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Le Présent Défini

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16 juillet 2013

Esquisse de la Crète vénitienne… Etia (Ετια) et Voïla (Βοϊλα)

Dans l’imaginaire collectif, la Crète évoque la terre de rois légendaires, de monstres terrifiants, de palais fabuleux, le berceau d’une civilisation remarquable toujours auréolée de mystères. Mais elle est fût aussi romaine, arabe, byzantine, vénitienne et turque. Á la pointe orientale de l’île, il est aisé de se perdre dans le lacis de routes étroites et zigzagantes (pas toujours asphaltées) qui desservent de petits villages tranquilles, et qui vous plongent sans préliminaires dans une ambiance médiévale inattendue.

Etia* a émergé devant nous brusquement, alors que nous cherchions une supposée route, imaginée de toutes pièces par le Routard, dont le sens de l’orientation rivalise parfois avec le mien… (!). Petit village peuplé de ruines et de fantômes des temps glorieux, Etia déroule aujourd’hui des ruelles vides et silencieuses, entre des murs écroulés, jusqu’au Palazzo Seragio Serai, trapu comme une forteresse, construit au XVe siècle par ses riches propriétaires du temps jadis, les De Mezzo. Pour les amateurs d’Erotokritos (le poème ou l’opéra), la famille De Mezzo n’est autre que la branche maternelle de Vitsentzos Kornaros… Lorsque la Crète quitte l’escarcelle byzantine pour tomber entre les mains des Doges de Venise, ces derniers attribuent des fiefs aux nobles de la Sérénissime, des terres riches en vignes et en oliveraies, pour accroître encore davantage leur puissance commerciale. Pietro De Mezzo, d’abord installé à Sitia, construit sur les terres fertiles d’un petit village byzantin un magnifique palais de trois étages, flanqué de son blason. Etia se développe de concert jusqu’à devenir, à son âge d’or, le plus grand village de la région avec plus de 500 habitants.

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Etia

Devenu demeure des janissaires durant l’occupation turque, et refuge du plus cruel d’entre eux, Memetakis, tristement fameux pour ses actes de barbarie contre les chrétiens, le Pallazo sera décapité de deux étages lors de l’insurrection crétoise, la vindicte populaire faisant ainsi du passé mortifiant, table rase. En 2008, des travaux de réhabilitation ont redonné sa splendeur au bâtiment, sans toutefois lui restituer toute sa hauteur, stigmate assumé de la victoire grecque sur l’oppresseur.

Si, d’Etia, vous suivez la route de Katelionas, guettez (attentivement) le petit décrochage sur la droite, après Handras, qui vous mènera à Voïla, autre domaine abandonné, propriété de la famille vénitienne Zenos, qui se convertit à l’arrivée des Turcs jusqu’à modifier son patronyme en Tzen Ali ou Djinalis. Voïla est construit sur un rocher, comme une citadelle, plus austère que la belle demeure patricienne des De Mezzo. Du bâtiment principal de trois étages et de ses dépendances, ne restent qu’une tour, deux pièces voûtées, une église, quelques vestiges de maisons de paysans, dont une particulièrement bien conservée, avec un four extérieur. Si les vestiges sont plus délabrés qu’à Etia, le site distille un charme prenant, la lumière jouant sur le relief, le vent murmurant dans une nature qui a repris ses droits.

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Une seconde église, Agios Georgios, construite derrière la tour au XVe siècle, mérite que l’on pousse sa porte grinçante : elle y abrite, sous une fresque de la Vierge, la tombe d’un membre de la famille Solomos…dont on retrouve les armes au dessus de la porte. J’ignorais totalement que la dynastie du poète Dionysos Solomos prenait racine dans ce petit hameau crétois, et non à Zante.

Dans le même après-midi, en vagabondant dans le silence de ces ruines oubliées, nous avons croisé les ombres de trois grandes familles vénitiennes qui ont engendré deux immenses poètes grecs : il y a décidemment de sacrées bonnes ondes, sur ces chemins de traverse…

 * Pour en savoir plus, je vous recommande le livre de Nicole Fernandez, L'habitat crétois : instrument et symbole de la société, chez l'Harmattan - 2011

 

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11 juillet 2013

Crète - Route de montagne du Psiloritis (ou mont Ida), entre Anogia et le plateau de Nida

Le premier jour en Crète fût source de contrastes, comme un clair-obscur très prononcé, un contre-pied flagrant, où le meilleur succède au pire. Après avoir pris le pouls d’Héraklion, quel que soit le périple que l’on s’est choisi dans l’île, le passage par le site de Cnossos est quasi inéluctable. Comme beaucoup d’autres visiteurs avant nous, l’enthousiasme répondit aux abonnés absents… Lorsque l’archéologue anglais Evans le met au jour en 1900, celui-ci part du principe qu’il s’agit des ruines du palais du roi Minos et décide de le « restaurer » en partant de ce présupposé, totalement dénué de rigueur scientifique. On sait aujourd’hui, suite au déchiffrage des tablettes trouvées en ces lieux, qu’il s’agit bien plus sûrement d’un centre administratif et religieux, très loin des chimères romanesques d’Evans. Le souci, c’est que le monsieur est intervenu à grands coups de béton, aujourd’hui très abimé, et de peinturlurage, qui jure un peu beaucoup. Les plus belles pièces du « palais » sont à ce jour inaccessibles, parce que l’on restaure… les restaurations. Le rouge Ripolin des colonnes et les copies criardes des fresques donnent au site un côté frelaté du plus mauvais effet. De toutes façons, vue la fréquentation frénétique du site, même tôt le matin en juin, il est difficile de s’immerger  dans cet espace et de laisser, hélas, monter une quelconque fascination.

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C’est en feuilletant un guide bien connu (page 204 pour l’édition 2013/2014), que nous sommes tombés sur un descriptif on ne peut plus engageant, une montée vers la Crète des montagnes, entre les villages d’Anogia et le plateau de Nida, dominé par l’imposant mont Psiloritis. C’est un peu longuet d’arriver à Anogia à partir d’Héraklion, mais les vingt kilomètres dans un paysage grandiose quasi vierge pallient de beaucoup la durée du trajet initial. Nous ne croiserons pas âme qui vive, suivant les méandres de la route qui serpente sur une terre constellée de pierres plates, parsemée d’arbustes, comme si les titans avaient fracassé au sol de colossaux rochers lors de combats légendaires. Ces pierres sont d’ailleurs utilisées pour l’élaboration des refuges de berger, ces mitata* circulaires, pour certaines toujours en service.

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La route asphaltée s’arrête brutalement sur une espace de grand parking où les bergers garent leur Toyota : vous pouvez partir à pied explorer la grotte du mont Ida, lieu de naissance supposé de Zeus (mais une grotte du plateau du Lassithi brigue aussi cet honneur), tout du moins cachette dégotée par sa mère Rhéa, pour mettre le nourrisson déjà braillard hors de portée de la gloutonnerie de son père Cronos. Si les histoires de famille des Olympiens ne font vibrer aucune corde sensible chez vous, allez vider une Mythos et goûter le fromage fait sur place (il sèche sur les bords des fenêtres), dans une « taverne » aux allures de bunker, qui ne doit pas voir passer beaucoup de touristes. Ses fenêtres s’ouvrent sur une large dépression fertile, vert tendre, où paissent de nombreux troupeaux de moutons, cernée de montagnes. L’altitude atténue la chaleur, le paysage se boit des yeux, pas un bruit hormis le bêlement des animaux, on déguste le fromage de brebis encore tout laiteux pendant que le taiseux berger fait des réussites derrière nous… sans doute une version un peu d’Épinal de la Crète, mais elle est telle que je l’imaginais, très très loin du trafiqué Cnossos.

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* On les appelle de deux façons : To Mitato ou O Koumos. Pour certains, l’appellation dépend de la région (mitato en Crète occidentale, koumos dans les autres montagnes) ; pour d’autres, c’est la forme du toit qui diffère, plat pour le mitato et pointu pour le koumos ; et pour d’autres encore, c’est l’usage qui les distingue : koumos pour un simple refuge et le stockage de matériel, mitato pour une fromagerie.

 

5 juillet 2013

La Crète avec les dents

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On ne m’enlèvera pas de l’esprit que la singularité d’un pays, d’une région, se révèle avant tout dans l’assiette, miroir de la substantifique moëlle de ses habitants : J’aime assez ces raccourcis lapidaires, mais ô combien savoureux, où l’on croque une contrée par son rapport à la nourriture, style : « Si les Anglais peuvent survivre à leur cuisine, ils peuvent survivre à tout ». Oui, je sais… mais à l’époque de Shaw, Jamie Olivier et Gordon Ramsay n’étaient pas encore nés…

En ce qui concerne la Crète, il faut nettement relativiser tous ces élogieux commentaires sur son régime ancestral, garant des excès et des méfaits de notre cuisine occidentale déséquilibrée. Une certaine standardisation due au tourisme de masse, les aménagements pour s’adapter aux habitudes alimentaires des touristes (portions plus importantes, omniprésence des frites), le recours inévitable aux produits surgelés (il est matériellement impossible de fournir du poisson frais tous les soirs aux seize millions de touristes qui viennent en Grèce chaque année) ont dévoyé les us et coutumes rigoureuses.

Toutefois, radieuse nouvelle, la Crète propose encore, si vous êtes curieux, fouille-au-pot, et pas trop routinier dans votre lecture des cartes, des plats qui enchanteront les papilles des becs sucrés mais aussi des végétariens, ceci compensant cela sur la balance : ah, souvenir tout ému devant cette première sfakia pita (galette plate, chaude et craquante fourrée de myzithra, largement arrosée de miel), dégustée à Myrtos, au bord de l’eau dans le tout petit resto de mezzés, « Karavostasi ». Ou de ces kalitsounia de la « Scala Fish Tavern » de Matala, où le patron me surprit me vautrant avec délices dans les jardins de la gourmandise, le doigt et le museau pleins de miel. Hilare devant ma mine confuse, il déposa cinq minutes plus tard, et gracieusement je vous prie, une nouvelle assiette de ces petits chaussons frits, garnis de fromage frais de brebis, largement arrosés du nectar des ruches, omniprésentes dans les montagnes crétoises. Toujours à Matala et bien indiquée dès l’entrée du village, on trouve une excellente boulangerie-pâtisserie, si vous souhaitez déguster un petit-déjeuner digne de ce nom ; « Zouridakis » : service à la ramasse et sourire en option mais succulent rizogalo et bougatsa crémeuse à souhait.

Á Héraklion, chez « Ligo krasi ligo thalassa », c’est une montagne de loukoumades qui arrivera sur votre table avec l’addition, petits beignets ronds, tout dodus et dorés, qui se roulent de nouveau dans … le miel. Plus addictif, on ne fait pas. Dans notre bar de prédiction de Kato Zakros, l’"Amnesia Café", on complète votre petit déjeuner, si on l’estime trop sommaire, par une part de galaktoboureko, encore tiède, dégoulinant de sirop, ou d’un karythopitta, gâteau bien riche en noix, sans bourse délier.

Si l’on souhaite ensuite se donner bonne conscience et alléger ces repas, on optera pour tous ces délicieux plats de légumes, riches en herbes et salades locales, dont les saveurs m’ont plusieurs fois bluffée : fleurs de courgettes, briam, horta, hortopites, dakos… on connaît tout ces plats et pourtant, ils vous émeuvent les papilles d’un tout nouveau parfum. Si vous n’êtes pas trop accro à la caféine en fin de repas, demandez un thé des montagnes - tsaï tou vounou -, délicieuse infusion toujours différente : chacun y met ce qu’il veut (herbes endémiques, dictame, cannelle, menthe, thym, sauge, romarin…) et les dominantes varient dans chaque village, chacun se targuant de posséder la meilleure recette.

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Tavernes testées lors du séjour :

À Héraklion :

« Ligo krasi ligo thalassa »*2 ; délicieuses courgettes frites, façon tempura, mais très bruyant ☺

« Ο Vrakas », voisin du précédent, copie conforme, même niveau sonore ☺

Dans la Messara :

À Kalamaki : « Delfinia » ; recommandé par notre logeur, pas convaincue par le poisson que je soupçonne congelé, malgré les dénégations du proprio

À Sivas : « Sactouris » *2 ; très bonne table pour ceux qui aiment la verdure crue ou cuite dans leur assiette, serveuse adorable☺☺

À Zaros : « Sinontisi » ; bon plan pour une assiette de mezze (pikilia) ultra copieuse à l’heure du déjeuner dans petite taverne tenue par un jeune couple, très sympa ☺☺

À Kommos : « Vrohos » ; sur la corniche en surplomb de la plage de Kommos, bon poisson frais ☺

À Matala : « Scala fish tavern » ; tout au bout du front de mer, à gauche, table un peu plus sophistiquée, excellent bar grillé, poulpe itou ☺☺

Vers l’Est

À Myrtos : « Kravostasi » ; le long de la plage, succession de restos. Nous avons choisi celui qui nous a paru le moins trafiqué pour un encas de midi ; bonne pioche, carte courte mais mezze ultra frais ☺

Tout à l’Est

À Kato Zaros : « Nikos Platanaki » *4 ; notre cantine attitrée, le propriétaire possède son potager et son élevage, la qualité des plats et les assaisonnements s’en ressentent, forte fréquentation grecque, musique certains soirs à la table des locaux ☺☺

À Kato Zaros : « To Akrogialy » ; service collant, limite gluant, cuisine plus standardisée que le précédent

À Kato Zaros : « Nostos » ;  poissons de bonne tenue mais service alangui ☺

À Mochlos : « Ta Kavouria » ; bon rapport qualité prix

Plateau de Katharo

À Kroustas : « O Kroustas » ; table du séjour, très couleur locale, agneau d’anthologie, pâtes faites maison fondantes et onctueuses à souhait, fromage du coin, pain à la saveur unique ☺☺☺

À Kritsa : « Lato » et « Platanos », simple et bon

À Agios Georgios : « Taverne Réa » ; plat du jour imposé, très goûteux au demeurant mais pratique commerciale un peu limite, tout de même.

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1 juillet 2013

On the Road en Crète - Prélude...

Á brûle-pourpoint, ma sainte trinité insulaire grecque ressemblerait à cela : Amorgos, Ithaque et Chios. La Crète allait-elle sur-le-champ se hisser à ces hauteurs stratosphériques pour déloger l’une de ces îles, solidement fichées dans mon Panthéon perso? Contrairement à bien des internautes qui enchaînent les orgasmes en retraçant leur périple crétois, je serai nettement plus mesurée, voire même précautionneuse. J’entends d’ici les hurlements des groupies transies, qui resteront esbaubies devant mes réserves. Désolée, mais non, le virus crétois n’a pas su percer nos défenses et nous secouer l’émotionnel, à l’exception d’un autre « finis-terrae », tout au bout du monde, là, vers l’Est, extrêmité vierge, indomptée, silencieuse et déserte, indifférente à l’anéantissement programmé d’une bonne partie de l’île.

Ne disposant que de 17 jours, nous avons choisi de privilégier la partie orientale de la Crète, en partant d’Héraklion, vers la Messara, puis de longer la côté jusqu’à Kato Zakros, avant de remonter par le plateau de Katharo à notre point de départ.

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Aller à la rencontre de la Crète revient à danser un tango permanent, deux pas en avant, un pas en arrière, à alterner moments forts et vertigineuses déceptions, découvertes somptueuses et visions d’apocalypse ; la liste volontairement caricaturale des étapes de notre périple crétois ressemblerait à cela :

Passez outre, même au mois de juin

- Cnossos (reconstruit, bétonné, défiguré)

- Agios Nikolaos (la côte d’Azur au mois d’août, sans aucune âme)

- Vaï (plage surpeuplée, envahie de touristes déversés par cars entiers)

- La côte de Myrtos à Goudouras, via Ierapetra (une succession de serres dans une odeur fétide d’engrais)

- Le plateau du Lassithi (cuvette tristoune fameuse pour ses éoliennes, dont il ne reste plus grand' chose, terre de prédilection des touristes russes : surcotée).

- Sitia (je cherche encore ce que l’on peut y faire…)

- Le monastère de Vrondissi, dont le seul intérêt réside dans une fontaine, tronquée par les Turcs.

Á la rigueur

- Matala (à condition d’avoir gardé une bonne dose de second degré et une âme de hippy)

- Mochlos (on en fait vite le tour, mais située entre les détestables Agios Nikolaos et Sitia, donc, par comparaison …)

- Le site de Gournia, sans beaucoup de charme mais le plan des rues pavées est toujours lisible.

Nécessaires

- L’église d’Agios Fanourios

- Le site d’Agia Triada

- Le monastère d’Odiyitria

- Le monastère Toplou

- Etia et Voïla

Inoubliables

- La Panagia Kéra

- Le site de Gortyne

- Le site de Phaistos

- Le site de Lato (merci à J. Lacarrière !)

- Kato Zakros et son palais minoen

- La route de montagne entre Karidi et Zakros

- La route de montagne du Psiloritis, entre Anogia et le plateau de Nida

Pour nous qui sommes coutumiers des îles hors saison, nous n’étions sans doute pas préparés à une telle fréquentation débridée, début juin (la Crète absorbe à elle seule 40% du tourisme vers la Grèce) : je ressens toujours comme une épine dans ma sandale lorsque je vois écrit, devant les tavernes, un « Willkommen », avec le prix du demi de bière, des menus proposés de prime abord en allemand ou en russe, une serveuse m’accueillir avec un « Guten Tag ». J’ai ressenti en Crète, à l’exception de l’extrémité Est et des villages de montagne, un manque de la Grèce, de tout ce qui fait que j’aime tant ce pays. Nous n’avons pas compris cette course au bétonnage, ces villages de vacances bas de gamme sortis de terre pour entasser les hordes de touristes qui carbonisent toute la journée sur les plages, ces kilomètres de côtes détruites pour un retour sur investissement à court terme, ces décharges en plein air qui ne choquent personne (déjà vu en Sardaigne), cette inaptitude à gérer un environnement de toute beauté, dans des proportions qui me sidèrent. Certes, un certain nombre d’enclaves encore préservées viennent d’être classées Natura 2000, en raison de la fragilité des écosystèmes. C’est heureux mais c’est bien tard.

Joueur de gaïta2 Joueur de bouzouki

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Conseils de l'Automedon :

Vous allez nécessairement louer une voiture, alors...

1. Pour quelques euros de plus, prenez l’assurance tous risques, parce qu’un simple rétroviseur, déjà, est manifestement vite anéanti, lequel vous coûtera, par défaut, ... au gré du loueur... et même davantage !

2. Vérifiez au départ le niveau d’essence (plus de petites économies en Grèce)...et / mais surtout, le gonflage des pneus :1 bar de pression, comme nous avons pu le constater, rend la conduite et le freinage plutôt incertains...

3. On vous propose de vagues cartes au 1/150 000, voire au 1/200 000ème !, et sans boussole...Précipitez-vous donc à la première bibliothikè pour vous munir d’un précieux guide, Atlas Kritis, au 1/50 000ème(carte découpée en 115 numéros) - Anavasi Digital éditeur - qui vous coûtera certes 23 Euros, mais vous évitera de vous égarer ou de tourner en rond – les panneaux indicateurs, quand ils existent, n’étant pas toujours dans le sens de votre marche... si vous vous aventurez hors des sentiers touristiques, of course.

D’où l’utilité aussi du rétro-viseur, ou d’une assistante attentive...

Ασφαλες ταξιδι !

2 juin 2013

Chios - Parce qu’il y a monastère… et monastère

Il devait être un moment fort du voyage, le rendez-vous incontournable, le lieu dont il fallait s’imbiber, longtemps fermé pour travaux, un must, le miel sur le yaourt, l’image certifiée conforme, emblématique de cette semaine à Chios : loupé ! Νέα Μονή, inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO, est un monastère byzantin du XIe siècle, aussi renommé qu’Οσιος Λουκας, célèbre pour ses mosaïques, son opulence, son rayonnement. Le complexe est vaste et comporte de nombreux bâtiments (église octogonale, réfectoire, chapelles, cellules), déjà replâtrés ou en cours de restauration. Car le monastère enchaîna les désastres au XIXe siècle ;  les Turcs le pillèrent et le saccagèrent à deux reprises, en 1822 et 1828, et le tremblement de terre de 1881 acheva l’effondrement amorcé. Depuis, les interventions, les réparations, quand ce ne sont pas carrément des transformations, se sont succédées. Certes, les fragments importants des mosaïques sur fond d’or qui ont résisté au temps, sont absolument superbes mais les différentes rénovations successives jurent avec les murs d’origine, à vous fendre la rétine : certaines surfaces extérieures sont carrément recouvertes d’enduit blanc ! Alors, la sauce ne prend pas et on reste partagé entre la beauté intérieure du narthex et de la nef et une « remise à neuf » très discutable et trop ostensible. Il faut avouer que le week-end de Pâques n’est sans doute pas le moment opportun pour un premier tête-à-tête avec ce haut lieu du monachisme, et que la foultitude de pèlerins au fort potentiel vocal, déversée par les cars de tourisme, modifie quelque peu le ressenti d’une enclave où devaient prévaloir le silence et le recueillement.

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Toutes autres furent nos impressions au tout petit Μονή Μουνδων, situé au Nord de Chios : pas sûre d’être totalement objective, cette partie de l’île étant pour nous bien plus attachante que le Sud : villages du bout du monde, côte sinueuse et escarpée, grèves malmenées, troupeaux de chèvres, sol pierreux et pauvre, genêts touffus, brouillard et… cataractes d’eau. La pluie ne fait pas semblant à Chios, elle a une petite saveur bretonne assez prononcée.

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C’est en redescendant de Kambia vers Katavasi que nous sommes tombés dessus, au travers des allers et retours des essuie-glace en surrégime. Le monastère, d’époque byzantine tardive, placé sous la protection de Saint Jean le Précurseur, est aujourd’hui désert mais ses différents bâtiments sont toujours debout. Il suffit de pousser la porte pour remonter le temps : si certains toits se sont écroulés, le katholikon, le vestibule en forme de dôme, les cellules, bien qu’endormis, sont facilement identifiables. Pas un bruit, autre que les gouttes martelant la pierre et les feuilles, dans une nature qui a repris ses droits ; on buissonne doucement, pour ne pas troubler la quiétude de l’endroit, on chuchote, on s’imprègne, on ne serait pas étonné d’accrocher du regard un pan de soutane sombre et furtive au coin d’un édifice, comme si ce monastère avait sa propre alchimie et quelques secrets bien gardés. On referme doucement la porte derrière nous, vaguement confus d’avoir laissé nos empreintes de mortels sur le sol détrempé, dans un lieu hors du temps.

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26 mai 2013

Mesta versus Anavatos…. de l’imaginaire des ruines dévastées

Je n’ai jamais pu me résoudre à aborder une nouvelle île sans une plongée préalable dans ses eaux caractéristiques, à travers les différents guides : je raffole de ces premiers rendez-vous où l’on contemple sa plastique, où l’on estime son capital séduction, ses atours, son charme, son individualité. Chios porte haut l’étendard de son passé médiéval sauvegardé dans la mémoire des pierres, avec quelques villages emblématiques, que l’on perçoit à première vue comme cohérents et harmonieux. L’expérience terrain a vite démontré l’inanité de cette première impression, faussée par quelques clichés attrayants, bien cadrés mais illusoires.

Impossible lorsque l’on passe un peu de temps à Chios de faire l’impasse sur les Mastichochoria, villages du Sud fortifiés, temples de la précieuse gomme du lentisque, le mastic. À Pyrghi, Mesta, Olymbi, Vessa, Kalamoti, Armolia…, on récolte toujours en été les « larmes » de ces arbustes gris et rabougris, cousins des pistachiers, qui sécrètent cette résine si prisée. C’est en descendant vers la jolie crique de Vroulidia, entourée de ses hautes falaises blanches, que l’on circule dans la région la plus densément plantée de lentisques, auxquels les habitants doivent leur prospérité et leur relative tranquillité, quels que furent leurs occupants successifs.

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Si nous sommes tombés sous le charme de Pyrghi, le « village peint », nous sommes beaucoup plus dubitatifs devant Mesta, pourtant classé monument historique. Pyrghi est fameux pour les motifs géométriques qui habillent les façades de ses vieilles demeures de pierre, les « xysta », (de ξυνω = gratter, le principe étant de gratter une couche de chaux claire à prise lente, selon des motifs précis, posée sur un premier enduit sombre) : s’il ne reste plus grand’chose de ses fortifications et de sa tour, qui lui a donné son nom (πυργος), se perdre dans les ruelles le nez en l’air, pour admirer les balcons, les arcades et les murs ornementés, est un pur bonheur. Rien de factice ici, Pyrghi sonne juste, avec ce qu’il faut d’usure du temps, de laisser-aller et de modernisation pour le confort de ses habitants.

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Le contraste avec Mesta, ville-musée, jure désagréablement lorsque l’on passe de l’une à l’autre : Mesta ne paraît pas avoir subi les dommages, la corrosion, l’abrasion des siècles qui passent, mais garde indemnes son mur d’enceinte, ses tours trapues, ses maisons étroites aux si petites ouvertures, serrées les unes contre les autres, son unique place centrale dégagée vers laquelle convergent les venelles, ses passerelles, ses passages voûtés, tout l’attirail d’une architecture « sur le qui-vive », conçue pour résister aux assaillants et pour se déplacer furtivement sur les terrasses et les toits de pierre. Ce labyrinthe a été bien maladroitement retapé, restauré, nettoyé et ça hurle l’artifice. Mesta n’est plus qu’une vitrine bien léchée, très touristique, fabriquée pour faire jolie et attirer le chaland. L’envie de clouer au pilori le responsable de ce gâchis nous prend soudain, avant de fuir à toutes jambes pour des lieux moins dénaturés, tel Anavatos.

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 Anavatos, la grande rencontre, pour moi, de ce premier contact avec Chios ! Ce village byzantin tient son nom d’ανεβαινω = monter, car il est planté tout en haut d’un éperon rocheux, dans un paysage sauvage. On découvre lentement cette citadelle en grimpant une pente raide, cernée de falaises, dans un silence impressionnant. Il faut dire qu’il n’y a plus âme-qui-vive en ce lieu désolé, depuis un jour funeste de 1822, où les habitants se jetèrent du haut de leur kastro, lorsque les Turcs envahirent les lieux. La cité est abandonnée, les maisons tombent en ruine, les murailles se sont effondrées, les fresques de l’église ont été lavées par les pluies. Il n’y a plus rien à voir, et on se demande pourquoi on reste englué à ces vestiges. On arpente les chemins, l’unique rue encore pavée entre les murs écroulés, on va, on vire, on vient, on se pose sur les décombres du kastro en repensant à la force d’âme de ces villageois, on boit des yeux le panorama qui s’étend et on ressent un petit pincement au palpitant devant la tragédie humaine qui s’est déroulée là. Il y a bien une vague tentative de restauration, limitée par le manque de crédits et on s’en félicite sotto voce, tant il nous semble aberrant de toucher à ce site de mémoire. Ces ruines nous donnent la possibilité d’imaginer, de reconstruire mentalement tout un univers, de faire revivre à notre manière le quotidien des habitants et de redonner vie à un monde perdu, sans le trahir. Car inventer, c’est se souvenir * : « Il faut à l’édifice un passé dont on rêve », disait Hugo…

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*Giovanni Battista Piranèse, 1720-1778

 

19 mai 2013

Chios, le gite, le couvert et plus si affinités…

Mais où crécher à Chios ? Pas deux avis conformes, entre les apôtres des Mastichochoria, les partisans des plages du Sud-est, les pragmatiques qui prêchent pour le Κάμπος et sa proximité avec la frénésie de Chios-ville, enfin les adeptes de Volissos, avec son rivage sablonneux. Rajoutons à la cacophonie : ne connaissant Chios ni des lèvres ni des dents, notre choix s’est arrêté sur un village de son axe médian, camp de base pertinent pour rayonner sur les deux versants de l’île. Bien nous a pris de faire fi du Routard et de son commentaire lapidaire : « Avgonyma, village dont les maisons-cubes ne respirent pas la joie de vivre… ». Ah bah évidemment, si vous préférez les nouvelles constructions anarchiques, sans caractère et sans histoire qui poussent comme des champignons à Vrontados, et le chahut tintamarresque de Chios-ville, Avgonyma vous paraîtra un peu rugueux.

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Et pourtant… même si les collines couvertes de pins ont énormément souffert des incendies d’août dernier, ce village du XIe siècle a tout gardé de son architecture médiévale : construites en pierres grises et blondes, les maisons modestes aux petites ouvertures, dessinent, enserrent des ruelles étroites sur un promontoire qui domine la côte Ouest jusqu’à la mer. Ici, vivent encore de vrais gens, des παππουδες déjà à l’ouzo quand nous n’en sommes encore qu’au café matinal, et des γιαγιαδες énergiques qui mènent leur petit monde au pas de charge ; pas de repeinturlurage, de restauration léchée (plaie de Chios, j’y reviendrai), d’attrape-touristes, de séduction mercantile. D’ailleurs, mis à part les deux tavernes qui accueillent  les locaux et les voyageurs, aucun magasin à Avgonyma. Le silence, le calme, la simplicité plutôt que la tentation de vider les poches du touriste dans une déco d’opérette (cf. Mesta).

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Je ne saurais trop vous recommander de confier votre séjour aux mains de Γιωργος (http://www.spitakia.gr), qui loue chambres, studios et maisonnettes et qui vous fait profiter de ses bons conseils : naturaliste dans l’âme, il peut vous accompagner sur les chemins pour vous faire découvrir son île de l’intérieur, vous indiquer la plage qui vous convient le mieux, les bons plans selon la saison…. Indifférents habituellement au petit-déjeuner, nous avons toutefois craqué pour ses marmelades maison de mirabelles et de figues, que l’on déguste avec le yaourt ou la brioche de Pâques. Et si vous êtres très sages, vous repartirez avec un pot de confiture de figues, concoctée par son épouse…. 

Restons d'ailleurs dans le domaine des papilles, avec quelques tables testées par nos soins :

Avgonyma : Ο Πύργος, bon rapport qualité prix, pratique quand on ne veut pas reprendre la route le soir. Quelques plats du jour selon l’inspiration, excellent briam et moussaka très légère, lapin stifado, et mastelo de Chios grillé sans modération.

Plus au Sud, à Lithi sur le port, Τα τρία αδέλφια : poissons et calmars bien frais, excellente salade avec du κρίταμο, goûté pour la première fois en Grèce (pas loin de nos salicornes), service souriant. Si vous êtes un met de choix pour les moustiques, venez pour le déjeuner uniquement… à l’issu du dîner, j’ai décompté 14 piqûres, dont 4 à travers mon jean… ces bestioles doivent s'être croisées avec des piranhas.

Encore plus au Sud, au port de Mesta, sur la droite en regardant la mer, au bout, Λιμενας Μεστων, une autre taverne les pieds dans l’eau, où s’attablaient des familles entières de Grecs à l'occasion du lundi de Pâques. L’un de nos meilleurs repas, poissons grillés savoureux, bons conseils du serveur qui a composé notre menu et… baklavas offerts en dessert.

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De l’autre côté, au Sud-est, à Emborios, de nouveau une taverne au raz des flots, Ποσειδών, à gauche. Nous n’avons pas suivi le Routard qui recommande Το Hφαίστει, à droite, notre oreille ayant perçu une dominante nettement plus grecque chez Poséidon. Bonne pioche. Simple, pas cher et copieux.

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Enfin, au Nord, dans la petite baie de Lagada, deux repas chez Ο Πασσας, la seule taverne qui débordait alors que les autres persistaient à rester vides, toujours des calmars et du poisson grillé, de la salade d’aubergines crémeuse, le tout servi par un petit jeune homme charmant qui parlait beaucoup mieux le français que moi, le grec…   encore de nets progrès à faire côté prononciation... graduation  !!!!!!!

 

16 mai 2013

Πασχα στην Χιο … et mise en bouche à Athènes

J’étais persuadée n’avoir jamais mis les semelles en Grèce durant les fêtes pascales, jusqu’à ce que πουλακι μου oppose à mes neurones fissurés un docte sourcil soulevé par une juste semonce : « T’as plus la lumière à tous les étages : t’as oublié qu’on t’a entendue râler à chaque repas pendant une semaine, lors de notre premier voyage, puisque Mademoiselle ne voulait pas toucher au délicieux agneau rôti, servi quotidiennement pour Pâques ? » J’ai tourné du groin, rappelé que ça datait comme mes robes et que des pintes de Mythos avaient coulé à flots depuis. Pourtant, sa juste remarque a aussi sec ravivé des images d’un Athènes déserté et d’une effective redondance culinaire ovinesque : il était grand temps de retrouver le vol de 13h d’Aegean.

Vingt ans après, ce sont les mêmes rues vides… à l’exception de Plaka, qui grouille comme une fourmilière. Á croire que tous ceux, qui ne rentrent pas dans leur village, se sont donnés rendez-vous là. Une cohue, une pagaille et du raffut. Notre endroit de prédilection* pour le premier ouzo des vacances over-déborde, ça parle haut et fort, on ajoute des fauteuils, les cercles d’amis s’élargissent, on s’interpelle bruyamment… et nous, on affiche un sourire béat tant nous sommes heureux de revoir un peu d’énergie et de joie dans une ville dévastée par la crise. Enquiller ensuite Οδος Τριποδων et Οδος Λυσιου tient de l’impossible car nous sommes happés à la sortie d’un office par une procession compacte dont nous mettrons de longues minutes à nous extirper… la ferveur religieuse semble monter. Notre taverne attitrée** n’accepte ce soir que les Grecs qui ont réservé à l’issue des cérémonies du Vendredi Saint et nous échouons à deux pas de là pour une solution de repli*** gustativement satisfaisante. Un fort parfum d’encens envahit soudain Οδος Μνησικλέους, des chants d’une infinie tristesse annoncent l’arrivée du Pope, de la Croix, des bannières, de l’icône et de l’Épitaphe, des fidèles et de leur cierge, qui remontent lentement la ruelle étroite. Le silence s’abat soudain, les orthodoxes se lèvent et se signent rapidement par trois fois sur son passage... le cortège s’éloigne, l’étau se desserre doucement…on respire à nouveau…

 

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Le lendemain, à Chios, dans le village d’Avgonyma où nous logeons, l’ambiance est plus à la fête, aux préparatifs du festin, à l’accueil des familles qui rentrent retrouver les leurs et à la finalisation du bûcher… cet amas de bois au-dessus duquel attend Judas, à qui on réserve un quart d’heure brûlant à la tombée de la nuit. Dès vingt heures, les chèvres (et non des agneaux mignons, heureuse île !) et leurs brochettes d’abats (Κοκορέτσι) prennent des couleurs, les enfants allument les premiers pétards, la place du village enfle et bruisse, l’ouzo rempli les verres… et une demi-heure après, le brasier s’enflamme, dévorant les bûches qui craquent, et le traître, dans un flamboiement dantesque.

 

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Petits et grands, nous sommes tous hypnotisés par le son et lumière pendant un long moment, troublé par les premiers coups de cloches qui appellent à la grand' messe de la Résurrection. L’église d’Avgonyma est bien modeste pour accueillir toute la foule endimanchée et nombre de croyants resteront massés aux portes, écoutant la voix du pope se déverser du haut-parleur. Mais les adolescents commencent à trouver le temps long et illuminent la nuit de feux d’artifice, de fusées colorées, de pétards sifflants, couvrant le prêche du Pope qui accélère et hausse le ton : ce combat du sacré et du païen tourne à l’avantage du religieux qui annonce la Résurrection à grand renfort de "Χριστός Aνέστη" et de cloches carillonnantes. Les cierges (λαμπαδες) s’allument de main en main, on se souhaite des "Χρόνια Πολλά", on s’embrasse et on essaie de garder son cierge allumé pour tracer, de retour à la maison, une croix au-dessus du linteau et allumer la mèche d’une veilleuse.

 

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On se retrouve tous alors à la taverne du village (Ο Πύργος) pour les agapes, rompant 40 jours de carême avec des assiettes de chèvres grillées. Sur les tables, des œufs peints en rouge, que l’on cogne contre celui du voisin, en espérant le garder intact, gage de chance, et des tranches de τσουρέκι, brioches de Pâques parfumées au zestes d’orange. La fête se termine très tard… et le lendemain, eh bien, on remet ça, et sur chaque pas de porte, le chef de famille arrose la chèvre entière qui tourne sur sa broche…

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* Diogenis (Διογένης), Πλατεία Λυσικράτους

** Taverna tou Psara (Ταβέρνα του Ψαρρά), Ερεχθέως 16

*** Taverna Sissifos (Ταβέρνα Σισυφος), Μνησικλέους 31

 

12 mai 2013

Chios, prélude au chaos de pierres

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Si vous êtes un peu à l’Ouest à la fin de ce copieux hiver, grincheux, grisâtre et tout grommelant, pointez votre boussole vers l’Est de la mer Égée, arrêtez-vous 8 kilomètres avant la côte turque et posez votre sac sur une île, qui tient à la fois des Ioniennes … et de l’Irlande. Voilà un patouillis inattendu, bien éloigné des clichés recuits, comme les maisons cubiques blanches, les coupoles bleues et les moulins chromos. Á Chios, vous allez vous manger du caillou, de la roche, du minéral, de l’austère, du médiéval, de la ruine, des paysages sauvages, battus par les vents et la pluie, même en mai. Si le thermomètre a grimpé jusqu’à 28° les 5 premiers jours du séjour, nous avons fini sous des baquets d’eau, avec 12° de moins. Et c’est certainement sous ce climat que nous l’avons le plus aimée. 

Chios est une vaste contrée de 842 km² (contre 96 km² pour Ithaque, à titre de comparaison), toute en longueur, divisée en trois parties bien marquées, à la fois par le sol et le développement économique : 

- au Sud, Chios est l’île du lentisque, du mastic, des villages fortifiés et cossus pour la sauvegarde de la précieuse résine

- au centre, la plaine fertile, les riches demeures des Gênois, les jardins d’agrumes, d’amandiers et de jasmin

- au Nord, la partie montagneuse chichement peuplée, un environnement stérile, des habitations modestes, une terre brute.

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Porte vers l’Asie Mineure, plaque tournante du commerce durant tout le Moyen-Âge, escale des voyages vers l’Orient, la situation stratégique et la production de mastic ont fait de Chios une île à part : ses occupants successifs (Byzantins, Gênois et Turcs) ont vite compris qu’ils avaient tout à gagner à lui laisser la bride sur le cou et une certaine autonomie, pour bénéficier ainsi de sa prospérité, de son essor économique et de l’exclusivité de la vente du mastic. C’est pourquoi Chios montre encore aujourd’hui les empreintes successives de ses « hôtes », une architecture riche, préservée et unique. Il faut attendre le XIXème siècle et ses calamités successives (massacre de la population par les Ottomans en réponse aux velléités d’indépendance des Grecs – 25 000 morts et 50 000 habitants vendus comme esclaves, sur une population totale de 100 000 personnes -, destruction des cultures et des arbres à agrumes par le gel en 1850, séisme dévastateur en 1881), pour voir sa suprématie décliner.

Chios est aujourd’hui peu fréquentée par les Français qui lui préfèrent les Cyclades, c’est bien dommage : et la découvrir au moment de la Pâques orthodoxe, croyez-moi, c’est quelque chose !

 

14 avril 2013

This is England

120682_b_this_is_englandShane Meadows – 2006

Meilleur film anglais de l’année au British Academy Film and Television Awards 2008, Meilleur film de l’année au British Independent Film Awards 2006, Prix spécial du jury au Festival International du Film de Rome 2006

Á l’heure où la « Fer Lady » s’en est allée ronger les chardons par la racine, on s’est interrogé avec F sur le film qui illustrerait le plus justement les désastres engendrés par la politique de la Baronne of Kesteven in the County of Lincolnshire, Pair du Royaume, chevalier de l’ordre de la Jarretière (les critères d’attribution des plus hautes distinctions outre-Manche me laissent un brin troublée… ).

Je ne résiste d’ailleurs pas à citer l’appréciation grinçante mais ô combien salutaire de l’ami Ken Loach, "Margaret Thatcher fut le premier ministre le plus diviseur et destructeur des temps modernes : chômage de masse, fermeture d'usines, des communautés détruites, voilà son héritage… C'est à cause des politiques mises en place par elle que nous sommes aujourd'hui dans cette situation… Souvenez-vous qu'elle a qualifié Mandela de terroriste et qu'elle a pris le thé avec Pinochet, ce tortionnaire et assassin. Comment lui rendre hommage ? En privatisant ses obsèques. Faisons jouer la concurrence et allons au moins offrant. C'est ce qu'elle aurait fait"* : fermez le ban.

Spontanément, nous n’avons pas pensé à Loach, Stephen Frears ou Mike Leigh, au Full Monty ou à Brassed Off, mais à un petit film drôlement bien fichu, tourné avec 3 livres sterling et 5 pence, sans tête d’affiche, et qui avait laissé de sacrées belles traces dans nos mémoires. Sans doute parce que les années Thatcher et sa guerre contre les Argentins sont vues à hauteur d’enfant, qu’on y parle musique, mode et contre-culture, et que le réalisateur refuse les idées déjà pliées portées sur les skinheads, auxquels il a appartenu.

This is England nous ramène en juillet 1983, dans le Nord de l’Angleterre : orphelin d’un père tombé aux Malouines, Shaun, 12 ans, vit seul avec sa mère. Hardi, insolent, roublard, téméraire, il sait jouer des poings pour défendre l’honneur paternel et corriger de plus grands que lui, qui se moquent un peu trop de ses vêtements ostensiblement seventies. Il fait alors la connaissance d’une bande de skinheads, glandeurs, chahuteurs, plus pittoresques qu’autre chose, tous serrés autour de leur leader Woody, qui prône des valeurs de fraternité et d’entr'aide. Adopté par cette bande de zozos qui fument leurs joints en buvant du thé au lait, le jeune garçon se convertît aux Doc Martens, aux chemises Ben Sherman, aux blousons Lonsdale, sacrifie ses mèches de petit poussin blond sous le sabot de la tondeuse, découvre les joies des virées en bande, des premières soirées où l’alcool coule à flot, et les sourires attendris des filles maquillées comme des voitures volées. L’insouciance de ces jours heureux et la solidité des liens d’amitié seront balayées par le retour d’un skinhead plus âgé, Combo, sorti de prison, tout dévoué à la cause du National Front (oui, le même que le nôtre, mais les Anglais mettent tout à l’envers), qui vient recruter parmi les bleus. Shaun et quelques naïfs trop crédules ne feront pas le poids face à ce manipulateur retors, qui sait jouer de leurs fêlures. Ils quitteront le bienveillant Woody pour patauger dans la bêtise, la haine et la violence ; leur conscience se réveillera enfin, lorsque leur leader commettra l’irréparable sur un de ses propres disciples.

Chronique d’un été d’éveil mais aussi d’une initiation radicale à la sauvagerie, This is England se sert de la petite histoire pour raconter la grande et suit la dérive d’une génération sans repères qui traîne dans les usines désaffectées, les friches industrielles, les lotissements vides, cicatrices d’une saignée économique sans précédent. Le chômage, la capitulation des parents, le défaut d’avenir, la résignation, sont pain béni pour les extrémistes qui désignent trop facilement les émigrés pakistanais comme responsables de tous les maux, en se faisant passer pour de simples nationalistes patriotes, attentifs à la désespérance populaire. Le réalisateur Shane Meadows rappelle au demeurant que le mouvement skinhead, né dans les années soixante, ne doit rien à une quelconque idéologie fasciste : la classe ouvrière noire et blanche se retrouvait autour de la musique jamaïcaine, le reggae, le ska, en choisissant une mode radicalement opposée à celle des hippies, cheveux très courts et vêtements ajustés. La dérive politique sera tardive et concomitante de la crise économique du pays, à tel point que certains skins, épouvantés par cette récupération, fonderont en 1987 le Skinhead Against Racial Prejudice, mouvement anti-raciste apolitique.

Le regard plein de tendresse de Shane Meadows sur ses personnages préserve des raccourcis évidents ; Combo n’est pas seulement montré comme un baratineur démago, un fêlé xénophobe tombé du mauvais côté parce qu’un détenu noir lui volait son pudding à la cantine de la prison, mais aussi comme un homme très seul, fracassé par l’abandon de son propre père, repoussé par celle qu'il aime, à la recherche d’un clan, d’un chef que l’on suit aveuglément et d’un sens à donner à son existence. Le passage à tabac d’une jeune recrue d’origine jamaïcaine n’aura pas pour motif la couleur de sa peau mais l’impossibilité de concevoir que ce gamin ait eu ce qui lui a été toujours refusé, une famille unie et prodigue. Meadows ne justifie pas les actes de Combo par ses blessures non refermées, son sentiment d’échec, sa certitude du « No Futur », mais refuse de voir les fachos comme des êtres radicalement différents, racistes par nature. Le manque affectif et la précarité, sont pour lui tout autant responsables de cette violence.

This is England, tourné en 16mm, à la fois par souci d’économie et pour retrouver un grain d’image plus épais, façon documentaire, est une mine d’informations, sociales et politiques sur la période : la bande son très pêchue mêle les hits de l’époque, The Maytals, Soft Cell, Strawberry Switchblade, Al Barry and The Cimerons, les standards jamaïcains, du ska, de la soul et du rock, à la composition originale teintée de mélancolie, plus classique, (violon et piano), qui n’est pas sans rappeler les arrangements d’un Philip Glass. Ce cocktail d’énergie, de vitalité et de tristesse doucement distillée raconte à lui seul le chemin de Shaun, môme au regard de cocker grandi trop vite, qui passe de la candeur à la cruauté, puis à la désillusion, parce qu’un jour, le 10 Downing Street a décidé d'envoyer son père sur un caillou de l’Atlantique Sud.

*Dommage, on apprend aujourd’hui que ses obsèques coûteront 10 millions de livres aux contribuables britanniques…

 

1 avril 2013

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme…, ou David tel qu’en lui-même

david_bowie_the_next_day_album_coverThe Next Day, nouvelle re-création du « Thin White Duke »

La sortie d’un nouvel album de Bowie, après dix années de silence et des rumeurs alarmistes sur son état de santé, sera sans doute la seule vraiment bonne nouvelle de 2013. Lorsque le clip de Where Are We Now ? s’est emparé de la toile, qui en palpitait de bonheur, pour carillonner le 08 janvier les 66 printemps du dandy à la pupille dilatée, et le rappeler au bon souvenir de ses fans, nous sommes tous tombés de notre chaise avec fracas : David Bowie always Is. Sans trompette ni tambour, le sexagénaire nous tendait une ballade piano coulé, nostalgique en diable, ressouvenir de ses années berlinoises, avec juste ce qu’il faut d’ironie : « You never knew that, That I could do that ». La pochette de l’album, copiée collée de celle d’Heroes en 1977, flanquée d’un carré blanc, confirmait la première intuition : le rétropédalage était assumé, revendiqué. Et puis, quand on a su que Tony Visconti* tenait la barre, que les musiciens étaient de vieux potes de bordée, on a parié sur un voyage très autobiographique, où l’on retrouverait nos petits et tout ce pour quoi nous l’avions tant aimé.

Enfin… en mode courant alternatif, en ce qui me concerne. Car lorsque je fus en âge d’écouter le monsieur, la qualité de sa musique avait abyssalement décliné : c’était l’époque Tonight, Never Let Me Down et de Tin machine : on excommunierait pour moins. Mais J-M eut la bonne idée de me mettre entre les oreilles trois albums aux pochettes fatiguées, qui à eux-seuls suffiraient à justifier le culte voué à Bowie : Hunky Dory, Ziggy et Alladin Sane. Pas d’équivalent, aucun autre n’a aligné en trois ans autant de morceaux mythiques gravés dans le vinyle. Si on ajoute ensuite Station to Station, la trilogie de Berlin et Scary Monsters, Bowie aura conçu sur une décennie, huit albums d’anthologie. Avec une créativité effrénée, ses imaginaires exubérants, ses provocations, ses identités multiples, et ce petit temps d’avance qui fît de lui un pionnier, Bowie traverse en prodige pressé les univers de la pop, du glam, du rock, du funk, pour à chaque fois briser son personnage et se ressusciter sous un autre visage. Alors qu’importe, si ensuite…

Et c’en est presque rassurant de l’entendre encore admettre, après 46 ans de carrière, dans le titre Heat, « and I tell myself, I don’t know who I am ». Alors que vaut vraiment cet album inespéré ? Libération s’est fendu d’une critique à l’acide très corrosif : « J’ai les oreilles qui saignent. Dix ans de silence et une heure de bruit ». C’est un poil outrancier, mais oui, on peut à la première écoute fulminer contre le batteur qui pilonne comme un forgeron, contre la guitare qui ferait passer Kirk Hammett** pour un délicat joueur de luth, contre certains riffs bien épais et autres sonorités qui flirtent avec la dissonance ; mais quelle idée aussi de sortir l’unique mélodie mélancolique comme premier aperçu ? The Next Day est un album très rock, très électrique, dense, complexe, infiniment travaillé et très abouti, à l’opposé des sonorités actuelles ; nous sommes de nouveau en 1980, quelquefois même à la fin des Sixties, et les guitares envoient du gras. Alors le jeu a consisté à aller pêcher les influences, les autocitations, à rechercher les clins d’œil, à relier le passé musical au présent. Et à s’étonner encore de la vitalité d’un homme que l’on avait déjà embaumé ; certes, l’époque du « tous derrière et lui devant » est révolue mais Bowie reste toujours étonnamment intuitif et astucieux pour construire, à partir d’univers familiers, des imaginaires imprévus, des arrangements étonnants, des structures musicales insolites et audacieuses. Voilà sans doute pourquoi l’album cartonne partout.

Il y a les pépites, ces titres qui nous ramènent très en arrière, comme I’d Rather Be High, How Does The Grass Grow ?, et surtout You Feel So lonely You Could Die, en rétro total avec Ziggy, on craque pour le saxo de Dirty Boys, le pont de Love Is Lost où la voix de Bowie plane de nouveau, comme dans le capiteux Boss Of Me, pour la pop anglaise de Valentine’s Day, titre qui accroche vraiment l’oreille à la première écoute. Je passerais en revanche sur le lourdingue If You Can See Me, cadence infernale et sonorité de tronçonneuse, et sur (You Will) Set The World On Fire, « gros son, grosse caisse – ouf, ça fait du bien quand ça s’arrête ». Et puis, il y a Heat, objet chanté non identifié, voix quasi lyrique, texte hermétique, climat angoissant, cordes qui dérapent, parfait comme BO du prochain David Lynch.

Les textes sont assez sinistres, pour certains vraiment très sombres, pas des plus simples non plus, mais on se dit qu’un gars qui cite pêle-mêle Rodenbach, Nabokov et Dave Van Ronk, sait où il va et qu’on ferait mieux de se laisser porter, plutôt que de perdre son temps en interprétations : ça sonne tout de même sacrément bien, et ça, c’est l’essentiel.

* Déjà producteur de Low, Heroes, Lodger, Scary Monsters, Heaven, Reality

** Guitariste de Metallica

david_bowie_2013_620 David, 2013... mouai..

DavidDavid, 1971...   36_3_3_1_

 

17 mars 2013

"Ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ! »*

9782264034885La Conjuration des imbéciles, roman de John Kennedy Toole

Traduction de Jean-Pierre Carasso

Éditions 10/18 -  Prix Pulitzer 1981

Si l’on ricoche parfois de livres en livres dans une totale pagaille, il arrive qu’un invraisemblable roman vous donne envie d’en savoir plus sur sa généalogie : en partant à l’aventure sur les sources des personnages désopilants et farfelus de Gary Shteyngart, un nom, de ma pomme inconnu, est revenu sans cesse sous la plume des critiques américains : Shteyngart devrait beaucoup à un certain John Kennedy Toole… Toole, mouai, mais encore ? Pas la peine de se triturer le cervelet, je suis passée totalement à côté du chemin, le gars sonne pour moi aux abonnés absents. Et manque de bol, on lui voue un culte outre-Atlantique, le mythe tenant autant à la singularité du texte qu’au destin dramatique de son auteur.

Né en 1937 à la Nouvelle-Orléans, John Kennedy Toole ne connaît de son vivant que des échecs et les rebuffades des éditeurs. Convaincu d’être un piètre écrivain, il se suicide par asphyxie à l’âge de 32 ans, laissant deux manuscrits dans le tiroir. Sa mère forcera les portes durant une décennie pour faire publier La Conjuration des imbéciles, qui obtiendra le Putlizer, à titre posthume. Par une funeste ironie, Toole choisit comme personnage principal un homme de plume solitaire, un peu réactionnaire, incompris de ses contemporains, qui noircit des monceaux de cahiers, dans sa Louisiane natale, affublé d’une mère un brin étouffante. Le roman n’a cependant rien d’une tragédie lugubre, c’est même tout le contraire. Toole choisit l’éclat de rire, le burlesque, le loufoque, le franchement ridicule, pour épingler son époque et la société du Sud.

Notre héros, Ignatius Reilly, cuistre oisif hypocondriaque et misanthrope, la trentaine froissée, vit toujours au crochet de sa môman, retranché dans la tanière qui lui sert de chambre ; « décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal. » L’ego du bougre est aussi phénoménal que son tour de taille, aussi délirant que son accoutrement, aussi monumental que son érudition. Il y a chez lui un je-ne-sais-quoi qui le rapprocherait d’un Achille Talon irradié, mâtiné d’un Ubu, démesuré, boursoufflé, et qui aurait jeté sa bonne éducation par-dessus les champs de coton. Lorsqu’on lui demande à quelle tâche il occupe ses journées, vêtu de sa chemise de nuit crasseuse de flanelle rouge, il répond nonchalamment : « je suis à l’œuvre sur la rédaction d’un long acte d’accusation contre notre société. » Car Ignatius est un anachronisme vivant, un médiéviste fixé sur la seule rota Fortunae, la roue du destin, concept fondamental du De consolatione philisophiae, de Boèce**. Inutile de parler de démocratie à un homme qui considère que la musique est entrée en décadence après Scarlatti. « Les États-Unis ont besoin d’un peu de théologie et de géométrie, d’un peu de goût et de décence. Je crains que nous ne soyons en train de tituber au bord du gouffre…. Ce que j’appelle de mes vœux, c’est une bonne monarchie solide. »

Mais, lorsque Madame Reilly mère, un peu portée sur la boisson, provoque une catastrophe au volant de sa vieille Plymouth, la rota Fortunae enclenche un mauvais cycle pour notre érudit : il lui faut rejoindre les rangs des travailleurs pour éviter l’hypothèque de son sanctuaire. « Les employeurs perçoivent en moi la négation de leurs valeurs…ile se rendent compte que je vis dans un siècle que j’exècremais le fait d’agir au sein même du système que je critique représentera en soi un paradoxe ironique non dépourvu d’intérêt ». La rencontre de notre inadapté caractériel avec le monde réel fournit d’invraisemblables aventures, des rencontres détonantes, un vrai choc de civilisations, où le plus fou n’est pas forcément celui qu’on croit.

Car les insérés du grand rêve américain sont tout autant gratinés, sans recul sur la vie sous-vide que la société de consommation leur impose, nivelés par le bas, satisfaits de leur mesquinerie et de leurs compromissions. Comme le grand coup de pied d’Ignatius dans ce nid de cafards soulage, libère, fascine ! Le cinéma hollywoodien (cochonnerie turpide), la télévision (totale perversion), les psychiatres (ils essayeraient de faire de moi un crétin, amateur de télévision, de voitures neuves et d’aliments surgelés…tous les asiles sont pleins de gens qui ne supportent pas la lanoline, le cellophane, le plastique, c’est leur seul crime, c’est pour cela qu’on les enferme !), la religion (mon opposition au relativisme du catholicisme moderne est assez violente), l’université (trop mesquine pour accepter un acte de défi contre la stupidité abyssale de l’académisme contemporain… analphabétisme… bourbier intellectuel), les étudiants (par égard pour l’humanité future, j’espère qu’ils seront tous stériles), tout passe dans la grande machine du « re-cervelage », dans un rire vorace !

Ignatius porte cependant un tendre regard sur son ancienne copine de faculté, Myrna Minkoff, dite « la péronnelle » avec laquelle il entretient une liaison épistolaire suivie : admiratrice de Freud, activiste, braillarde, pasionaria caricaturale des combats des sixties, en première ligne dans chaque manifestation ou défilé, la demoiselle qui voit dans une sexualité débridée le seul remède aux maux de son époque, est le contrepoids énergique de ce puceau d’Ignatius, adepte de la seule veuve poignet et tourmenté par ses soucis gastriques et la fermeture intempestive de son anneau pylorique. Quand Ignatius quitte ses méditations pour entrer dans l'univers des gueux sous-payés, il n’aura de cesse de défier Myrna sur son propre terrain, en déclenchant d’épouvantables cataclysmes : insurrection d’usines, Croisade pour la dignité des Maures, création du Parti de la Monarchie de droit divin, puis d’un Parti de la Paix, uniquement composé de « sodomites », vaste complot à l’échelle mondiale pour que tous les militaires du monde soient gays et préfèrent l’amour à la guerre.

Le delirium de Toole ne connaît aucune limite et on se pâme de joie devant ses trouvailles de langage, ce bas-parler des bouges de la Nouvelle-Orléans, les subjonctifs imparfait d’Ignatius et sa rhétorique au cordeau se fracassant sur la syntaxe malmenée des entraîneuses, des vieilles toupies, des vendeurs de hot dogs (tâtez de mes saucisses, 20 cm de paradis), des flics et des folles furieuses (c’est une abomination à faire avorter une vache aveugle !).

La satire, la farce, l’hénaurme sont au menu de cette exaltante Conjuration, très politiquement incorrecte. Comme le souligne Swift, "quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui".

 

* Beaumarchais, in Le mariage de Figaro

** Philosophe né en 470, oui, ce n’est pas d’hier !

 

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