocasse, puis grinçante. Eunice ne voit pas qu’elle est incapable de mettre des mots sur ce qu’elle ressent, qu’elle ne sait plus que se complaire dans le trash, le superficiel, le vulgaire, sa vision du monde et des relations humaines se rétrécissant à mesure que la richesse de sa langue disparaît. Comme ces fusions économiques entre multinationales qui créent de gigantesques holdings monopolistiques, (il n’existe en effet plus qu’une seule compagnie aérienne américaine, la UnitedContinentalDeltamerican), les mots s’agrègent, se fondent, se ferment, jusqu’à disparaître.

Cette société lisse, sans altérité, a remplacé les mots par des codes, des pourcentages, des statistiques, des données, une évaluation permanente et recherchée pour garder une place parmi les autres, comme unique élément différenciant. Qu’importe cette surveillance constante, ce flicage des émotions, des corps, par les citoyens, l’état  et les entreprises, les gens ne savent plus ce que vivre veut dire. Chacun n’existe que par son dossier multimédia consultable par tous. Et le jour où un gigantesque plantage coupe le réseau, c’est une vague de suicides qui parcourt New York.

Cette création jubilatoire et souvent très drôle d’une Amérique asservie à la technologie se double d’une analyse assez pertinente sur la trajectoire politique du pays à mesure qu’il s’enfonce dans un déclin irréversible : paranoïa, xénophobie, nationalisme, mépris du pauvre, méfiance envers les classes moyennes qui ne consomment pas assez. Gary Shteyngart imagine un pouvoir partagé entre un Parti unique et l’Autorité de Rétablissement de l’Américanité, qui traque les séditieux et les envoie dans des camps de triage sécurisé, s’il le faut. L’armée, dernier vestige de la grandeur passée, opère au grand jour, massacre, liquide, dévaste, sans que le « citoyen » ne lève les yeux de son äppärät.

Caricatural, Gary Shteyngart ? Une satire, Super triste histoire d’amour ? Á peine. Mais au-delà de cette vision aigrelette de notre futur proche,  Lenny Abramov, double de l’auteur, nous rappelle pourquoi il reste dans son monde un criminel par la pensée: il lit et il aime, comme Winston Smith le faisait déjà, en 1984.

 

 PS : coup de chapeau au traducteur Stéphane Roques pour le gros travail sur les jeux de langage !

 

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Le Présent Défini
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