Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Présent Défini
en cours de lecture

CVT_Eroica_5928

Visiteurs
Depuis la création 204 146
12 novembre 2012

Pourquoi y a-t’il rien plutôt que quelque chose ?

9782330012595Le sermon sur la chute de Rome, roman de Jérôme Ferrari, Prix Goncourt 2012

Éditions Actes Sud

Fallait bien qu’un livre de cette rentrée littéraire, cru 2012, me tombât des mains… j’ai laissé choir l’opus à trois reprises avant d’en venir laborieusement à bout, flottant dans une léthargie narcotique, assommée par la vacuité du propos et la fadaise de l’histoire. Vous me direz que la presse a barytonné des louanges extasiées et que, place Gaillon, les jurés l’ont convié au Drouant la semaine dernière, pour leur fameux déjeuner de couronnement annuel.

Les livres promis aux hautes récompenses d’automne arrivent durant l’été chez les journaleux qui s’ennuient au Cap-Ferret ou dans le Lubéron*. La livraison arrivée, on trie selon les quatrièmes de couverture lues en diagonale. Et cette année, miracle, un livre a semblé plus ingénieux que les autres, certainement bien profond et joliment spirituel, car écrit sous l’autorité de Saint Augustin et de Leibniz : ça donne envie, hein ? Alors, évidemment, pour ne pas passer pour un cornichon illettré, on s’y accroche comme la bernique sur le brisant et on bêle au prodige, allant jusqu’à comparer son auteur à Bernanos…

Jérôme Ferrari nous narre une saga familiale sur trois générations (en seulement 200 pages… on ne risque pas de s’attacher aux différents personnages), traversée d’une même fatalité, celle de l’échec, de la désillusion, de la chute inexorable car « ce que l’homme fait, l’homme le détruit » et « Dieu n’a fait pour lui qu’un monde périssable ». Pourtant, le roman s’ouvre sur le seul personnage prenant, le patriarche Marcel, né après la Grande Guerre, gangrené de maladies, passé maître dans l’art des fiascos, putréfié sous le soleil des colonies qui se décomposent en même temps que lui, acrimonieux et morbide depuis que la faucheuse lui a ravi le seul amour de sa vie, cet homme symbolise la « Chute » à lui tout seul, d’autant plus belle quand on peut y entraîner les siens. C’est lui qui financera le projet de bistrotier de son petit fils Matthieu, qui abandonne ses études de philosophie pour servir des pastis à de piteux chasseurs, dans le bar du village, berceau de la tribu : il met en marche la nouvelle calamité familiale, se gondolant d’avance de la culbute du jeune homme, qui aura effectivement bien lieu. Chaque époque de l’intrigue se distingue par un niveau de langue différent et il faudrait être bien scélérat pour ne pas souligner la beauté des longues phrases sinueuses quand Ferrari écrit sur le vieil homme : elles se déploient, s’étirent, se tendent, sans que la lecture n’en devienne pénible, jamais ballonnées ou mijaurées, toujours fluides, seyantes, souvent acides ou ironiques au point final.

On se dit alors que Jérôme Ferrari serait l’auteur d’une grand livre s’il était resté sur les basques du très périmé mais fascinant Marcel. Mais il préfère affaiblir sa langue en changeant d’époque, s’appesantir sur les propriétaires successifs ineptes du bar et sur la débâcle annoncée « par une nuit de pillage et de sang ». La lecture devient inconfortable et pénible car on distingue un peu trop les coutures lâches, le rapiéçage, les astuces et la construction bancale : les personnages contemporains sont caricaturaux (le candide, le blasé, le sauvage, le cruel, la Sainte…), sans vraiment d’épaisseur, souvent bâclés et d’un seul tenant, comme la sœur de Matthieu, qui ne traverse le livre que pour incarner lourdement la notion phare de Saint Augustin, de libero arbitrio. Plaquer gauchement des notions philosophiques, un vocabulaire mystico doloriste, osciller pesamment entre la bêtise et l’intelligence, le bien et le mal, débiter des sentences  pompeuses à défaut d’être fines, lasse rapidement. Il ne suffit pas de transposer ses cours de philosophie dans un débit de boissons contemporain pour faire un grand livre. Visiblement, rappeler le fatalisme catégorique de Saint Augustin dans une parabole pourtant médiocre, à l’heure où notre société semble, elle aussi, mal en point, plaît. Heureusement, « Dieu a-t-Il jamais promis que le monde serait éternel… ».

 

* vivre avec un critique, ça aide pour connaître l'envers du décor... :-)

Publicité
Publicité
22 octobre 2012

Cold Case à Twin Peaks

AHQ

La vérité sur l’affaire Harry Quebert, roman de Joël Dicker

Éditions de Fallois / L’âge d’Homme, 2012

Louper sa station de métro malgré le bruit, la cohue, les mal élevés qui beuglent dans les portables, les frustrés qui tripotent compulsivement leurs IPommes, les chanteurs, les quêteurs et autres hallucinés qui tentent de faire du tai-chi dans une rame bondée (si si, c’est bien du vécu fou-8…), est le signe patent d’un endormissement comateux ou bien de la lecture d’un grand livre addictif. La seconde option est la bonne, je dois à Joël Dicker trois courtes nuits et un allongement non prévu de mon parcours matinal sous terre.

La vérité sur l’affaire Harry Quebert est pour moi LE roman de cette rentrée, curieusement présent sur trois listes des prix littéraires d’automne (les jurés auraient-ils enfin appris à lire ?). Pourtant, fi du microcosme parisien (l’auteur est Suisse), de la prédominance des têtes chenues (il a 27 ans), de l’ancienneté dans le cercle des élus (il s’agit de son second roman), des pelotages intimes (enfin, une vraie fiction !), du trash et du sordide (Dicker ose nous parler d’amour) !

Ce pavé de 664 pages peut être lu de trois façons : comme un fabuleux roman policier qui respecte tous les codes du genre, comme une chronique douce amère d’une petite bourgade américaine de la Nouvelle Angleterre dans les seventies, ou bien comme une réflexion sur l’écriture et la gestation d’un roman.

Nous sommes en 2008, un jeune écrivain new-yorkais, Marcus Goldman, narrateur, auréolé d’un très médiatique succès littéraire avec son premier roman, peine à aligner les premiers mots du suivant (dépression post-partum bien connue). Lassé des aboiements de son éditeur et angoissé par sa soudaine impuissance créative, il renoue avec son ancien professeur de littérature et mentor, l’écrivain Harry Quebert, qui coule une quasi retraite dorée dans une jolie maison au bord de la mer, à Aurora, dans le New Hampshire. C’est dans son jardin, que l’on retrouve les restes bien refroidis d’une jeune fille du coin, mystérieusement volatilisée en 1975, serrant contre elle le manuscrit du livre qui allait consacrer Quebert, lui valant les deux prix littéraires les plus prestigieux du pays. Mais lorsque l’Amérique comprend que le roman d’amour entré dans l’histoire, les mémoires et la littérature, n’est autre que le journal de la liaison de Quebert et de l’adolescente, la machine judiciaire implacable se met en marche, broyant le vieux romancier qui clame son innocence. Qui a tué Nola Kellergan ? Persuadé de l’innocence de son professeur, Marcus intervient dans l’enquête, fouille de son côté, interroge, réveille les vieux souvenirs, secoue la petite ville de sa torpeur, de ses secrets, de ses silences coupables.

Ce thriller tient déjà parfaitement debout tout seul, crédible, habilement construit (fausses pistes, rebondissements, coups de théâtre…), et vecteur de fissures qu’il engendre sur la société middle class trop lisse, bigote et tartufe. Le milieu de l’édition est croqué à l’acide, dirigé par des marketeux et des financiers aux dents longues, avides et vulgaires, assistés d’une armée de ghost writers, prêts à pimenter les livres trop sages de sexe, de boue, de mensonges, de scandales qui font vendre.

Mais La vérité sur l’affaire Harry Quebert est surtout un incroyable vertige de la création (un écrivain, Dicker, qui écrit sur un écrivain, Goldman, qui enquête sur un écrivain, Quebert, qui côtoie un autre écrivain mystérieux …cherchez l’imposteur !), un enchevêtrement de manuscrits (quatre au total), une mise en abîme redoutablement efficace qui finit par perturber ferme le lecteur : qui écrit quoi ? Qui tire en définitif les ficelles de la narration ? Le jeune Joël Dicker s’amuse comme un fou de ce puzzle, de ces pièces savamment distillées dont on ne comprend l’agencement qu’à la dernière page, des frontières incertaines entre le récit et le réel. Ce livre est comme le grand éclat de rire d’un gamin précoce, intelligent et rusé, qui se divertit des errements de son lecteur, trimbalé dans le brouillard par le bout de sa plume et qui joue à cache-cache derrière son personnage d’écrivain en panne. Chaque chapitre s’ouvre sur un conseil littéraire de Quebert à son novice Goldman, comme une sorte de méthode du prêt-à-écrire en 31 stations numérotées à rebours vers le dénouement, que le narrateur respecte à la lettre : tout comme Dicker, avec un humour acidulé non dissimulé… 

Au chapitre 2 (donc, conseil 30), Joël Dicker nous avait pourtant bien mis en garde : « pour être formidable, il suffisait de biaiser les rapports aux autres ; tout n’est finalement qu’une question de faux-semblants.» Les personnages du livre adhèrent à ce jeu de la dissimulation et de la tromperie en y laissant des plumes. Leur créateur, lui, peut être satisfait, sa filouterie huilée comme un coucou suisse lui assure un best-seller… ironie du sort !

 

28 septembre 2012

Le théâtre des ombres… entre Guignol et Karaghiozis

9782234064744-G

L’enfant grec, roman de Vassilis Alexakis

Éditions Stock, 2012

« Il me semble que quelque chose s’est rompu à Aix, que l’opération a modifié ma perception de la réalité.» On ne saurait mieux dire, quand un auteur incontesté né à Athènes en 1943, primé du Médicis (1995) et du Grand prix du roman de l’Académie Française (2007), se met à dérailler dans les grandes largeurs, pour retrouver les joies d’une enfance vouée aux livres.

Le narrateur nous balade dans un pseudo roman autobiographique, récit de sa convalescence post-op’ dans un hôtel de la rue Madame, à deux pas du Luxembourg. Boiteux, empêtré de ses béquilles, obnubilé par le souvenir cuisant de ce premier vrai pépin de santé et de son hospitalisation (les premières pages sur le sujet sont d’ailleurs un peu longuettes), le narrateur se met à couvert au vert, et parcourt les allées du jardin en traînant péniblement la patte. Il explore les recoins du Luxembourg, en découvre les usages, les visiteurs, les habitués, l’ombre des personnages issus de l’imagination de Hugo ou de Balzac, tout comme ceux qui y ont élu pour ainsi dire domicile, sénateurs, marionnettiste du théâtre de Guignol, vagabond lettré ou savoureuse dame-pipi.

Cette plongée au cœur d’un lieu pétri d’Histoire et de romanesque, au moment où la camarde l’a raté de peu, lui ouvre de nouveau les portes de son paradis perdu, son propre jardin de la banlieue d’Athènes, où les personnages fabuleux des « Classiques illustrés » venaient le retrouver dans la remise pour de grandes aventures. La magie des romans populaires, leurs héros courageux, les aventuriers intrépides, répondent de nouveau présents pour que le réel soit supportable. Quand la Grèce s’enflamme, que l’exilé ne reconnaît plus son pays, qu’il n’y a plus beaucoup de vivants avec qui partager des souvenirs, la littérature reprend ses droits, la réalité se délite et bascule dans une fiction où l’imagination pétulante règne en maître : « J’ai su très tôt en somme que la meilleure façon de raconter un événement était de l’inventer ».

Alors le narrateur choisit, comme Alice, de plonger tête la première dans le terrier, et partage son petit-déjeuner sans sourciller avec le Lapin Blanc de la Reine de Cœur,  tient des discours aux pantins chahuteurs et dissipés du Guignol qui apprécient l’hommage qui leur est rendu, croise Milady dans une librairie, subit une attaque de Peaux-Rouges qui brandissent lances et tomahawks sur le pavé parisien et voit enfin flamber le Sénat après une attaque de pantins géants, avant de fuir par les égouts et les carrières souterraines, porté à dos d’homme tel Marius avec Jean Valjean. Ce glissement progressif vers le burlesque permet au texte de ne jamais sombrer dans la réminiscence funèbre ou une nostalgie mélancolique. Le crayon (puisque le narrateur écrit encore au crayon de papier sur les feuilles blanches les mieux disposées envers lui dans une rame, persuadé que certaines feuilles préfèrent lui manifester une réelle hostilité en repoussant ses idées…) témoigne de détails, d’accros, de cocasseries, de remarques décalées, déroutantes et souvent drôles qui rappellent la fulgurante maîtrise de la langue d’Alexakis. Remarquant que le prince Mychkine ressemble trop au Christ, il répond à son frère qui lui demande de lui résumer L’Idiot : « c’est un épisode inédit de la vie de Jésus qui se passe chez les alcooliques russes »… « L’âme russe ?... une sorte de nationalisme parfumé d’encens »…

C’est élégance de ton, ce mélange d’innocence retrouvée, de mensonges assumés et d’ironie caustique (les pages sur la crise grecque sont sans concession) est d’autant plus savoureuse à l’heure où d’autres auteurs se complaisent dans le trash et le narcissisme sinistre. Vassilis Alexakis préfère rendre un magnifique hommage à la littérature, à Dumas et à Stevenson, à Jules Verne et à Dickens, avec poésie et une âme d’enfant encore immaculée.

 

20 septembre 2012

Les illusions perdues…

rue_des_voleurs_mRue des voleurs, roman de Mathias Énard

Éditions Actes Sud, 2012

La quatrième de couverture avait un peu terni l’enthousiasme que suscite toute nouvelle publication estampillée Mathias Énard. Ecrire à chaud sur le Printemps arable et la révolte des Indignados me paraissait extrêmement glissant, limite casse-gueule, las que nous sommes de toutes ces promesses de jours meilleurs qui finissent en débâcle accablante.

Ce qui ressemblait de prime abord à une gageure se révèle un formidable roman, une authentique fiction qui tient à distance respectable l’exhibition de l’actualité, un road-movie entre Tanger et Barcelone où l’on suit les péripéties tragiques et rocambolesques d’un jeune Marocain en exil. Mathias Énard aurait pu choisir un narrateur tunisien ou égyptien, mais préfère un « excentré » en position d’observateur, un personnage qui n’a pas vécu les révolutions, un simple témoin curieux emporté par le tumulte.

Le jeune Lakhdar, chassé de chez lui pour avoir connu bibliquement sa cousine hors mariage, traverse son époque et la Méditerranée jusqu’en Catalogne, avec les yeux de l’innocent, éprouvant les limites de sa liberté et de sa conscience et perdant, au fil des événements, toutes ces certitudes. Les aspirations légitimes de Lakhdar, « être libre de voyager, de gagner de l’argent, de me promener tranquillement avec ma copine, de prier si j’en ai envie, de pécher si j’en ai envie et de lire des romans policiers si cela me chante sans que personne n’y trouve rien à redire à part Dieu lui-même » sont en fait communes à tous les jeunes, quelle que soit leur culture. Rue des voleurs saisit ce moment où le sort de l’Europe et du monde arabe s’entremêlent, où les cris des Indignés d’une Europe agonisante étranglée par ses créanciers répond au désespoir de ceux qui s’immolent pour mettre fin à une dictature.

Autour de Lahkdar, c’est une hécatombe quasi permanente - attentats, assassinats, noyades de réfugiés -, morts en série qu’il endure jusque dans les boulots improbables qu’il décroche à chaque étape de son expédition : numérisation des fiches individuelles des millions de combattants de la Grande Guerre ou mise en bière des cadavres repêchés dans le Détroit de Gibraltar, avant leur retour au pays en cercueils plombés. Mais quand on a appris le français aux basques des grands auteurs de Polars et de Séries Noires, on est un peu blindé. La singularité de Lahkdar réside d’ailleurs dans ce goût des mots, quels que soient leurs idiomes -  arabe classique, marocain, français, espagnol ou catalan -, de l’étude, de la poésie et des récits de voyages des grands écrivains arabes : « J’étais conscient que c’étaient les livres qui m’avaient obtenu les meilleures situations que j’aie jamais eues… je sentais confusément qu’ils me donnaient une supériorité douloureuse sur mes compagnons d’infortune…à ce rythme-là, il allait bientôt me pousser des lunettes. » En creux, son ami d’enfance Bassam le regarde « avec ses yeux vides, ses yeux d’aveugle… des yeux effrayés et fragiles qui paraissent toujours fixer le lointain ». Devenu homme de main d’un Islamiste cauteleux, Bassam se perdra très loin dans l'ignorance, la violence et le terrorisme.

Derrière ce plaidoyer pour les livres qui instruisent et sauvent, c’est bien sur l’ombre de Mathias Énard que l’on perçoit alors, celle du traducteur d’arabe, du fin connaisseur des grands auteurs classiques, de l’amoureux de la calligraphie et de la poésie, de celui qui a roulé sa bosse de Beyrouth à Damas, de la Syrie au Maroc, avant de se fixer en Catalogne depuis dix ans : « Je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement ».  Ce vécu personnel du romancier à Barcelone donne au livre ses plus belles pages, qui flamboient soudain dans la description des bouges du Raval, quartier oublié où s’entassent les laissés pour compte comme Lakhdar et de cette rue de Voleurs, « rue des putains, des drogués, des ivrognes, des paumés en tout genre qui passent leur journée dans cette citadelle étroite sentant l’urine, la bière rance, le tagine et le samoussas ».

Le ton du récit est volontairement « sotto voce », nourri d’empathie, sans jugement à l’emporte-pièce ou raccourci facile. La plume ne griffe pas, ne colère pas, mais porte les étonnements de ses exilés sur l’état du monde à l’avant-veille d’un grand bouleversement, où certains rêvent de « provoquer l’affrontement, de déclencher des représailles qui souffleraient sur les braises, lanceraient les chiens les uns contre les autres », Lakhdar « observe la série de cataclysmes comme qui, dans un abri sûr, sent le plancher vibrer, les parois trembler, et se demande combien de temps encore il va pouvoir conserver la vie : dehors tout semble n’être qu’obscurité ».

 

5 septembre 2012

Karoo, roman de Steve Tesich

karooÉditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012

Le cas Karoo…vous n’avez pas pu y échapper, la presse bobo faussement contestataire s’en est délectée, les suiveurs ont suivi, les lecteurs, guidés par leur instinct grégaire, ont avalé l’appât, l’hameçon et le fil d’une seule bouchée, sans se hasarder à tempérer l’ouragan de flatteries flagorneuses doctement distillées. Non, je carbonise un peu vite, certains bloggeurs affiliés à la Ligue de la Pensée Libre ont nettement relativisé la portée du pavé marron lancé dans la mare aux gogos.

J’ai tout d’abord un peu de mal à gober la belle histoire qu’on nous ressert trop souvent ces derniers temps : « attention chef-d’œuvre inconnu, texte inouï longtemps resté sans traduction, auteur inclassable, héros alcoolique cynique et désabusé pris dans le tourbillon d’une chute vertigineuse, critique acide de la société américaine arrivée au bout de son histoire, c’est corrosif et sans pitié, à la fois Roth et Easton Ellis, voire Saul Bellow ». Rien que ça ? Et le texte dort depuis 16 ans sans qu’aucune grande maison n’ait mis la main dessus ? Pourtant refroidie par le livre surcoté d’Exley paru chez le même éditeur (ici), j’ai benoîtement replongé. Mal m’en a pris.

Karoo est le roman posthume d’un scénariste américain d’origine yougoslave, paru en 1998. Mais savoir raconter des histoires pour grand écran ne présume pas forcément d’un grand talent d’écrivain. Et, à bien y regarder, Karoo n’est pas autre chose qu’un scénario de 600 pages, calibré au millimètre, laborieux, artificiel dans sa construction, où la technique d’écriture trop manifeste l’emporte sur le style et la langue. Derrière les tribulations de son antihéros, loser pathétique et caricatural, qui cherche à sauver sa piètre existence en jouant les démiurges, Steve Tesich veut raconter une nouvelle tragédie grecque, sous le patronage d’Icare, d’Ulysse, de Sisyphe et d’Œdipe appelés en caution culturelle, autour des notions de fatalité, de châtiment, de rachat et d’hubris (hybris) qui, si elle caractérise son héros, l’imbibe lui aussi tout autant.

Aucune finesse dans le trait, des détails lourdement soulignés – qui serviront plus tard, parce que tout est déjà écrit dans la vie, c’est le destin, on n'y peut rien – une psychologie de bazar avec papa et maman pour la touche freudienne, des citations d’auteurs européens pour le lectorat upper-class, un calibrage parfait entre l'audace (factice) et l’émotion (facile) pour que le livre passe un jour à l’écran : découpage, dialogues et voix off, lieux de tournage, direction d’acteurs, intonations et déplacements, mouvements de caméra, tout y est. Du prêt à filmer, en quelque sorte.

Mais un script conçu pour des images ne fait pas de la littérature. La pauvreté de l’écriture (le livre est aux ¾  rédigé à la première personne en style parlé), les tentatives d’humour, qui se veut grinçant, mais qui tombent souvent à plat, des longueurs plus complaisantes qu'inspirées, des personnages stéréotypés jusqu’à la caricature, leur verbiage creux, les rebondissements préfabriqués, ce ton caustique mordant, lassant au fil des pages, puis le sentimentalisme forcé qui imprègne tout à coup notre héros jusqu’à la désopilante envolée métaphysique finale* (mais quelque chose me dit que ce comique tordant-là n’est peut-être pas volontaire) font de ce faux-roman un édifice branlant à démolir. Si j’étais très très enfiellée, je dirais qu’un tâcheron a voulu faire son Terrence Malick, sans le talent qui va avec.

 

* L'Odyssée, en version futuriste... "à travers les cieux, l'espace et le temps, un vaisseau s'en vient... Ulysse" Cette vision soudaine de notre cher Ulysse 31 a définitivement enterré Karoo... ok, je sors !

 

Publicité
Publicité
28 août 2012

Qu'est-ce qu'on se fait suer...

9782841004805Les îles grecques - Lawrence Durrell - 1978 -  Rééd. Bartillat, 2010

Il faut dire aussi que les francophones ont de la chance : Jacqueline de Romilly, Jean-Pierre Vernant et Jacques Lacarrière forment, vue de ma fenêtre, la Sainte Trinité de l’hellénisme éclairé, dans lesquelles on va piocher selon son humeur. Des récits, des réflexions, des études, des voyages, quelquefois un peu escarpés, d’autres plus accessibles mais toujours animés d’un enthousiasme prodigieusement communicatif.

On se dit alors qu’ils n’y a pas de raison que nos voisins grands-bretons ne partagent pas notre emballement bouillonnant, surtout lorsqu’un écrivain anglais, né en Inde, passé par Alexandrie, a parcouru autant de miles dans le bassin méditerranéen, pour nous offrir 339 pages de réflexions sur son histoire avec la Grèce. Un détail m’avait pourtant interloquée en feuilletant l’ouvrage : entre 1935 et 1956, Durrell choisit de se fixer à Corfou, Rhodes puis à Chypre, en somme sur la périphérie du monde hellénique actuel. Un choix un tantinet « timoré », comme si le monsieur était un poil chichiteux, limite sophistiqué coincé, ce qui n’augurait rien de bon pour ses relations avec le peuple grec contemporain.

Morceaux choisis :

« La vie dans les petits villages… c’est le règne de l’étroitesse d’esprit, de l’ignorance, des bas coefficients d’intelligence, qui signifient la mort de l’art. C’est une vie horrible non seulement à cause des privations matérielles mais de l’asphyxie intellectuelle. » Sic.

« Les pays pauvres n’ont pas les moyens de produire de grands cordons-bleus, et sans doute risque-t-on de manger abominablement mal en bien des endroits en Grèce…une fois passées les premières déceptions, on se résigne rapidement à accepter avec impassibilité la pitance qui se présente – de toute façon, il se présente aussi des choses excellentes, comme les homards ou les langoustes à Hydra ». Re-Sic.

On hésite entre tomber de sa chaise ou se dilater sauvagement la rate, ça dépend de l’humeur du jour. Ce voyageur poseur, fat, bêcheur exprime bien souvent du mépris pour les habitants, comme un colon pour les indigènes. Certes, il chérit la Grèce ou du moins, une certaine idée de la Grèce, son histoire prodigieuse, ses mythes et ses légendes, sa grandeur passée, ses paysages et sa lumière. Il est vrai que ses digressions sur l’archéologie, l’architecture, la littérature et la poésie, sont pertinentes et fines, la beauté de son écriture est manifeste, sa solide culture classique lui permet de belles pages sur la Crête et  Rhodes. Mais Durrell n’a pas la générosité, la chaleur, la flamme d’un Lacarrière, pétri d’empathie pour les Grecs. Il trouve plus piquant de distiller sa morgue et ses opinions lapidaires avec un aplomb renversant :

« … escale inintéressante dans l’île d’Ikaria : elle a l’air rude et mal tenue, comme si elle n’avait jamais été aimée de ses habitants. La première impression de désordre et d’incertaine utilité se trouve renforcée par le réseau routier qui semble avoir été conçu par un facteur saoul. Il serait parfaitement vain d’essayer d’en dire plus long sur cette île ».

Si Durrell touche le fond, il creuse encore avec Amorgos, où il expose sa bêtise crasse :

« île plutôt sinistre qui n’a pas grand' chose à son crédit…si par hasard vous vous laissiez coincer là, vous y péririez d’ennui comme un géranium qu’on a oublié d’arroser. »

Tenant Amorgos pour la plus belle des Cyclades, je ne peux que vous engager à vous tenir très loin de la mesquinerie de Durrell et à vous replonger, encore et toujours, dans L’Été grec.

 

8 août 2012

Accessible Iliade…

9782070341337Homère, Iliade - relecture d’Alessandro Baricco – Éditions Albin Michel, 2006

Il est de ces grands textes qui paralysent, trop célèbres, trop illustres, trop imposants, pour que le commun des lecteurs ose s’en emparer : vingt quatre chants, plus de quinze mille trois cents vers, pour raconter l’épopée la plus connue de tous les temps. Une cité légendaire, des hommes et des dieux, des guerriers, des héros, des rois, des noms qui ont traversé les siècles et dont la seule évocation force le respect et l’admiration.

Souhaitant adapter l’épopée au format de lectures publiques retransmises à la radio italienne – quarante heures étant nécessaires pour venir à bout du texte originel - Alessandro Baricco a dû intervenir, à partir d’une traduction italienne en prose, et revisiter le monument sans le trahir.  Pour certains, on frôle le sacrilège, la profanation, voire le blasphème. Je voudrais bien savoir, parmi ces dévots intégristes bien-pensants, combien se sont mangés les quinze mille trois cents vers…

Alessandro Baricco resserre le texte, élague les répétitions, dégraisse, en gardant les sections originales de l'oeuvre. Il fait le choix de se passer des dieux, inutiles d’un point de vue narratif et maintenant très éloignés des préoccupations  de l’homme du XXIème siècle. Cette décision est conforme à sa vision de l’Iliade, « composée pour chanter une humanité combattante, et la chanter de façon inoubliable, pour durer dans l’éternité, et arriver au dernier fils des fils en chantant toujours la solennelle beauté, et l’irrémédiable émotion qu’a été autrefois la guerre, et qu’elle sera toujours ».

Après avoir coupé les interventions de Zeus, Poséidon, d’Apollon et consorts, Alessandro Baricco  balaye les aspérités archaïques pour transmettre l’histoire dans une langue vivante, contemporaine, sur un rythme rapide, à l’aide de phrases courtes. La respiration est celle d’un texte parlé. Comment lui en faire reproche alors qu’il ne fait que mettre ses pas dans ceux des aèdes et des rhapsodes de l’époque homérique, transmettant l'histoire selon une longue tradition de poésie orale, où chacun est libre d’orner, de morceler, d’exalter un épisode en passant sous silence les moins impressionnants.

Cette proximité de langue se double d’une implication directe des héros mythiques, avec l’intervention d’un narrateur différent à chaque étape du récit. Plus de conteur extérieur,  Alessandro Baricco laisse les personnages nous parler, nous faire témoins de leurs émotions, de leurs contradictions, de leurs victoires et de leurs souffrances. Achille, Agamemnon, Ulysse, Hector, Priam, mais aussi les femmes, les personnages secondaires, le fleuve même, souillé du sang intarissable des guerriers massacrés, tous donnent de la voix, « kaléidoscopent » le déroulé des événements en démultipliant les points de vue. C’est un vrai chœur antique qui nous livre la prise de Troie, non plus la voix unique et monocorde d’un poète.

Enfin, Alessandro Baricco intervient, en italique, dans le texte, en greffant quelques notations et surtout en ajoutant un épilogue, issu de l’Odyssée, la chute de Troie et l’épisode du cheval (l’Iliade d’Homère se referme sur les funérailles d’Hector, sans indiquer le vainqueur d’une guerre qui aura duré une décennie).

Il faut garder à l’esprit que cette réinterprétation est faite pour être lue, qu’elle n’est en aucun cas une « nouvelle version pour les incultes» de l’œuvre d’Homère. Nulle prétention de la part de Baricco de ré-écrire une œuvre majeure qui sentirait de nos jours la naphtaline et la poussière. Le texte initial est toujours là, libre aux auditeurs/lecteurs ensuite de se tourner vers lui s’ils le souhaitent. Les lectures publiques se sont déroulées devant plus de dix mille spectateurs. Alessandro Baricco raconte dans sa préface que des automobilistes, écoutant la retransmission, sont restés scotchés dans leur voiture, incapables de couper la radio avant la fin de l’histoire. Passer, transmettre, diffuser, perpétuer un grand texte, même retouché, est toujours une victoire. Faire la fine bouche devant un succès populaire est affaire de pédants boursoufflés ou d’ignorants. Et enfin, s’imaginer qu’il existe, quelque part, UN manuscrit authentique de l’Iliade, sacré et consacré, avec empreinte d’Homère* certifiée conforme, est risible.

On peut se demander si la portée du texte est encore d’actualité. Or, le choix de l’Iliade fait toujours sens. Elle nous parle de guerres absurdes, amorcées par un « presque détail » que l’on aurait pu régler autrement que par le fracas des armes. L’épopée parle d’hommes qui, tout compte fait, adorent combattre, frapper, massacrer, comme si la gloire et le salut ne pouvaient s’acquérir que dans un bain de sang. Baricco a raison de sortir les dieux du récit car l’immortalité d’un homme s’acquiert sur le champ de bataille, la guerre est une aventure physique, terrestre, et tous se complaisent dans la volupté de la destruction. Le dépassement de soi, et donc, le moment de vérité, prévaut sur l’idéal que l’on a  depuis longtemps oublié. Au bout de dix longues années de féroces combats, les Grecs et les Troyens savaient-ils encore pour quoi ils luttaient ? En contre-chant, la voix d’Achille, et celles des femmes, raisonnent d’un autre choix, celle de la paix et de la toute puissance de la vie. Option vite balayée. Comme nous rappelle Baricco dans sa postface : « on considère toujours la guerre comme un mal à éviter, mais on est loin de la considérer comme un mal absolu : à la première occasion, tapissée de beaux idéaux, l’idée de partir à la bataille redevient très vite une option réalisable. On la choisit même parfois avec une certaine fierté. » **

 

* Dont l’existence est de toute façon remise sérieusement en cause.

Alors que dire d’un recueil tardif de textes disparates transmis oralement, donc déformés, tronqués, sans cohérence et passés ensuite entre les mains de copistes, de commentateurs qui les ont retouchés durant des siècles ? De quoi donner des migraines aux paléographes qui ont dédié leur vie de chercheur aux poèmes homériques…

** Il suffit d’entendre les va-t-en guerre en chemises blanches qui rêvent de voir aujourd’hui s’enflammer la Syrie, l’Iran et tout le Moyen-Orient.

 

18 juillet 2012

Louis Wolfson, flamboyance de la folie peu ordinaire

w

Seconde découverte inouïe aux Éditions Attila, - après le choc du roman de Jacques Abeille (ici) -, que ce récit dément d’un auteur octogénaire, publié pour la première fois en 1984, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan. Oui, il s’agit bien du titre du livre, à l’assonance singulière…, car, dit-il, « ma mère avait choisi de mourir de manière allitérative ».

Paul Auster, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Lacan avaient déjà remarqué cet Américain de New York, lors de la parution d’un premier texte en français chez Gallimard, en 1970, Le Schizo et les Langues. Diagnostiqué schizophrène très jeune, habitué des asiles psychiatriques, vouant aux gémonies sa langue maternelle *, l’homme vit en permanence avec des écouteurs aux oreilles pour se repaître d’autres idiomes, le français en première place. Sous perfusion financière de l’état pour « incapacité depuis l’enfance », Louis Wolfson parie et perd et passe cette pension sur les champs de courses, échafaudant à longueur de journée de fumeuses théories pour présager des résultats. Comportement obsessionnel, compulsion maniaque, férocité, narcissisme, délires et paranoïa, tout peut être retenu contre lui. Il tient à distance ce qui touche à l’émotionnel, au relationnel, étanche à la souffrance de ses proches. Muré dans un implacable détachement, il consigne par écrit, d’une manière clinique et glaciale, en alternance avec les carnets personnels de sa mère, la maladie, la décrépitude, la mort de sa génitrice. Aucune ironie, même pas de persiflage ou de deuxième degré, il ne ressent rien, il est juste factuel. Il est un homme effroyablement seul, exposé à un monde hostile, dont il n’attend qu’une chose, éructée à longueur de paragraphe, la destruction prochaine, lors d’un cataclysme nucléaire. 

Cette haine profonde de l’humanité qu’il considère ignorante, abrutie et perverse, est ressassée, mâchouillée, opposée à son intelligence, sa culture, sa propre clairvoyance. Á moult reprises, il affirme que, selon les Grecs, le plus grand bonheur qui puisse échoir à un homme, c’est de ne pas être né. Lui a eu la poisse. Il faut attendre la page 237, sur 301, pour percevoir enfin la propre souffrance de Wolfson, lorsqu’il décrit, sans s’y attarder,  les traitements subis en hôpitaux psychiatriques : électrochocs, lobotomie par brûlure neuronale, cerveau toasté, chocs insuliniques, comas hypoglycémiques répétés et l’arrogante prétention des « médecins », « des saletés qui semblent devoir s’acharner agressivement, tout en remplissant leurs goussets et en se procurant un sentiment accru de pouvoir arbitraire et dictatorial, à aider des malheureux  qui ne veulent pas être aidés par contrainte et au prix de la privation, moralement illégale, de leur liberté, au nom d’une sacro-sainte santé mentale ! » Tout à coup, sous la folie hallucinée de Louis Wolfson, apparaît comme un ricanement d’hyène, qui renvoie à la société sa propre responsabilité. Monumental.

 

* dans les deux sens du terme …

 

4 avril 2012

1Q84, roman de Haruki Murakami

Livre 3 Octobre-Décembre, Editions Belfond, 2012

« Tout à coup le terrain s'affaisse et ouvre un abîme »

harukiÉtrange impression laissée par l’ultime morceau du puzzle : devant la pauvreté du dernier volet de la trilogie 1Q84, nous sommes en droit de nous demander si nous ne nous sommes pas fait berner comme des bleus par Murakami. Le tapage médiatique, la notoriété de l’auteur, les ventes internationales vertigineuses, ont fait de cette histoire scindée en trois volumes une référence littéraire qu’elle ne mérite pas. C’est sans doute ce qui pend au nez des auteurs qui veulent ratisser large et qui délaient un brouet tiède, destiné à plaire au plus grand nombre, au détriment de ce qui a fait leur singularité.

Haruki Murakami fait entendre une troisième et nouvelle voix, celle d’un détective privé incongru et collant, lancé aux trousses de notre tueuse Aomamé, mais qui ignore tout de ce qui lie les deux héros, contrairement aux lecteurs ; détricoter leurs enfances, leurs blessures similaires, les chaînes qui unissent les personnages que nous côtoyons depuis 500 pages prend énormément de temps et n’apporte rien d’inédit au récit. Murakami repasse du réchauffé, tire à la ligne, radote, tourne en rond et on languit que quelque chose se passe enfin.

D’ailleurs, tout le monde poireaute dans ce Livre 3 : Aomamé attend la fin de l’année 1Q84 cloitrée dans un appartement, Tengo accompagne son père vers la mort enfermé dans un hôpital, le détective guette les héros et leur chute dans sa souricière, reclus dans un appartement vide.

Perdue la poésie, envolé le fantastique, délité le mystère, diluée la tension : ne reste qu’une pâle copie truffée de name dropping (Proust, Jung, Tolstoï, Sibélius, Janáček… ça fera toujours plaisir au marché du livre européen), où l’auteur semble oublier le monde décalé qu’il a créé. Ne comptez pas avoir des réponses, des explications, des éclaircissements sur les Little People, les chrysalides, les Mothers and Daughters, les lunes jaunes et vertes, Murakami laisse tomber sa mythologie pour un happy-end téléphoné qui frôle le grotesque : la scène de lit des retrouvailles entre nos deux héros, vingt ans après, qui ont laissé des cadavres et bien des énigmes derrière eux, atteint les sommets du ridicule avec une interrogation, certainement existentielle, sur la taille des seins de notre héroïne… tout ça pour en arriver là !

 

27 mars 2012

Les Jardins statuaires, roman de Jacques Abeille

jacques-abeille-les-jardins-statuairesÉditions Attila, 2010 (première édition en 1982 chez Flammarion)

Si l’on ne galvaudait pas tant le mot de chef-d’œuvre, on jubilerait à estampiller cette somme de 470 pages de ce qualificatif, tant la commotion émotionnelle éprouvée à sa découverte est  puissante. Á l’exception de quelques initiés qui se refilent le graal, ce récit vieux de trente ans, qui ouvre la trilogie du Cycle des contrées, est indûment ignoré du grand public. Son auteur, né en 1942,  cultive la discrétion, écrit sous pseudo quand ça lui chante et prend le temps d’imaginer des mondes. La destinée du manuscrit tient aussi des légendes, du mythe des textes éveillés qui résistent à l’impression : exemplaires qui n’arrivent jamais à leur destinataire, perdus, partis en fumée, infortunes et fatalités d’édition, tout ce qu’il faut pour baigner dans l’étrange et l’œuvre maudite.

Ce livre ne ressemble pourtant à nul autre, il est impossible de le rattacher à une école, à un style, de le comparer à quelques monuments de la littérature. Pour tenter de cerner cette gigantesque œuvre singulière, les critiques lui attribuent des parrains présumés : Julien Gracq, Tolkien, Mervyn Peake, Voltaire et les surréalistes. Oui, les Les Jardins statuaires ont bu à toutes ces coupes pour resplendir comme un gemme rare de la littérature du XXème siècle.

Jacques Abeille nous envoie sur des terres inconnues, sans repère temporel. Le narrateur est un simple voyageur qui vient découvrir ces contrées par lui jusque là ignorées, une succession de vastes domaines clos où vivent des jardiniers, voués à la culture des statues de pierre, qui poussent spontanément dans leurs allées terreuses rectilignes. La première partie du récit du narrateur est consacrée à la découverte de ce maraîchage un peu surprenant, plantation, taille, repiquage, soins donnés à ces créatures inertes et blanches, qui font toute la richesse de ces propriétés terriennes, autour desquelles tourne une société archaïque, corsetée de traditions séculaires. Le récit de voyage onirique et le tableau des coutumes, laissent peu à peu la place à une critique de cette organisation agraire faussement utopiste : le narrateur croise d’autres personnages un peu en marge des codes enracinés, en découvre la face sombre (mépris des femmes, marchandage de certains enfants, collusion avec une ligue très officielle de proxénètes, bannissement de tout opposant aux coutumes ancestrales, rigidité morale, avidité, ambition perpétuelle… ainsi que la féroce croissance incontrôlée de certaines statues, qui savent prendre une insatiable et vorace revanche sur leurs jardiniers). Les pas du narrateur le mènent du sud de la contrée, riche et prospère, vers le nord, aux terres âpres et quasi stériles, pour atteindre une cité abandonnée, balayée par les vents, repère des nomades de la steppe septentrionale, prêts à déferler sur les grandes propriétés figées, périmées, devenues anachroniques. Leur leader est d’ailleurs un ancien jardinier, rebelle à ces domaines trop bien ordonnés, qui a fui les rituels établis, leur hypocrisie et leur cruauté.

Les Jardins statuaires s’éloignent à mille lieux des récits d’aventure, des épopées, du merveilleux, du fringant : errance surréaliste sans doute, il s’agit surtout d’un songe/d’un cauchemar éveillé qui se déroule au ralenti, piégeant le lecteur dans le rythme hypnotique des phrases de Jacques Abeille : le narrateur, tel un pèlerin, voyage à pied, contemple, découvre, comprend, couche sur le papier la chronique d’un monde immobile appelé à disparaître, sans qu’il se passe réellement d’événements remarquables. Le livre se referme avant que le choc des civilisations n’ait lieu : pas de batailles, d’héroïsme ou de violence, qui viendraient perturber ce temps suspendu de l’avant-chaos. L’auteur préfère nourrir son récit, tissé d’un seul trait, sans chapitre ni rupture, des visions poétiques et baroques nées de ses statues froides, allégorie d’un monde figé, dur et imperturbable. Asservis à ces idoles dans lesquelles ils recherchent leurs propres images, les jardiniers comprendront trop tard que l’on ne peut arrêter le temps ; dans certains domaines, la nature a déjà repris ses droits, engloutissant dans une expansion dantesque de pierre, les traces de la présence humaine.

 La cohésion du récit, « son imaginaire rationnel », son équilibre, doivent surtout à la langue de Jacques Abeille, à nulle autre pareille : recherchée sans être affectée, précise dans la description, tortueuse et habile, habillée d’un vocabulaire riche et imagé, envoûtante comme cette contrée imaginaire :

« Ces clartés venaient d’épais tumulus de pierrailles effondrées dont le bombement crevait la frondaison comme des dos de baleines blanches soufflant dans quelque sargasse. » (Page 221) «  Une pluie récente avait réparti des mares dans toutes les anfractuosités et c’est dans cette collection de miroirs éparpillés que je contemplai d’abord le ciel renversé. » (Page 337)

 La quatrième de couverture souligne la réflexion de l’auteur : « je crus avoir écrit l’œuvre d’un fou ». Plutôt celle d’un visionnaire rêveur, absolument prodigieux.

 

9 mars 2012

Si-bérie m’était contée…

wagon_cendrars1Sibir, Danièle Sallenave, Éditions Gallimard

Transsibérien, Dominique Fernandez, Éditions Grasset

Tangente vers l’Est, Maylis de Kerangal, Éditions Verticales

L’idée de départ semblait un peu singulière : embarquer une vingtaine d’écrivains français dans deux wagons du Transsibérien, entre Moscou et Vladivostok, au printemps de l’année franco-russe de 2010 pour une balade de plus de 9 000 kilomètres, rythmée de rencontres, tables rondes et excursions en tous genres, bien encadrées. Coincée entre le souvenir de Gide - et du voyage de 1936 -, et la prose de Blaise Cendrars, la coterie allait-elle suivre docilement le tempo imposé en opinant du bonnet ou bien jouer les désobéissants en bouleversant la feuille de route imposée par les autorités russes et en posant les questions qui fâchent ?

On trouvait du beau monde sur la liste des engagés volontaires, la liste des pontes avait belle allure. Á leur retour, les comptes rendus des journalistes venus prendre la température, les émissions de France Culture, les premiers récits, ont donné à chaud la couleur du périple : «parenthèse en terre sibérienne, entre colonie de vacances et délégation officielle d’intellectuels français, que personne ne lit passé Moscou ». En ce début d’année 2012, trois participants ont pris du temps et du recul pour la sortie d’un journal de voyage, d’une balade culturelle et d’une fiction.

sibirLe moins exaltant des trois est sans contexte, le Sibir, de Danièle Sallenave. Sa relation avec la Russie est engourdie d’un – visiblement – très inconfortable passé de sympathisante communiste, sur lequel elle revient bien laborieusement, même si on peut imaginer que découvrir un libéralisme brutal et dépravé sur des terres qui auraient dû baigner dans une toute autre utopie, vrille un peu l’estomac. On pourrait surtout en avoir très vite assez de ces allures d’instit' un peu pincée qui rappelle à l’ordre le reste de la troupe, souvent un peu à l’Ouest, et qui ne nous épargne aucun détail de ses menus, de la qualité de son sommeil, de ses soins capillaires. Les étapes dans les villes le long de la voie légendaire sont invariables (accueil folklorique, installation à l’hôtel, discours officiels, visites boulonnées, conférences, rencontres illusoires avec des locaux qui ignorent jusqu’aux noms de nos sommités) et on s’agace souvent des redondances.

Très scolaire cette manie d’alourdir son texte par ses recherches effectuées au retour, sur des points de détails qui n’intéressent personne. La dame est toute aussi dénuée d’humour et de second degré lorsqu’elle s’offusque d’un événement drolatique, - son mariage fictif avec Dominique Fernandez qui, lui, s’en amuse encore -, où la seule peur d’avoir été ridicule plombe son humeur pour la soirée. Sa prose ne fait mouche que lorsqu’elle accepte de sortir de son compte rendu appliqué pour narrer un malaise grandissant, à mesure qu’avance le train vers le Pacifique : le contraste entre ce voyage policé, réglé au cordeau, gavé d’activités culturelles et touristiques assez barbantes, encadré par des guides aux vieux réflexes très soviétiques, et ce sentiment de passer très près des Russes sans arriver à communiquer avec eux, sonne juste. Danièle Sallenave semble s’effriter le long du livre, sentant que ce périple ne lui apporte rien d’autre qu’un isolement, qu’elle passe tout à côté des gens sans n’en rien comprendre, que l’essentiel du pays lui échappe : « soudain, j’en ai assez de ne pas pouvoir m’approcher d’une réalité qui demeure insaisissable ». Il est dommage qu’une succession d’anecdotes futiles et égocentriques leste un texte qui ne gagne en émotion que lorsque son auteur accepte enfin de s’enquérir d’avantage des autres que des ses névroses.

 

TDFSibir souffre de la comparaison avec le Transsibérien de son homologue académicien : même format de « journal de bord » - il est assez amusant de lire les deux en parallèle et de pointer les différends - mais contenu dissemblable. Les lecteurs habitués de sa prose et de ses récits de voyage ne seront pas dépaysés : même exaltation juvénile, même soif de découverte, peu d’apriori, pas de préjugés. Et dans l’opus qui nous intéresse une mine de livres d’hier et d’aujourd’hui pour comprendre et appréhender la Sibérie, cataloguée un peu hâtivement comme terre inhospitalière, bout du monde dédié à la relégation et aux camps, quel que soit le régime en place. Dominique Fernandez aime la Russie (Tribunal d’honneur, Place Rouge, Dictionnaire amoureux de la Russie, L’âme russeAvec Tolstoï, Russies) - un peu au détriment des pays du Sud qui ont nourri ses meilleurs romans, à mon humble avis - son histoire, son dynamisme, le foisonnement de sa vie culturelle. Il est savoureux de le voir déserter l’emploi du temps officiel prévu et les autres écrivains, pour découvrir un théâtre de marionnettes et le conservatoire de musique de Novossibirsk, une salle d’opéra à Ekaterinbourg ou insister auprès de ses guides de Nijni-Novgorod pour se rendre dans la maison où Gorki a grandi.

Contrairement à Danièle Sallenave, il n’est jamais passif dans cette odyssée, il ouvre grand les yeux à chaque étape, s’étonne, s’enthousiasme, découvre la modernité et la vitalité des villes dues au pétrole et au gaz, « les réussites de la russification », les empreintes vivaces des minorités tatares à Kazan, les vestiges du « constructivisme » à Ekaterinbourg,  les maisons de bois d’Irkoutsk où finirent certains décembristes. Aux tables-rondes officielles dont l’indigence le navre, il préfère les détails qui font sens, les rencontres improbables, les grains de sable qui brouillent tout d’un coup l’ordonnancement mais qui lui font toucher ce pour quoi il estime ce pays. Il lui est très difficile de mettre des mots sur certaines émotions ressenties devant des paysages totalement insolites pour des Européens, l’immensité du Baïkal, la puissance des fleuves, l’espace infini de la taïga, une nature dilatée et sauvage. Dominique Fernandez est rarement lyrique ou dépassé par ce qu’il voit. Le chapitre 18, « Á travers la forêt », traduit pourtant cette sidération : « il faudrait être un poète comme Baudelaire pour rendre cette impression d’être dépossédé de soi-même par le recommencement ininterrompu du beau et la rumination symphonique de l’absolu… j’admire, jusqu’à la limite de mes forces… la conscience de n’être qu’un minuscule atome dans cette étendue sans limites, l’ivresse de me sentir si insignifiant et de sentir si négligeables les efforts de l’homme pour dompter cette nature, la conviction que dans aucune autre contrée du monde je ne pourrais vivre une expérience aussi radicale de dépersonnalisation et de déculturation, m’ôtent le regret que nous ayons manqué tant de villes célèbres. »

Pour finir,  je me suis délectée des petites perfidies savamment distillées à l’encontre de certains autres voyageurs, qui viennent ruiner le laïus seriné au retour, un peu trop convenu, d’une ambiance potache et d’une lune de miel sans nuage entre les écrivains.

 

TMaylis de Kerangal, choisit quant à elle la fiction, avec un court récit lu sur France Culture, dès son retour. Il ne sera question que de l’essentiel, du train, de ce transsibérien où se croisent des gens que tout oppose, culture, nationalité, clivage social, les riches dans des wagons tout confort, les « prolétaires » dans une étuve, une promiscuité, un empilement de couchettes, un espace clos pestilentiel digne d’un transport de bestiaux. Aliocha, jeune appelé, file sur les rails vers une caserne de Sibérie dont il ignore le lieu exact, malmené par des conscrits de son compartiment mieux bâtis, et échafaude sa désertion prochaine au moment où il croise une Française, un peu de travers, qui fuit sans trop le savoir son  compagnon russe, nouveau riche et ancien dissident revenu au pays. Il est passionnant de retrouver dans cette histoire le vécu qui l’a nourri, grâce aux journaux des deux Immortels. Mais au-delà de cette leçon de construction d’un texte à partir d’une certaine réalité, on ne peut que souligner la langue absolument magnifique de Kerangal. Sa confrontation avec la Sibérie est de nature physique, une appréhension violente de l’espace, de ce contraste entre le train clos qui trace et l’immensité sans bornes, immobile, immuable. Rien de romantique dans la brève rencontre de nos deux fuyards : ils se trouvent tous les deux à des tournants de leur existence, Aliocha pétri d’épouvante devant la Sibérie, qui a avalé nombre de déportés, terrorisé par sa démesure, « une enclave qui aurait l’immensité pour frontière ». « Aliocha se poste à la lucarne, happé par la focale unique sur le monde, comme un œil que l’on aurait derrière la tête, fasciné par la vision du chemin de fer qui blinde à rebours dans le fond du paysage, ruban strié alternant le clair et le foncé, stroboscope éclairant son visage, et bientôt, hypnotisé, il touche ce point de l’espace où la forêt avale les rails encore chauds, engloutit les traverses en un puits de mystère, …il n’est plus que ce point de fuite qui dévore l’espace et le temps, coïncide avec lui, s’en obsède, prêt à verser lui-aussi dans le grand trou noir, tout plutôt que la Sibérie. »

 

13 février 2012

Les enfants de l’euro, portraits dans la crise grecque par Isabelle Guisan

9782888921448FSÈditions Xenia, 2011

Février 2011, la journaliste greco-suisse, Isabelle Guisan, parcourt la Grèce, de la Thrace aux Cyclades, à la rencontre de jeunes adultes qui sont l’avenir de leur pays. Si les journaux et les télévisions qui couvrent les événements grecs, nous abreuvent de chiffres apocalyptiques concernant l’ampleur de la dette, des déficits, des fortunes détournées, et brossent un portrait impitoyable de la corruption et des mauvaises habitudes des contribuables grecs, nous ne savons plus très bien ce qui est du ressort du poncif, du parti pris ou du fantasme. Nous n'avons le choix, à deux mille kilomètres d’Athènes, qu’entre les truismes de l’économiste pincé qui sait tout mais qui a laissé faire, l’arrogance des « y’a ka / fo kon », l’acharnement revanchard germanique, les raccourcis simplistes des journaleux qui bâclent leur papier. Pourtant, le marasme dans lequel s’enfonce la Grèce, c’est avant tout de l’humain, des existences brisées par six plans d’austérité successifs, qui n’ont fait qu’empirer les choses.

Isabelle Guisan a laissé parler treize jeunes (la plus âgée a 32 ans, la plus jeune, 18), tous d’origine modeste – à l’exception d’un seul –, représentatifs de la diversité de la société grecque d’aujourd’hui. Ces instantanés sont l’occasion d’entendre des voix que l’on ne perçoit jamais lorsque l’on passe un peu de temps en Grèce ; celle des minorités, ces Grecs musulmans dont j’ignorais tout, de ces Pomaques qui vivent à la frontière bulgare, des Kurdes irakiens en transit vers l’Italie, des Albanais qui pensent rentrer chez eux, puisque le déclin de la Grèce rend de nouveau leur pays attractif.

Tous font le constat d’un pays en panne, tous se débrouillent comme ils le peuvent à l’aide de petits boulots peu ou pas déclarés, souvent sans contrat et sans protection sociale. Leur quotidien s’assombrit à mesure que les années de récession s’enchaînent, leur laissant un avenir vide d’espoir. Témoins de l’épuisement d’un pays saigné à blanc, ils sont parfaitement lucides sur les raisons du chaos et la responsabilité de leurs aînés : « on se sent dans un pays sous-développé où rien n’est puni : que ce soit le fait d’exploiter ses employés, le vol déclaré ou l’argent évadé à l’étranger. » Tous de reconnaître une société viciée, dirigée par une clique vénale, des abus, des fraudes, mais dont ils profitent encore pour certains, laissant aux autres le soin d’appliquer le civisme dont ils rêvent pour le pays. Ces enfants de la Grèce semblent démunis sur le chemin à prendre, oscillant entre des envies d’exil, le repli dans le village familial et le désir d’un pouvoir fort à la tête de l’État, qui nettoierait les écuries d’Augias : « Dimitri n’est pas le seul à penser que leur pays aurait besoin d’une dictature, d’une nouvelle junte pendant un an ou deux, le temps de calmer les choses, de faire appliquer les lois. »

Brusquement, l’image encore très « carte postale » d’une certaine Grèce, prend un sérieux coup de plomb dans l’aile.

 

Publicité
Publicité
<< < 1 2 3 4 5 6 > >>
Le Présent Défini
Publicité
Newsletter
Publicité