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Le Présent Défini
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19 janvier 2012

Destins crépusculaires (The Fall of Light), roman de Niall Williams

9782207253489FSEditions Denoël, 2003

Il y a des jours où l’on se dit qu’on a bien fait de pousser la porte de son libraire : usant et abusant des emplettes en ligne, on oublie bien souvent qu’être libraire est un métier, et que des décennies passées le nez dans les livres aiguisent forcément l’esprit et la curiosité. Alors que j’errais entre les tables des « nouveautés », qui ploient sous l’originalité la plus hardie (« ma culture et moi », « mon ego et moi », « mes traumas et moi », « ma famille et moi »), je demandais de l’aide à la recherche d’un vrai roman, avec une écriture, une histoire, des aventures, des personnages, à l’opposé des introspections nombrilistes et douteuses. Destins crépusculaires fut mis d’office dans mes mains, avec un « Ne vous fiez pas au titre traduit façon best-seller aguicheur, Niall Williams est un très grand écrivain irlandais. »

Né à Dublin, expatrié durant quelques années à New York, puis revenu sur son île en 1985 où il commence une carrière d’écrivain et de dramaturge, Niall Williams peint une fresque familiale sur fond de famine et d’exode ; la destinée du clan Foley. Issu d’une lignée de rebelles hostiles aux gros propriétaires terriens qui ne quittent jamais l’Angleterre, mais qui maintiennent les paysans irlandais dans une extrême pauvreté, le patriarche Francis Foley décrète un jour qu’il ne peut plus laisser croupir sa famille dans l’injustice, l’indigence et le mépris, met le feu à la demeure de l’invisible châtelain et fuit le comté de Tipperary pour celui de Clare, avec ses quatre fils. Le clan sera rapidement dispersé et chacun suivra sa route sur trois continents, se cherchant les uns les autres, se croisant, se perdant.

Rien de déprimant dans le roman, pas d’inclination pour le misérabilisme, d’aucuns pourraient presque reprocher un manque de réalisme. L’auteur préfère à l’énergie narrative le déroulement très lent d’une histoire familiale « merveilleuse » où les coïncidences et la fatalité jouent tout leur rôle. Les pages qui relatent le fléau de la famine, les expulsions de familles entières sous les yeux d’huissiers infâmes, les suicides, les crises de folie, les hommes réduits à manger de l’herbe et les cadavres qui pourrissent à l’air libre, tout comme les conditions inhumaines de la traversée vers New-York pour les émigrants, dans les cales de navires-cercueils, sont assez brèves. Niall Williams fait de l’épopée familiale un récit légendaire, fondateur d’une lignée : il délaisse la brutalité historique et pare le roman d’un éclairage de conte, où les morts et les vivants se répondent par symbole, où les animaux ont une part de féérie, où ceux qui ont tout perdu se raccroche aux constellations dont ils se racontent les légendes. La prose devient souvent lyrique, les phrases s’enroulent, sinuent pour décrire les paysages irlandais, ses ciels changeants et  sa nature sauvage, ces liens indissolubles que cette terre tisse avec tous ceux qu’elle a portés. Pas d’images convenues, ou de descriptions ordinaires mais une perception onirique des éléments et de leur influence sur les hommes. D’ailleurs, aucun des quatre fils Foley n’est dépositaire du combat social du père : tous semblent flotter, les yeux rivés sur leurs étoiles, qui leur fait suivre un long chemin, traverser de grands espaces vierges, tels des juifs errants à la recherche d’eux-mêmes.

 

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1 janvier 2012

Richard Yates, le chantre des ratés

richardyatesOnze histoires de solitude (Eleven Kinds of Loneliness)
Un été à Cold Spring (Cold Spring Harbor)
La fenêtre panoramique (Revolutionary Road)
Easter Parade

Éditions Robert Laffont

Si vous avez vu l’excellent film de Sam Mendes, Les noces rebelles, adapté du livre Revolutionary Road, avec Kate Winsley et Leonardo DiCaprio, le nom de Richard Yates,  romancier américain mort en 1992, vous dit vaguement quelque chose. La classe moyenne américaine de Pearl Harbor et de l’après-guerre, les rêves de jeunesse, leur évanouissement dans les réalités implacables et matérielles  de l’âge adulte, la renonciation à ses ambitions et la vie insignifiante qu’il va falloir supporter, tels sont les fils rouges de son œuvre qui ont fait de lui un chroniqueur hors pair de ses contemporains. Tombé dans un oubli total, alors que reconnu par d’immenses écrivains, de Tennessee Williams à Joyce Carol Oates, Richard Yates creuse toujours plus profond le sillon du fiasco navrant des échecs annoncés, contemplant sans relâche cette génération perdue, qui enfantera les rebelles des années 70. Considéré par la critique et les lecteurs des années 80 comme dépassé et un brin obsolète, Yates tourne le dos  à son époque et reste collé à celle qui a fait de lui ce qu’il est, un écrivain mal aimé, alcoolique, dépressif et solitaire, fracassé par une famille décomposée et une mère chancelante.

Richard Yates observe la vie quotidienne des petites gens, la matière complexe et hétéroclite des familles, la difficulté d’être soi parmi les siens, les incompréhensions, les silences et l’extrême solitude de chaque être humain. Il dissèque avec minutie un monde clos, étouffant, où ses personnages se débattent, pris au piège de leurs ambitions trop vagues mais si faibles pour s’échapper. Le trait n’est jamais lourd, ou ironique, ou méchant. Richard Yates développe une empathie, une tendresse pour ses individus très moyens, qui vivent les uns à côté des autres, dans des mondes parallèles qui ne peuvent converger : lorsqu’ils se croisent à l'heure du dîner, le silence pèse, bas et lourd, dissipé par les feuilletons radiophoniques, qui évitent les confrontations brutales et les règlements de compte violents.

Les hommes échouent ou préfèrent ne rien voir, les femmes fuient, dans la neurasthénie, la maternité ou la boisson, les adolescents perçoivent les mensonges et l’insoutenable isolement des adultes, dont les grandes espérances sont avalées dès la fin du lycée. La chute est extrême entre les rêves de réussite et la réalité sordide du quotidien de l’usine pour nourrir les enfants nés trop tôt. Alors, on comble le désenchantement par des relectures incessantes d’événements sans intérêt qui deviennent exceptionnels, à grand renfort de superlatifs, de surenchère qualificative. Après tout, comment supporter ce vide, ces déceptions, cette certitude qu’il est déjà trop tard et que la vie est passée à côté en nous oubliant, si ce n’est dans cette réécriture du réel ?

Richard Yates regarde ce monde déçu qui n’a pas encore le courage de tout envoyer valdinguer : il y a en fait très peu de violence physique entre les personnages, qui corsettent leur ressentiment pour ne pas blesser les autres. Car tous pressentent qu’une fois la ligne franchie, il sera impossible de revenir en arrière. Alors, on s’accommode tant bien que mal, on meuble, on passe l’éponge et on attend on ne sait plus très bien quoi, dans la tristesse et l’ennui.

 

4 décembre 2011

Le Turquetto, roman de Metin Arditi

le-turquettoEditions Actes Sud, 2011, Prix Jean Giono 2011

Les romanciers sont des gens vernis : libre à eux de tordre l’Histoire, de déformer, d’imaginer, d’affabuler pour en faire sortir une vérité plus juste. S’appuyant sur l’analyse d’une anomalie chromatique de la signature d’une toile attribuée au Titien (L’homme aux gants), effectuée par le musée d’Art et d’Histoire de Genève, Metin Arditi bâtit la vie imaginaire d’un peintre du XVIème siècle, qui en aurait la paternité véritable. Élève du maître de l’École vénitienne, ce « Turquetto » aurait régné sur la Sérénissime durant de longues années, admiré « pour sa fusion miraculeuse du disegno et du colorito, de la précision florentine et de la douceur vénitienne ».

Si ce tableau était son unique chef-d’œuvre parvenu jusqu’à nous, le reste de son travail n’aurait pu seulement être dispersé, mais certainement et sciemment détruit, brûlé, dans un autodafé absolu. Or, si l’on est un contemporain du Titien dans la Repubblica di Venezia, quelles peuvent-être les causes de ce brasier dévastateur ? L’hérésie, le blasphème, la profanation d’un lieu saint, décrétés par la toute puissance d’un Inquisiteur au tribunal du Saint-Office.  Car il vaut mieux cacher ses origines dans une ville où les Juifs sont déjà parqués dans un ghetto, soumis à diverses interdictions qui font de leur vie une réclusion forcée et où ils doivent porter un béret jaune comme signe distinctif. Alors, si l’on se décrète chrétien pour exercer son art et couvrir les églises de peintures mais que cette dissimulation est découverte, c’est la mort par pendaison, et les flammes pour les œuvres sacrilèges.

 Metin Arditi fait naître son héros dans la ville de Constantinople en 1519, fils de Juifs espagnols chassés de Grenade, réfugiés tolérés mais citoyens de troisième ordre, pauvres et méprisés par le pouvoir qui les limite aux basses œuvres. Si les humbles, quelle que soit leur religion, cohabitent plutôt harmonieusement dans cette ville cosmopolite, les minorités se savent en sursis : on les tolère, c’est tout. « Si demain les Turcs viennent habiter dans ce quartier, nous serons déplacés, d’un jour à l’autre comme un troupeau ! Grecs, Juifs, Arméniens, ils nous chasseront tous ». Le petit Élie, fils d’un sous-fifre d’un marchand d’esclaves, grandit au milieu des trois cultes et apprend de chacun : le dessin avec les orthodoxes, la calligraphie avec un musulman soufi, et le détail de l’anatomie des belles captives promises au Vizir, raptées avec violence dans leurs pays lointains. La cruauté n’a jamais empêché de dormir les plus fervents dévots qui soient.

Devenu orphelin, Élie, sous un nom grec, quitte Constantinople pour Venise, où il est possible de vivre de son art, ce que sa religion lui interdit. Toutefois, il n’a pas retenu les paroles prophétiques de son père : « les convertis croient qu’ils sont sauvés… Mais un Juif reste un Juif…s’il l’oublie, un chrétien le lui rappellera très vite… ». Ses origines inavouables, révélées devant tous les Grands de Venise, lors de la présentation de ce qui devait être son chef-d’œuvre, une Cène commandée par une Scuola Grande, auront raison de lui. Élie échappera à la peine capitale grâce aux stratagèmes du Nonce,  hostile à la lecture dévoyée des Évangiles par une Église impitoyable, qui ne sait que punir et non accueillir la beauté.

Le roman historique sert ainsi d’agréable prétexte à souligner les contradictions des religions, toutes autant aussi intolérantes, rigides, exclusives et féroces, dès que des hommes de pouvoir les utilisent pour asseoir leur autorité et garder les peuples sous le joug. Mais il interroge également sur ce que sont les origines, les choix qui seraient la marque de notre libre-arbitre alors qu’ils ne sont que le fruit de notre inconscient : le jour de son triomphe, Élie signe lui-même son arrêt de mort et cèle son destin.

 

23 novembre 2011

Limonov, roman d’Emmanuel Carrère

limonovEditions P.O.L 2011, Prix Renaudot 2011

Quand on demande à Limonov s’il considère que sa vie est un roman, il répond : « J'ai toujours pensé ma vie comme un mythe, comme les aventures d'Ulysse. Un mythe peuplé de monstres et de beautés. »

On se doute ainsi que la destinée de cet homme, qui me disait à peine vaguement quelque chose et encore, va nous entraîner dans une épopée invraisemblable, qu’aucun écrivain n’oserait prétendre authentique. Et pourtant ! Né en 1943 en Ukraine, ce fils de tchékiste aurait dû devenir, tels ses copains d’enfance de Kharkov, un ouvrier ordinaire d’une banlieue grise, regardant l’Empire soviétique se déliter sans comprendre. Or, Edouard Veniaminovitch Savenko va très vite changer son patronyme (pour un mélange de citron et de grenade, Limonov) et décider que sa vie ne saurait ressembler à celle des « pékins ».

« Limonov, lui, a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain à la mode à Paris ; soldat perdu dans les Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros… » La messe est dite dès la page 35. Le lecteur s’embarque alors pour 489 pages de la plus rocambolesque des aventures, accroché aux basques d’un homme qui aura tout connu sans perdre ses principes de vie.

Sa mère lui inculque très jeune ce qui deviendra sa ligne de conduite : « la vérité c’est que les hommes sont des lâches, des salauds, et qu’ils te tueront si tu ne te tiens pas prêt à frapper le premier ».  Alors Edouard va se rêver criminel, un dur, un caïd, pour sortir de son monde de ratés : il provoque, il fabule, il reconstruit pour se forger l’image d’un sempiternel rebelle qui crache sur les bons sentiments, fidèle à une seule chose, la grandeur passée de l’URSS : « il a pris le pli de considérer la dissidence avec une hostilité goguenarde, en affectant de mettre dans le même sac Soljenitsyne et Brejnev…il reste un petit pionnier fier de son pays, de sa victoire sur les Fritz, de son empire qui s’étend sur deux continents et onze fuseaux horaires et de la sainte trouille qu’il inspire à ces couilles molles d’Occidentaux ».

Limonov prend un plaisir pervers à dynamiter les lieux communs, et il déverse avec une totale honnêteté sa haine de classe, ses envies de meurtres, son dégoût des convenances, son cynisme, son désenchantement, « sa frivolité glacée ». Personne n’échappe à ses sarcasmes, à ses formules tranchantes, que l’on soit artiste toléré par le Parti ou opposant. Car même les dissidents sont des poseurs, des losers, des épaves médiocres qui ont cru préserver pour les générations à venir le meilleur de la culture russe. Mais la liberté venue, ils n’intéressent plus personne. Les jeunes générations font du business et se moquent des vieux barbus qui les saoulent avec le Goulag.

Emmanuel Carrère dit de lui qu’il est un « Barry Lyndon soviétique ». Pas tout à fait. Si on peut trouver certains combats de Limonov plus que troubles (engagement auprès des Serbes dans les Balkans, créateur d’un parti brun-rouge à Moscou) il ne fait jamais preuve de lâcheté, d’arrangements douteux, encore moins de remords. C’est un homme vivant, énergique, l’un des rares à être éveillé dans une époque et un pays où ses contemporains ont tout d’ombres muettes. Certes, il n’a rien d’un démocrate, et après ? Il aime son Empire déchu, les cuites marathoniennes, les coups, les femmes, la guerre, la prison, les engagements, le bruit et la fureur, mais toujours du côté des minoritaires : « les maigres contre les gros, les pauvres contre les riches ». Pas de compromis, mais des actes, quand les Droitsdelhommistes pétochards s’en tiennent à des discours creux et convenus. Un sauvage parmi des hommes déjà morts. Le héros de sa propre vie qu’il ne cesse de coucher sur le papier.

Ce destin éparpillé dans tous les sens est pain béni pour un romancier, qui dévale soixante-dix ans d’histoire russe, à tombeau ouvert. Emmanuel Carrère écrit vite, sec, comme s’il nous parlait ; pas le temps de se poser, de juger, Limonov est toujours devant, à retomber sur ses pattes après des gamelles, des échecs et des fourvoiements. Mais quelle jubilation de suivre cet homme libre, « sexy, rusé et marrant », qui aurait passé Gorbatchev devant un peloton d’exécution pour « abandon des territoires acquis au prix du sang de vingt millions de Russes. »

 

6 novembre 2011

1Q84, roman de Haruki Murakami

9782714449849FSLivre 2 Juillet-Septembre, Editions Belfond

On pensait découvrir un certain nombre de clefs dans cette suite du Livre 1, et bien nous en sommes pour nos frais. Murakami fait semblant d’entrouvrir les portes pour mieux perdre son lecteur. Le grand affrontement tant attendu entre l’héroïne Aomamé (le bien) et le leader barbare de la secte des Précurseurs (le mal), qui s’échelonne sur quatre chapitres fait voler en éclat nos quelques certitudes et redistribue les cartes : la perversion, la manipulation ne sont pas où on les attend, les dichotomies rassurantes, le monde binaire ne sont qu’illusion. Les forces destructrices en présence dans la trilogie n’ont toujours pas d’origine claire et leur finalité nous échappe encore. Mais nous savons que nous vivons avec elles depuis la nuit des temps, qu’elles trouvent des chemins très inhabituels pour agir dans le monde des hommes, qu’elles savent combattre les obstacles à leur domination avec une extrême cruauté.

Le talent de narration de l’auteur est encore plus subtile dans cet opus : il ne verse jamais dans le conte fantastique ou la science-fiction, simpliste et bien commode. Il parvient à garder un talent d’orfèvre pour dire avec des mots les plus simples, les choses les plus nébuleuses, pour faire vivre à ses personnages les situations les plus stupéfiantes avec des phrases courtes et sèches, sans rien de superflu. Le choix de dérouler l’histoire sur un rythme très lent n’est plus problématique, car appréhender cette vision du monde si déroutante, à la lueur de quelques explications encore un peu sibyllines pour le moment (entre prophétie et parabole) nécessite de ne pas brusquer le lecteur. On tourne doucement les pages de cet univers, on assemble les pièces, les évènements se répondent et font sens, jusqu’à ce que ce faux sentiment de confort ne se brise sur un coup de théâtre.

Quel manga fabuleux on tirerait de ce livre 2, poétique mais aussi terriblement trash, contemplatif mais aussi réaliste, tendre mais coupant comme une lame d’acier.

 

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4 novembre 2011

Coup de Gueule

L’esprit de cour a encore frappé : les jurés du prix Médicis font le choix du parisianisme, de la clique butée, de « l’entre soi », de la récompense clanique et partisane, pour un très mauvais livre, écrit avec les pieds, mais qui ne parle que d’eux et de leur nombrils : de ce petit milieu littéraire racorni qui tourne en rond, où l’on s’encense impunément,  comme si la littérature s’arrêtait aux frontières du VIème arrondissement.  Après les très bons crus du Goncourt et du Renaudot, ce tripotage n’en est que plus indécent.

 

25 octobre 2011

1Q84, roman de Haruki Murakami

1Q84_Livre-1pLivre 1 Avril-Juin, Editions Belfond, 2011

Commençons par pester contre l’éditeur : les deux premiers livres de la trilogie 1Q84 ont été traduits dans le même temps mais édités en deux volumes, qui atteignent 520 pages chacun. Evidemment, quand on utilise une typo pour myopes glaucomeux, on gonfle artificiellement la longueur du texte et on s’assure une recette dodue. Á 23€ le volume, on aura dépensé 69€ au total, plus cher qu’un tome de Pléiade. L’édition américaine complète tient en un seul volume de 944 pages, au prix de 30$ (soit, 21€). Certains sont éditeurs, d’autres, épiciers.

Ceci dit, le livre est-il à la hauteur de la réputation qui le précède ? Ventes record au Japon, files d’attente devant les librairies pour la sortie du Livre 3 à Tokyo, Murakami annoncé nobélisable,  la barre est mise très haut. Mon sentiment sera un tantinet plus nuancé. Indubitablement le style est absolument magnifique, épuré, c’est une rivière qui coule le long des pages, avec des termes tout simples, sans maniérisme : rien de frelaté, de faussement recherché, d’artificiel. L’auteur ne se paie pas de mots : ses phrases glissent naturellement, ondulent, et font preuve d’une extraordinaire mise en image, d’un rare pouvoir d’évocation. Pas de longues descriptions inutiles mais le souci du détail opportun, qui sert la compréhension d’une atmosphère. La qualité littéraire du texte est indéniable.

Par contre, la lenteur de la narration est pesante : ce Livre 1 est une quasi-mise en place de l’intrigue, une présentation des personnages principaux et l’histoire met plus de 200 pages à décoller. Sans doute, le choix d’alterner les chapitres dédiés à chacun des deux protagonistes entrave, dans la première moitié, la dynamique du récit. Que peuvent avoir en commun une professeur de self-defense et de streching – tueuse de violeurs à ses heures * –, avec un professeur de mathématiques, qui partage son temps entre l’enseignement et l’écriture de romans ? Ces deux-là, qui semblent asymétriques au possible, ont un bon bout de passé et de futur en harmonie. Et amener leur univers à s’ajuster demande des pages d’élaboration fastidieuse.

Cet écueil dépassé, l’histoire chancelle, sans que le lecteur n’y prenne garde, vers un univers décalé, onirique, pas toujours très confortable. Sans atteindre ses délires nébuleux, le glissement des personnages vers une seconde dimension (où l’année 1984, durant laquelle se déroule l’histoire principale, devient l’année 1Q84) m’a souvent fait penser au cinéma de David Lynch ; deux personnages pivot, deux versants du récit, la confusion réel/irréel, l’intrusion de détails bizarres, voir incongrus, le flou dérangeant de certaines scènes capitales (rêvées/vécues ?), ce goût de l’alternance de moments très doux et poétiques et de scènes violentes où aucun détail n’est épargné.

Á la fin du Livres 1, tous les personnages sont identifiés et construits, l’intrigue est posée (combat contre une secte de fanatiques religieux et vengeance des violences faites à des petites filles *),  il reste aux deux héros à se retrouver, à comprendre les motifs de l’existence de ce monde parallèle, à faire la lumière sur la nature d’êtres fantastiques dont on ignore les intentions. Mais comme le souligne l’auteur « Il ne faut pas se laisser abuser par les apparences ; la réalité n’est toujours qu’une ».

 * non, rien à voir avec la trilogie suédoise...

 

16 octobre 2011

Drood, roman de Dan Simmons

couverture-24566-simmons-dan-droodÉditions Robert Laffont, 2011

Nombre de nos écrivains français contemporains accablent les lecteurs avec leur narcissisme, noircissant des pavés de leurs petites histoires de famille ou de leurs traumas. La rentrée 2011 est encore une fois chancie par cette pseudo-psychanalyse publique obscène (jetez un œil sur la liste des romans retenus pour les prix de novembre, c’est renversant ! Tout comme le copinage scandaleux de certains membres du jury du Médicis, au demeurant…).

Il est donc inutile de dépenser ses euros pour alimenter ces montgolfières de vanité, surtout lorsque, venu d’outre-Atlantique, le dernier Dan Simmons galvanise de nouveau ses lecteurs au long de 860 pages. Il ne s’agit pas cette fois-ci de science-fiction ou de thriller, mais d’une plongée dans le Londres de la seconde moitié du XIXème, sur les traces de Wilkie Collins et de Charles Dickens. L’auteur d’Oliver Twist meurt en 1870, laissant derrière lui un dernier roman inachevé, Le mystère d’Edwin Drood. Dan Simmons se penche sur l’origine de cet ultime récit, en reconstruisant les cinq dernières années de celui que l’on surnommait l’Inimitable. Le « journal de ce quinquennat » est tenu par Collins, confrère, ami , mais aussi principal rival littéraire de Dickens. L’auteur va fusionner avec une totale réussite des éléments fondés sur la vie des deux romanciers et une intrigue rocambolesque, pour trouver la clef du roman posthume.

Charles Dickens, rescapé d’un terrible accident ferroviaire en 1865, rencontre sur les lieux de la catastrophe, un individu singulier au nez coupé, blafard et émacié, tel un faucheur venu ravir les âmes des morts, le sieur Drood. Le romancier est captivé par le sinistre individu et entraîne Collins à sa suite pour le retrouver dans une quête échevelée : le triste Sir serait un dangereux assassin, venu de la lointaine Égypte, grand prêcheur d’un culte antique, qui règne avec ses sbires sur le monde souterrain de Londres. Les descriptions des quartiers malfamés, du labyrinthe des égouts, des fumeries d’opium dissimulées dans des ossuaires, les cryptes, les catacombes, les loculi qui abritent des cercueils empilés, où rodent des individus redoutables et patibulaires, en feraient presque un roman gothique.

Cette poursuite éprouvante, - qui serait à elle seule un très bon roman historico-policier -, se double d’un étonnant portrait minutieux d’écrivain, avec le personnage de Wilkie Collins, grand consommateur de laudanum, torturé et paranoïaque, dont la raison vacille peu à peu sous l’influence de Drood. Il est difficile d’en dire davantage sans gâter les ricochets de l’histoire très finement construite,  où Simmons manipule avec la même perversion la psychologie de ses personnages et ses lecteurs.

Car par-delà l’affaire Drood, et le duel larvé d’un monument des lettres avec son concurrent malheureux dans l’Angleterre victorienne, le livre creuse avec habilité le thème du « double », de la part obscure, de l’illusion, de la manipulation, du statut de l’écrivain et du douloureux engrenage qui mène à la création, où toutes les fourberies sont permises.

 

18 septembre 2011

Du domaine des Murmures, roman de Carole Martinez

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 Editions Gallimard, 2011

Aux côtés des deux poids lourds de cet automne littéraire 2011 (Emmanuel Carrère et Alexis Jenni), Carole Martinez s’est faite une place notable ; remarqué par la critique, apprécié sur de nombreux blogs et présent sur la liste du Médicis, son roman nous entraîne au XIIème siècle, dans un domaine bourguignon, où la fille d’un Chevalier défie l’autorité des hommes, refusant le jour de ses noces le mari imposé au profit d’une vie de réclusion, dans une cellule construite dans les flancs d’une chapelle. Le livre s’ouvre donc sur ce paradoxe, la seule  liberté possible pour une femme se loge dans l’exigüité d’un tombeau de pierre.

La demoiselle, bien nommée Esclarmonde, se mure de son propre chef, tout entière dévouée à Dieu, certaine de gagner son indépendance et la béatitude par la prière et la dévotion. Elle ne doit plus obéissance aux hommes, seul le pouvoir spirituel est en droit de lui demander des comptes.

Bien évidement, on ne saurait se soustraire aux règles d’un monde par la fuite, et Esclarmonde ne mesure pas les effets de cette échappatoire sacrée : en renversant l’ordre établi, elle va s’enferrer dans des non-dits lourds de conséquences, modifier des destinées, voire ses propres certitudes s’effondrer et le choix d’une vie cloîtrée remis en cause. La Sainte a juste omis un détail : elle n’a pas gagné la liberté dans cet acte de foi, elle a échangé une cage contre un cachot. Car on ne brise pas les barreaux d’une cellule, on n’échappe pas à l’Eglise. Au moment où Esclarmonde veut mettre un terme à ce sacrifice inutile qui l’a menée au silence perpétuel, son existence se brise sur la folie meurtrière des paysans du domaine, qui refusent de laisser s’échapper leur bienfaitrice, celle qui a tenu la mort à distance et repoussé les calamités par ses prières, dès son enfermement.

La liberté se conquiert, rien ne sert d’échanger une soumission par une autre.

 

11 septembre 2011

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, roman de Mathias Enard

Parle_leur_de_batailles_de_rois_et_delephantsEditions Actes Sud, 2010

La rentrée littéraire saison 2010 avait été confisquée par Houellebecq et les bêlements germanopratins, laissant à nos adolescents plus éclairés la perspicace décision d’octroyer à Mathias Énard le Goncourt des Lycéens. Publié après Zone, pavé d’une (presque) seule phrase, débordant d’érudition, dense et noir consacré aux conflits du XXème siècle, cet étonnant roman nous ramène au tout début du XVIème siècle, lorsque Michel-Ange décide d’honorer l’invitation du sultan de Constantinople : il quitte Rome, Jules II, avare et ingrat, ses projets de construction du tombeau papal et débarque chez le Grand Turc pour mener à bien un projet fou, un pont sur la Corne d’Or. Le défi est de taille, un premier dessin présenté par Léonard de Vinci, a été refusé.

En place et lieu d’un roman historique, Mathias Énard nous propose un presque poème en prose, dépouillé, resserré autour de quelques personnages à peine esquissés. Michel-Ange en devient presque anecdotique : il n’est pas présenté comme un génie triomphant, un bâtisseur au talent incontestable mais comme un pauvre diable malpropre sujet au mal de mer, doté d’appétits trop bien matés, qui doute, tâtonne, en proie aux colères et aux cauchemars. Un simple artisan italien, qui rêve de gloire et de reconnaissance mais qui est surtout rongé par sa fuite, conscient des complots et des intrigues qui pourraient abréger son espérance de vie. La ville, ses habitants, tout est perçu de son point de vue, comme de très légers coups de crayon : les descriptions de Constantinople sont limitées à ce qu’elles apportent à Michel-Ange dans sa compréhension de la ville (Sainte-Sophie, la bibliothèque du Sultan, le palais du Vizir, le port et les bas quartiers de Pera). Rien de superflu : seules les émotions de cet homme importent à Énard ; sa phrase transmet avec une infinie délicatesse les troubles de l’Occidental devant les parfums, les couleurs, la poésie, les chants et les danses orientales. Michel-Ange luttera avant de s’abandonner à cette exaltation qui mettra en marche son potentiel de création.

La narration, faite de courts chapitres dont la dernière phrase se retrouve parfois en ouverture du suivant, est entrecoupée des monologues d’une danseuse andalouse, qui a su éveiller les sens de Michel-Ange mais non les satisfaire, et qui durant quelques nuits, accompagne son endormissement, telle une Shéhérazade : elle lui conte avec poésie et lyrisme la chute de Grenade, son exil, des histoires de l’Orient, des amours et des trahisons, elle lui donne les clefs pour qu’il comprenne et accepte celui qu’il est réellement. Elle a perçu avant lui tout l’amour que lui porte le poète Mesihi, protégé du Vizir, chargé de lui servir de guide. Tel un héros de Cavafy, Mesihi erre la nuit dans les bouges, boit pour oublier celui qui ne semble ne rien comprendre, et accepte de sacrifier son amour pour lui sauver la vie. Il mourra pauvre et seul, après deux ultimes vers consacrés à celui qui avait bouleversé sa courte existence.

Ces quelques semaines de la vie du Toscan dans une ville cosmopolite, tolérante, riche de sensations et de plaisirs sont issues de la seule imagination de Mathias Énard car, comme il l’indique lui-même à la fin du récit, à l’exception de quelques faits avérés de la venue de Michel-Ange sur les rives du Bosphore, « pour le reste, on n'en sait rien ». Alors, il s’engouffre dans ce vide, s’attache à ses pas et l’accompagne avec une extrême sensibilité dans la découverte de la ville, acceptant ses errances, ses faiblesses, ses erreurs, son ignorance, tout ce qui fait de lui un artiste bouleversé par la Beauté.

6 septembre 2011

Le dernier stade de la soif (A Fan's Notes), récit de Frederick Exley

Editions Monsieur Toussaint Louverture, 2011

exleyJe me méfie toujours un peu quand un livre fait autour de lui l’unanimité, quand tout le « prêt-à-critiquer » parisien hurle au chef-d’œuvre d’une seule voix extatique. Au risque de passer pour une pisse-vinaigre, on va laisser tomber la pensée unique et se faire une idée personnelle.

On nous présente le livre comme un classique de la littérature américaine qui a attendu 43 ans pour venir jusqu’à nous. On nous compare son auteur à Joyce, Bukowski, Salinger, Bret Easton Ellis… on ouvre donc le livre avec respect, jubilation et envie de découvrir un auteur singulier.

Durant 440 pages, le narrateur (Exley lui-même) nous raconte les ratages de son existence, un fiasco absolu, une suite d’échecs professionnels, sentimentaux, sexuels, familiaux, littéraires... Une vie décousue, faite de boulots sans lendemain, d’errances qui lui font traverser les Etats-Unis, de cuites carabinées, de rixes entre soiffards, un destin d’alcoolique sans le sou, qui oscille entre les hôpitaux psychiatriques et les canapés où il passe des mois à vomir l’Amérique. Une seule chose le fait sortir de sa léthargie, l’équipe des Giants de New York et son champion, Franck Gifford, celui par qui Exley vit par procuration. Et la littérature aussi. En fait Le dernier stade de la soif n’est pas autre chose que l’accouchement lent et douloureux d’un livre, la mise en mots d’un mal-être (d’une pathologie ?), l’aveu d’une relation impossible entre un homme du commun et son désir d’excellence.  

Exley se veut différent et repousse la vie toute tracée imposée par son pays : « je témoignais d’un simple refus infantile et hystérique de reconnaître la validité de leur mode de vie, et qu’en empruntant un autre chemin, j’avais voulu faire preuve d’un courage et d’une supériorité qui en réalité me faisaient défaut. » - page 25. « J’avais compris que mon destin était de rester cantonné dans les gradins avec la foule et d’acclamer les autres. C’était mon sort, mon destin, ma fin que d’être supporter » - page 416. Comme le constat final apparaît déjà en début de livre, que trouve-t-on durant 400 pages ? Une introspection, des bouts d’existence d’un inadapté qui méprise ses contemporains, un sabotage volontaire et constant de ce qui pourrait fonctionner, un lent pourrissement prémédité raconté avec lucidité : Exley n’est en rien une victime d’une société trop lisse qui broie les individus. Il aspire à tant de grandeur, à tant de réussite, il rêve tellement sa vie, d’être applaudi et légendaire, qu’il refuse d’accepter sa simple condition de raté. A chaque fois qu’il touche le fond de la déchéance, il retourne d’ailleurs toujours vers sa famille qui lui tend la main, ou vers un asile psychiatrique qui le prend en charge. Les pages concernant les traitements subis - (chocs insuliniques, électrochocs), l’état de la psychiatrie qui en est encore à lobotomiser sans scrupule, persuadée de son omniscience, - sont les plus brutales et les plus réussies du livre car elles sont les seules où le héros affronte une autorité cruelle, perverse et incompétente, le seul moment où il n’est pas la cause de sa propre dégradation en saoulard asocial. C’est pourquoi le livre perd peu à peu de sa capacité à garder le lecteur sous tension. D’abord saisi par un style très direct, une intelligence mordante, des ricanements acides sur les mœurs américaines, on tourne vite en rond et on se lasse de ses frustrations, de sa dérive intentionnelle, de cette faillite savamment orchestrée. Etre poivrot, marginal et frustré ne suffit pas à être un écrivain. Car après tout, Exley ne parle que d’une chose très ordinaire : son nombril.

17 août 2011

L’Indésirable (The little stranger), roman de Sarah Waters

 

imagesEditions Denoël, 2010

On connaît la roublardise de Sarah Waters, qui excelle à concevoir des romans à tiroirs, à jouer de la naïveté de ses lecteurs, à enchevêtrer des intrigues. Si Ronde de Nuit , son ouvrage  précédent ne m’avait pas convaincu (changement d’époque, de style, rythme narratif essoufflé), celui-ci renoue avec ce qui fait d’elle une conteuse hors pair. Et pourtant, nous sommes de nouveau au XXème siècle, juste après la Deuxième Guerre. Mais les personnages sont ici une demeure géorgienne, Hundreds Hall, sise au beau milieu de la campagne anglaise, dans le Warwickshire, et ses ultimes propriétaires, la famille Ayres. Entrevoir un récit gothique mâtiné à la sauce Brontë ou Austen serait mésestimer Sarah Waters (tout au plus peut-on lorgner vers Poe et sa Chute de la Maison Usher, puisque la romancière donne carrément au fils de famille le prénom du héros de la nouvelle de Poe).

Le narrateur du récit est un médecin de campagne, originaire du comté, qui a connu enfant les fastes de cette belle demeure (sa mère fut ici domestique) et qui revient trente ans plus tard,  appelé au chevet de la seule servante encore en place. Mais les temps ont changé, la guerre a modifié la donne, la toute-puissance des propriétaires fonciers n’est plus, leur fortune a fondu, le démembrement des grands domaines a commencé. Hundreds Hall lui apparaît alors comme une immense bâtisse délabrée, peu entretenue faute de moyens suffisants, dont on condamne les unes après les autres les pièces trop larges et trop coûteuses en chauffage pour se serrer autour d’un médiocre feu de bois humide dans le seul salon encore montrable aux visiteurs. La descente a été rapide et vertigineuse. La mère rêvasse encore aux splendeurs d’autrefois, le fils traîne ses blessures de guerre et s’épuise à maintenir à flots une propriété qui n’est plus qu’un fardeau effrayant tandis que la fille laisse ses jeunes années partir pour insuffler un peu d’énergie à  ces deux éclopés. Amoureux des lieux et bouleversé par l’extrême dénuement des Ayres, le médecin va devenir le témoin d’une suite d’événements macabres qui vont toucher chaque membre de la famille, à tour de rôle : les objets se déplacent d’eux-mêmes, des incendies se déclenchent sans raison, des bruits inexpliqués retentissent dans la maison, les portes se ferment à double tour, les habitants sont harcelés par une présence étrangère, qui les persécute et qui les mènera à la folie et au suicide.

Bien sûr Sarah Waters ne se satisfait pas d’une simple histoire de maison hantée qui de toute façon ne tient pas debout (même si le traitement littéraire des scènes fantastiques est d’une redoutable efficacité). Les trois protagonistes donnent des versions très différentes de cette « ombre » et de ses agissements. Si Hundreds Hall joue avec ses propriétaires, chacun semble y voir un retour de ses propres névroses, de ses lâchetés, de ses erreurs. Tous semblent projeter d’une manière extérieure des conflits intérieurs très personnels (le fils se sent responsable de la mort de son copilote de la RAF dans les flammes et manque de périr lui-même dans un brasier mystérieusement allumé durant son sommeil, la mère est persuadée que le fantôme de sa première fille trop aimée morte en bas âge revient la chercher pour l'emmener dans l'au-delà, et la frustration sexuelle de la vieille fille pourrait tout autant être la cause de cette énergie libérée, coeur et moteur des "accidents" survenus).

Outre cette explication presque psy des hallucinations, on peut bien évidemment y lire d’une façon plus rationnelle l’allégorie d’un monde qui s’écroule, d’une maison périmée et d’une classe sociale qui n’a plus lieu d’être, remplacée par des nouveaux riches n’appartenant pas à la noblesse et qui voit ses terres découpées pour loger les ouvriers (le thème des modifications des rapports de classe avait déjà abordé dans Ronde de nuit). Le roman se clôt d’ailleurs sur le narrateur, ce médecin issu du peuple, spectateur impuissant des calamités qui se sont abattues sur la famille Ayres et qui revient parfois dans la maison, nostalgique du temps de sa splendeur : s’il a entraperçu un instant, le temps de brèves fiançailles avec l’héritière du domaine, son avenir comme nouveau maître de Hundreds Hall, il n’a pas compris et accepté que ce monde avait définitivement disparu. Il erre alors entre les murs en ruine comme un fantôme coincé entre deux mondes, celui qui a cessé d’exister depuis longtemps et le sien, qu’il a toujours méprisé.

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Le Présent Défini
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