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Le Présent Défini

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20 septembre 2011

"L'album à la rose " a quarante ans

Á chaque génération sa madeleine de Proust musicale. Au long des années 70, un grand chanteur barbu à la voix douce, a accompagné bien des petites enfances. Encore aujourd’hui, quelques accords de guitare sèche suffisent à enclencher le bouton « mémorial du souvenir ». Cet homme nous a rendus nostalgiques d’une époque que nous n’avons pas connue, pas encore nés à l’époque du Flower Power, du 15 août 1969, des communautés de San Francisco, de la contre-culture hippie et du refus des guerres inutiles à l’autre bout du monde. Vers cinq ou six ans, je ne fredonnais de son premier album que  « Marie, Pierre et Charlemagne » - face A et « Fontenay aux Roses » - face B, les autres textes me semblant bien compliqués. Mais les mélodies s’étaient gravées d’une manière indélébile.

Ce n’est qu’au milieu des années 80 que la lumière s’est faite sur la portée de ses chansons : élevée dans un environnement très conservateur et stricte où « Parachutiste » et « Entre 14 et 40 ans » passaient pour subversives, ma fenêtre s’est ouverte sur un ailleurs possible. Je ne sais pas aujourd’hui ce que peut comprendre un ado des références à Diên Biên Phu, au 13 mai 1968, au Larzac, à Pierre Goldmann. Si l’explication de texte est inévitable, rappeler aux têtes blondes que des artistes engagés ont vraiment existé dans un autre temps, qu’une génération a souhaité mettre en place d’autres valeurs que la réussite sociale et le carcan de la famille traditionnelle, que des jeunes défilaient pour changer le monde et mettre fin à une guerre perdue d’avance, me semble à coup sûr salutaire.

Les journalistes font toujours référence à son premier disque, qui réunit le plus grand nombre de titres mémorables, devenus des classiques de la chanson française. Ma préférence va pourtant à son troisième, « Saltimbanque », l’album à la pochette blanche illustrée par Cabu en 1975. Plus sobre dans ses arrangements (les orchestrations poussives de certains premiers textes ont disparu), plus amer que doux, porteur de désenchantement, du constat déçu que les jours meilleurs espérés ne seront tout compte fait pas au rendez-vous (« l’irresponsable », « La vie d’un homme », « Caricature »), cet album est celui d’une de ses plus belles chansons, « Les lettres », correspondance échangée entre un soldat et sa femme pendant la Première Guerre. Deux guitares sèches et un violoncelle accompagnent cette critique indirecte des conflits qui broient les plus modestes, sur un mode intimiste, confidentiel mais qui bouleverse par la justesse de ses non-dits.

Il est aujourd’hui un artiste respecté, parlant peu, modeste vis-à-vis de son travail, révérencieux envers ses maîtres à chanter, peu sujet à une quelconque mélancolie. Mais nous sommes nombreux à avoir grandi avec lui, accompagnés de ses textes ciselés, de ses mélodies délicates : appartenir à la mémoire collective depuis bientôt quarante ans n’est pas donné à tout le monde. Et l’émotion qui nous met les yeux à marée haute à chaque fin de concert, quand on entonne a capella « Mon frère » ou « L’éducation sentimentale » en dit long sur la place que ses chansons ont prise dans nos vies.

Merci pour tout, Maxime

Maxime+Le+Forestier++1972

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18 septembre 2011

Du domaine des Murmures, roman de Carole Martinez

D

 Editions Gallimard, 2011

Aux côtés des deux poids lourds de cet automne littéraire 2011 (Emmanuel Carrère et Alexis Jenni), Carole Martinez s’est faite une place notable ; remarqué par la critique, apprécié sur de nombreux blogs et présent sur la liste du Médicis, son roman nous entraîne au XIIème siècle, dans un domaine bourguignon, où la fille d’un Chevalier défie l’autorité des hommes, refusant le jour de ses noces le mari imposé au profit d’une vie de réclusion, dans une cellule construite dans les flancs d’une chapelle. Le livre s’ouvre donc sur ce paradoxe, la seule  liberté possible pour une femme se loge dans l’exigüité d’un tombeau de pierre.

La demoiselle, bien nommée Esclarmonde, se mure de son propre chef, tout entière dévouée à Dieu, certaine de gagner son indépendance et la béatitude par la prière et la dévotion. Elle ne doit plus obéissance aux hommes, seul le pouvoir spirituel est en droit de lui demander des comptes.

Bien évidement, on ne saurait se soustraire aux règles d’un monde par la fuite, et Esclarmonde ne mesure pas les effets de cette échappatoire sacrée : en renversant l’ordre établi, elle va s’enferrer dans des non-dits lourds de conséquences, modifier des destinées, voire ses propres certitudes s’effondrer et le choix d’une vie cloîtrée remis en cause. La Sainte a juste omis un détail : elle n’a pas gagné la liberté dans cet acte de foi, elle a échangé une cage contre un cachot. Car on ne brise pas les barreaux d’une cellule, on n’échappe pas à l’Eglise. Au moment où Esclarmonde veut mettre un terme à ce sacrifice inutile qui l’a menée au silence perpétuel, son existence se brise sur la folie meurtrière des paysans du domaine, qui refusent de laisser s’échapper leur bienfaitrice, celle qui a tenu la mort à distance et repoussé les calamités par ses prières, dès son enfermement.

La liberté se conquiert, rien ne sert d’échanger une soumission par une autre.

 

13 septembre 2011

L’Orfeo, la musique en état de grâce

dvdClaudio Monteverdi, 1607 – enregistré à Madrid en 2008 / DVD 2009

Mis à part une Didon et Enée décevante à l’Opéra-Comique en décembre 2008 où j’avais copieusement baillé, le travail de William Christie me captive. Il y a chez lui un enthousiasme, une audace, une joie évidente à diriger son ensemble, à proposer une musique, à relire des partitions d’époque souvent limitées dans leur notation pour nous offrir les plus belles couleurs qui soient. Vous connaissez beaucoup de chefs qui dirigent avec un sourire jusqu’aux oreilles et qui n’hésitent pas à aller danser sur scène en fin de spectacle avec toute la troupe (ceux qui ont vu et applaudi les Indes galantes en 2003 comprendront) ? Aucune emphase, aucune raideur, aucune dévotion coincée mais une hyper-sensibilité, un ressenti de la musique très personnel et reconnaissable même pour un sourd, un virtuose de la nuance.

On retrouve tout cela dans cette version de l’Orfeo. Si j’ai un peu tendance à m’éterniser sur les mises en scène, ce spectacle donné à Madrid est d'abord une fête de la musique. Les Arts Florissants (ensemble et chœur) sont dans une forme sensationnelle : les musiciens ne sont pas enfouis dans un cul-de-basse-fosse mais élevés, à quelques marches du niveau de plateau ce qui leur donne un lead incontestable : les instruments s’expriment à tour de rôle, s’écoutent, se répondent (suavité des violons, délicatesse de la harpe et du théorbe), aussi agiles dans les madrigaux que dans les lamenti, enchaînant selon le livret raffinement, énergie, fulgurance, allégresse, puis drame, douleur, souffrance, enfin, bonheur et exultation. La tenue parfaite ne faiblit pas, à la fois implacable et souple. Après la version pétrifiée de révérence de Savall, ce dynamisme, ce bonheur communicatif enchantent.

Pier Luigi Pizzi fait mieux que Delfo (ce qui n’est pas une prouesse, vu d’où l’on partait) mais pêche encore par excès d’hommage (quelle est cette manie inutile de costumer les musiciens ?). J’attendais des choix plus baroques, plus audacieux, surtout dans les deux premiers actes, autre chose qu’un pseudo-palais ducal apparaissant au milieu du plateau pour un « théâtre dans le théâtre ». L’atmosphère très Renaissance (les costumes semblent sortir d’une toile de Véronèse) laisse place dans les III et IV à des tableaux de toute beauté (étonnement proches du symbolisme), plus modernes, dépouillés : Pizzi sort enfin de son musée pour plonger aux enfers. Le choc visuel est frappant, Orphée redevient un simple mortel sans attache historique en approchant Caron.

Le choix de Dietrich Henschel dans le rôle d’Orphée a fait couler de l’encre : ce baryton n’est pas un spécialiste de Monteverdi ni de la musique baroque (pas de Haendel au compteur, mais du Berg, du Korngold, du Mozart un peu, du Wagner beaucoup). C’est peu dire qu’il sidère. Sa voix un peu sèche, qui manque de souplesse pour chanter ce répertoire, apporte une vision totalement différente du personnage : rien de douceâtre, de rond, d’onctueux. Cet Orphée-là, efflanqué physiquement, ne cherche pas à émouvoir, à charmer, même dans ses plaintes : c’est un homme ardent, vif, nerveux, doté d’un orgueil sans limite qui aura raison de lui. Même s’il est vrai qu’il peine un tantinet dans le I, les vocalises redoutables du « Possente Spirto » dans le III sont assumées sans savonnage.

Résultat : Christie 1/Savall 0

 

11 septembre 2011

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, roman de Mathias Enard

Parle_leur_de_batailles_de_rois_et_delephantsEditions Actes Sud, 2010

La rentrée littéraire saison 2010 avait été confisquée par Houellebecq et les bêlements germanopratins, laissant à nos adolescents plus éclairés la perspicace décision d’octroyer à Mathias Énard le Goncourt des Lycéens. Publié après Zone, pavé d’une (presque) seule phrase, débordant d’érudition, dense et noir consacré aux conflits du XXème siècle, cet étonnant roman nous ramène au tout début du XVIème siècle, lorsque Michel-Ange décide d’honorer l’invitation du sultan de Constantinople : il quitte Rome, Jules II, avare et ingrat, ses projets de construction du tombeau papal et débarque chez le Grand Turc pour mener à bien un projet fou, un pont sur la Corne d’Or. Le défi est de taille, un premier dessin présenté par Léonard de Vinci, a été refusé.

En place et lieu d’un roman historique, Mathias Énard nous propose un presque poème en prose, dépouillé, resserré autour de quelques personnages à peine esquissés. Michel-Ange en devient presque anecdotique : il n’est pas présenté comme un génie triomphant, un bâtisseur au talent incontestable mais comme un pauvre diable malpropre sujet au mal de mer, doté d’appétits trop bien matés, qui doute, tâtonne, en proie aux colères et aux cauchemars. Un simple artisan italien, qui rêve de gloire et de reconnaissance mais qui est surtout rongé par sa fuite, conscient des complots et des intrigues qui pourraient abréger son espérance de vie. La ville, ses habitants, tout est perçu de son point de vue, comme de très légers coups de crayon : les descriptions de Constantinople sont limitées à ce qu’elles apportent à Michel-Ange dans sa compréhension de la ville (Sainte-Sophie, la bibliothèque du Sultan, le palais du Vizir, le port et les bas quartiers de Pera). Rien de superflu : seules les émotions de cet homme importent à Énard ; sa phrase transmet avec une infinie délicatesse les troubles de l’Occidental devant les parfums, les couleurs, la poésie, les chants et les danses orientales. Michel-Ange luttera avant de s’abandonner à cette exaltation qui mettra en marche son potentiel de création.

La narration, faite de courts chapitres dont la dernière phrase se retrouve parfois en ouverture du suivant, est entrecoupée des monologues d’une danseuse andalouse, qui a su éveiller les sens de Michel-Ange mais non les satisfaire, et qui durant quelques nuits, accompagne son endormissement, telle une Shéhérazade : elle lui conte avec poésie et lyrisme la chute de Grenade, son exil, des histoires de l’Orient, des amours et des trahisons, elle lui donne les clefs pour qu’il comprenne et accepte celui qu’il est réellement. Elle a perçu avant lui tout l’amour que lui porte le poète Mesihi, protégé du Vizir, chargé de lui servir de guide. Tel un héros de Cavafy, Mesihi erre la nuit dans les bouges, boit pour oublier celui qui ne semble ne rien comprendre, et accepte de sacrifier son amour pour lui sauver la vie. Il mourra pauvre et seul, après deux ultimes vers consacrés à celui qui avait bouleversé sa courte existence.

Ces quelques semaines de la vie du Toscan dans une ville cosmopolite, tolérante, riche de sensations et de plaisirs sont issues de la seule imagination de Mathias Énard car, comme il l’indique lui-même à la fin du récit, à l’exception de quelques faits avérés de la venue de Michel-Ange sur les rives du Bosphore, « pour le reste, on n'en sait rien ». Alors, il s’engouffre dans ce vide, s’attache à ses pas et l’accompagne avec une extrême sensibilité dans la découverte de la ville, acceptant ses errances, ses faiblesses, ses erreurs, son ignorance, tout ce qui fait de lui un artiste bouleversé par la Beauté.

6 septembre 2011

Le dernier stade de la soif (A Fan's Notes), récit de Frederick Exley

Editions Monsieur Toussaint Louverture, 2011

exleyJe me méfie toujours un peu quand un livre fait autour de lui l’unanimité, quand tout le « prêt-à-critiquer » parisien hurle au chef-d’œuvre d’une seule voix extatique. Au risque de passer pour une pisse-vinaigre, on va laisser tomber la pensée unique et se faire une idée personnelle.

On nous présente le livre comme un classique de la littérature américaine qui a attendu 43 ans pour venir jusqu’à nous. On nous compare son auteur à Joyce, Bukowski, Salinger, Bret Easton Ellis… on ouvre donc le livre avec respect, jubilation et envie de découvrir un auteur singulier.

Durant 440 pages, le narrateur (Exley lui-même) nous raconte les ratages de son existence, un fiasco absolu, une suite d’échecs professionnels, sentimentaux, sexuels, familiaux, littéraires... Une vie décousue, faite de boulots sans lendemain, d’errances qui lui font traverser les Etats-Unis, de cuites carabinées, de rixes entre soiffards, un destin d’alcoolique sans le sou, qui oscille entre les hôpitaux psychiatriques et les canapés où il passe des mois à vomir l’Amérique. Une seule chose le fait sortir de sa léthargie, l’équipe des Giants de New York et son champion, Franck Gifford, celui par qui Exley vit par procuration. Et la littérature aussi. En fait Le dernier stade de la soif n’est pas autre chose que l’accouchement lent et douloureux d’un livre, la mise en mots d’un mal-être (d’une pathologie ?), l’aveu d’une relation impossible entre un homme du commun et son désir d’excellence.  

Exley se veut différent et repousse la vie toute tracée imposée par son pays : « je témoignais d’un simple refus infantile et hystérique de reconnaître la validité de leur mode de vie, et qu’en empruntant un autre chemin, j’avais voulu faire preuve d’un courage et d’une supériorité qui en réalité me faisaient défaut. » - page 25. « J’avais compris que mon destin était de rester cantonné dans les gradins avec la foule et d’acclamer les autres. C’était mon sort, mon destin, ma fin que d’être supporter » - page 416. Comme le constat final apparaît déjà en début de livre, que trouve-t-on durant 400 pages ? Une introspection, des bouts d’existence d’un inadapté qui méprise ses contemporains, un sabotage volontaire et constant de ce qui pourrait fonctionner, un lent pourrissement prémédité raconté avec lucidité : Exley n’est en rien une victime d’une société trop lisse qui broie les individus. Il aspire à tant de grandeur, à tant de réussite, il rêve tellement sa vie, d’être applaudi et légendaire, qu’il refuse d’accepter sa simple condition de raté. A chaque fois qu’il touche le fond de la déchéance, il retourne d’ailleurs toujours vers sa famille qui lui tend la main, ou vers un asile psychiatrique qui le prend en charge. Les pages concernant les traitements subis - (chocs insuliniques, électrochocs), l’état de la psychiatrie qui en est encore à lobotomiser sans scrupule, persuadée de son omniscience, - sont les plus brutales et les plus réussies du livre car elles sont les seules où le héros affronte une autorité cruelle, perverse et incompétente, le seul moment où il n’est pas la cause de sa propre dégradation en saoulard asocial. C’est pourquoi le livre perd peu à peu de sa capacité à garder le lecteur sous tension. D’abord saisi par un style très direct, une intelligence mordante, des ricanements acides sur les mœurs américaines, on tourne vite en rond et on se lasse de ses frustrations, de sa dérive intentionnelle, de cette faillite savamment orchestrée. Etre poivrot, marginal et frustré ne suffit pas à être un écrivain. Car après tout, Exley ne parle que d’une chose très ordinaire : son nombril.

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4 septembre 2011

L’Orfeo, quand le respect confine à l’ennui…

imagesClaudio Monteverdi, 1607 – enregistré à Barcelone en 2002 / DVD 2002

L’ouverture de ce « premier opéra baroque » est un coup de semonce. Sept instruments à vent (trompettes et sacqueboutes) soutenus par la rythmique d’une timbale, font raisonner une ouverture toute martiale, devant très certainement souligner l’entrée du Prince de Gonzague, Duc de Mantoue, commanditaire de l’œuvre dans les appartements où se déroulait la première représentation. C’est vif, tranché, ça augure d’une soirée riche en audace. En fait, il n’en sera rien et nous aurons droit à des égards trop déférents de la part du metteur en scène.

Si L’Orfeo n’est pas réellement le premier opéra, précédé par une Dafné (Peri) et deux Euridice (Peri et Caccini), il est la pierre fondatrice de l’art lyrique baroque. Pétrifié dans cette révérence, Gilbert Delfo prend le parti de nous renvoyer 400 ans en arrière et de nous convier à une représentation d’époque, mais qui nous semble aujourd’hui bien sage. Jordi Savall et ses musiciens sont costumés, tel que l’était Monteverdi dans son portait par Strozzi, le rideau de scène est remplacé par des miroirs pour recréer l’ambiance intime d’une représentation donnée dans un salon privé et la mise en scène suit le livret au premier degré.

Le choix du mythe d’Orphée n’est en rien anodin de la part de Monteverdi, il n’est en fait que le compositeur lui-même, détenteur du pouvoir d’ensorceler par sa musique et son chant son auditoire. D’ailleurs, dans l’opéra, Orphée ne meurt pas déchiqueté par les bacchantes mais est enlevé sur le char d’Apollon, dans une apothéose finale.

Mais si, en ce tout début du XVIIème siècle, la tradition pastorale perdure (mythe grec, retour en Arcadie, harmonie entre l’homme et la nature, fin heureuse…), ce livret où gambadent bergers et nymphes paraît vite un tantinet poussiéreux. Décor carton-pâte, petits bosquets désuets, toges et drapés, Orphée et sa lyre de pacotille, le spectateur se sent très très loin des occupations et des déboires de ces gens-là. Orphée est certainement le mythe qui donne lieu aux plus nombreuses interprétations qui soient. Pourquoi bouder cette richesse au profit d’une mise en scène champêtre et charmante mais qui ne nous dit plus rien aujourd’hui ? Où est la tragédie ? Où est la douleur d’un poète qui vient de faire plier les dieux mais que sa simple condition humaine fait chuter ?

Il faut dire que nous ne sommes pas gâtés côté interprètes, dont la piètre présence dramatique laisse l’histoire au rayon sucrerie. Ils sont raides, sans émotion, statufiés (mais les choix de Delfo feraient se figer n’importe quel chanteur !). Le rôle titre est porté par un baryton peu concerné par la compléxité de son rôle, accroché à sa lyre telle une bouée de sauvetage, ce sera fade et sans tension. Les autres voix ne faillissent pas mais ne sont pas non plus mémorables, à l'exception de la Messagère et de la Musica, (Sara Mingardo et Montserrat Figueras) intenses et porteuses enfin d'un réel engagement.

Demeure heureusement la musique, d’une modernité incroyable, d’une richesse instrumentale renversante. Il est inouï d’imaginer que la partition date de 1607 et qu’elle propose déjà autant de couleurs, d’invention, de ressources pour les chanteurs et les musiciens. Jordi Savall fait au pupitre ce qu’on attend de lui, manquant peut-être aussi d’un peu de fougue et de hardiesse pour porter cet Orphée au-delà d’une gentille bluette.

31 août 2011

Spa Nuxe… the first, the one

309859_spa_nuxe_de_montorgueil_le_spa_nuxe_du_0x384_1Depuis quelques années, les SPA fleurissent dans la capitale ; toute marque se doit d’avoir son espace dédié, question de standing, de crédibilité… et de rentabilité. J’ai du en tester une bonne douzaine, étonnée parfois de l’amateurisme de certaines praticiennes, de l’hygiène pas toujours au rendez-vous, de l’exigüité des cabines individuelles, de la mauvaise isolation phonique, des réflexions vachardes entendues derrière le dos des clientes… pas toujours glamour et beauté.

Je me souviens d’un endroit situé dans le XIème, où je me suis retrouvée entre les mains d’une gamine visiblement en stage d’études, qui questionnait fébrilement sa consœur moins novice (mais j’ai l’ouïe fine), sur le soin corps qu’elle devait effectuer. Refroidie par la mine inquiète de cette débutante, je finis par rire nerveusement lorsque je la vis amener dans la cabine (où des cheveux traînaient), un seau (genre récipient industriel de 5 litres en plastique) contenant le gommage prévu. Ce lieu était pourtant recommandé dans une « box » assez  fameuse… méfiance donc.

A l’opposé de ces pratiques suspectes, je reviens toujours au SPA Nuxe, découvert il y a dix ans. Oui je sais, les tarifs y sont ruineux. Mais comparé au grand n’importe quoi qui règne souvent chez les concurrents, je préfère espacer mes visites mais être assurée de l’excellence de l’endroit.

Le SPA s’est agrandi en ajoutant un numéro à l’adresse originelle du 32, rue Montorgueil. J’ai testé à deux reprises le N° 34 qui ne m’a pas convaincue : les cabines sont plus petites, les couloirs de pierre sont étroits et vite étouffants, et on a un peu l’impression de manquer d’air (genre cachot des Serpentards…). Le bassin est un tantinet mesquin dans ses proportions et sert à des « activités » singulières, tel le Watsu (sic ???) et le modelage aquatique (re-sic ???). Un peu fumeux.

A contrario, le 32 possède tout ce qu’on l’on peut attendre d’un grand SPA. Des espaces larges, des hauteurs sous plafond (sauf pour une petite cabine à la fin d’un couloir), une jolie décoration, le goût des petits détails (éclairage à la bougie, senteurs agréables, thé Mariage Frères, petits sablés…). Celles qui dispensent les soins sont de vraies professionnelles, pas forcément toutes très jeunes mais elles connaissent leur métier, les bons gestes, pour allier efficacité et bien-être, et n’abandonnent pas leur cliente le temps de pose d’un produit. Chaque soin est pensé pour procurer un maximum de détente et de relaxation, pour une peau toute nette et satinée. L’ambiance y est très calme, feutrée et l’on s’y sent comme … une personne unique. Les massages prodigués le sont avec savoir-faire et sérieux (mention spéciale pour le maître Shiatsu). On en ressort reposée, déstressée, sereine… mieux disposée envers soi et envers les autres.

http://www.nuxe.com/spa-nuxe/spa-nuxe-32-34-montorgueil-spa-1.html

 

25 août 2011

Le Messie – 2ème partie – Musique et voix

guide_messiah_02Quand une mise en scène captive autant le spectateur, quelle place pour la direction d’orchestre et les chanteurs ? Force est de constater que le parti pris scénique ne s’est pas doublé d’une conduite d’orchestre très habitée. Je l’ai trouvée très plate, sans passion, avec des lenteurs injustifiées. Aucune fulgurance, pas de rythme, rien d’insolent pour coller à la hardiesse de ce qui se passe sur scène : ça se traine. On pourra m’objecter qu’il y a d’autres chefs baroqueux qui malmènent les tempi, et de citer en tête de proue Minkowski (on se souvient d’Anne-Sofie Von Otter pestant devant le ralenti très marqué du Scherza Infida d’Ariodante). Oui mais justement, Minkowski est baroqueux et dirige avec relief, fougue, un goût des accélérations soudaines, des cordes bien marquées, bref une marque de fabrique personnelle totalement assumée (ce que d’aucuns lui reprochent vertement) mais je m’ennuie rarement quand il est au pupitre. Ici, la direction mollassonne déteint sur un chœur sans nerf, sans souffle, surtout dans la première partie. Voilà un ensemble charmant et très policé qui peine à se mettre au diapason de  la violence des rapports humains qui se déroulent à côté de lui. A se demander si cette distorsion entre la musique et la mise en histoire n’est pas voulue.

Heureusement, les cinq solistes, parfaitement à leur aise dans cette recherche de sens, sont à la hauteur de leur « rôle ». Le premier à s’emparer du public est Croft, qui venu du fond du plateau traverse la scène vers la fosse. On prend son récitatif en pleine figure, tant sa voix projette son énergie, ardente et habitée. Il occupe l’espace à lui seul, comme son Jupiter dans Sémélé.Il suffit qu’il entre sur scène pour capter toute l’attention : gestuelle bien exploitée, extrême concentration, technique remarquable, voix posée et solide comme un beau marbre, il vit son personnage avec intensité. J’avoue avoir découvert Florian Boesch, que je n’avais jamais entendu, avec enthousiasme : il porte sur ses larges épaules solides et puissantes un des plus beaux airs du Messie, avec force et sens du drame. Claus Guth fait de lui un personnage tourmenté, le plus démoli par le décès de son frère, qui erre seul dans les longs couloirs ou qui vient perturber la fausse bienséance hypocrite du reste de la famille avec sa tessiture prophétique. Les deux interprètes féminins sont au diapason, avec mention spéciale pour Cornelia Horak qui distille une émotion palpable dans son rôle d’épouse qui a trahi. Le duo avec Mehta « He shall feed his flock » est  un très beau moment suspendu de délicatesse et de fragilité. Quant au contre-ténor…il hérite d’un rôle ingrat de félon fragile, qui a ravi sa belle-sœur négligée et qui tente de faire bonne figure devant les autres. Et c’est à lui que revient la gageure de chanter le « He was despised » alors qu’il porte une lourde responsabilité dans le suicide de son frère. J’ai toujours avec lui ce problème de timbre que je trouve aigre, sans chaleur ni velouté, manquant de rondeur, trop à l’étroit. Je lui reconnais une virtuosité rare, une technique éprouvée, une large gamme de teintes (ses graves sont bien audibles). Toutefois je lui préfère des voix sans doute moins agiles dans les vocalises mais plus pleines, plus chaudes et robustes. Moins de cristal, plus de moelleux. Il faudra voir dans quelques années comment va évoluer sa voix et si elle va garder cette limpidité assez surhumaine qui me laisse en dehors de ses interprétations.  

24 août 2011

Le Messie – 1ère partie – La mise en scène

imagesGeorg Friedrich Haendel, 1741 – Enregistré à Vienne en 2009 / DVD 2010

Charles Jennens, déjà librettiste pour Haendel de deux précédents oratorios, lui propose durant l’été 1741 une suite de textes sacrés tirés de plusieurs sources, Ancien Testament, épîtres de Saint Paul et Apocalypse selon Saint Jean. Ce livret sans intrigue, sans action et sans personnage est en quelque sorte une méditation sur les prophéties annonciatrices du Messie, sa venue, sa résurrection et son rôle de rédempteur. Avouons-le clairement, le Messie n’est pas l’œuvre d’Haendel que je préfère… Mais vouant un quasi-culte à Richard Croft, je me résignais à une longue soirée de musique sacrée juste pour la voix du ténor. Et puis le miracle eut lieu (soit dit sans sarcasme aucun). Avec l’idée toute simple de matérialiser devant nous celui dont on parle pendant deux heures et demie, de donner un rôle au sein d’une histoire aux cinq solistes, bref, de mettre en scène, de donner une réalité contextuelle et surtout humaine à des fragments des Ecritures, le spectacle devient lumineux, et les émotions suscitées par la musique et le chant s’en trouvent décuplées.

Le metteur en scène Claus Guth n’a pas ambitionné la modernisation artificielle du Messie, ou l’irrévérence injustifiée devant un tel monument, il a juste cherché ce qui est immuable depuis sa création et ce qui concerne encore aujourd’hui les hommes, le doute. La lecture théologique consacrée du Messie ne m’intéresse pas beaucoup. Mais cette mise en scène-là parle de notre vie, des souffrances des êtres humains, de la cruauté de leurs rapports, des coups bas, de l'extrême solitude qui peut mener au geste fatal. Ouvrir Le Messie sur une scène d’obsèques, avec un cercueil sur la scène en dit long sur le peu d’espoir qui règne encore ici bas. Et tout l’oratorio va tourner autour de la question de la foi, de cette lutte implacable pour garder l’espérance d’un salut possible. Les solistes, excepté Richard Croft dans le rôle du pasteur, sont tous de la famille du défunt suicidé (figure christique interprétée par un danseur au regard fixe) : ils l’ont tous trahi, abandonné, ils sont porteurs de culpabilité et se retrouvent pour le dernier repas, dans une scène (Cène ?) d’anthologie. Le Jugement dernier va avoir lieu. La superbe voix de basse de Florian Boesch a raisonné pour moi comme celle d’un commandeur qui accuse, accable les convives, qui baissent tous la tête de honte : y aura-t-il quelqu'un pour leur pardonner ? La partition de l’oratorio a beau se refermer sur un message d’espoir et le triomphe reconnu de celui qui s’est sacrifié pour sauver l’humanité (mais chanté par le chœur, pas par les solistes), je ne suis pas sûre que le metteur en scène partage cet optimisme béat. Le Messie n’est pas seulement le claironnant « Hallelujah », il n’a rien d’une "ode à la joie" (dans ce spectacle, il était d’ailleurs peu glorieux, et pour cause...). Certains spectateurs ont parlé de « contre-sens » de cette mise en scène, funeste et dérangeante. Je l’ai trouvée en ce qui me concerne acide, presque ironique (l’"Hallelujah", chanté à l’arrivée du cercueil d'un suicidé... quel contre-pied !), en tout cas sans illusion. Les hommes sont toujours seuls, pêcheurs, et la prophétie qui a ouvert Le Messie avec l’annonce de la venue du rédempteur résonne dans le vide.

22 août 2011

La cuisine des îles grecques

Après les bonnes tables d’Athènes, petit tour dans les îles pour les tavernes approuvées au fil des années (et fréquentées par des familles de grecs, sinon s’abstenir).

À Paros, nous avons nos habitudes à l’Ouzeri Boudaraki, au bout du quai de Parikia, bien après le débarcadère. Les deux patrons vous accueillent avec le sourire mais sans agressivité commerciale ni pousser à la dépense. Nous y allons surtout pour les aubergines confites, les croquettes de courgettes, la salade crétoise … et les baklavas offertes en dessert (je pensais détester ces pâtisseries trop sucrées, eh bien il n’en est rien quand elles sont faites maison). On s’en sort pour un prix raisonnable, dans une ambiance calme et reposante. Si vos finances sont au beau fixe, toujours à Parikia, le Levantis s’offre à vos papilles de gourmets gourmands http://www.parosweb.com/goingout/home/levantis/. Il ne s’agit en aucun cas d’une taverne mais d’un restaurant tenu par un vrai chef. La carte propose des plats savoureux et originaux en faisant la part belle aux légumes et aux viandes les plus fines, dans un petit jardin calme et serein (agneau en feuille de vigne fourré à la feta, filet mignon aux pommes et pignons sauce au vin, daurade aux herbes et citron confit en papillote…). Comptez  60 euros pour deux.

À Sifnos, une adresse sort de l’ordinaire dans les charmantes petites ruelles d’Apollonia, Okyalos http://fr.okyalos-sifnos.gr/. Si le temps le permet (les coups de vents sont très fréquents en été), on dîne sur le toit, loin de l’agitation de la rue. Là aussi, nous ne sommes pas dans une ouzeri mais de temps en temps, remplacer le stifado et l’horiatiki par une cuisine plus élaborée permet de belles découvertes. Les entrées sont typiques des Cyclades mais très fines, les salades revues pour être originales et succulentes et les plats ont de la tenue. La carte des vins vaut aussi le détour. La taverne d’à côté Apostoli Koutouki mérite qu’on s’y attable pour de bons plats roboratifs et une addition bien douce (bon fromage local, pois chiches sous toutes ces formes, coq au vin, agneau mitonné dans les petits plats en argile typique de l’île).

À Milos, dans le village de Tripiti, Ergina tient le haut de panier de la gastronomie locale (réservation impérative). Il s’agit d’une table pourtant familiale et toute simple, située sur les hauteurs avec une terrasse donnant sur la mer (coucher de soleil de toute beauté). Les propriétaires proposent des recettes déjà mitonnées par leurs grands-parents (goûtez au calamar rôti et juteux, aux pâtes maison, genre de tagliatelles dans une sauce aux tomates séchées, à leur tourte au fromage…) : on y vient une fois, on y retourne obligatoirement le lendemain. Pour les amateurs de poissons, à Pollonia, Armenaki est un incontournable, http://www.armenaki.gr/menu_it.html  . L’endroit ne propose pas d’alternative à ce qui sort de l’eau, si ce ne sont les légumes du jardin et la horta. Ramenés chaque jour par les pêcheurs du port, les produits ne pourraient être plus frais. Le patron vante Sa cuisine, Son huile d’olive et Ses vins avec un aplomb certain mais vu la qualité de ce qu’il met sur la table, on lui pardonne. Milos est très fréquentée par les Italiens, et l’ambiance certains soirs n’a plus rien de Grec…

Au port de Sivota, dans la petite île ionienne de Leucade, la Taverna Spiridoula, mérite un détour. Couverte de végétation et de fleurs sur deux niveaux, elle met à l'honneur calamars, seiches, poulpes pour un prix sensé. On y croise des tablées (bruyantes) de Grecs, gage d’une bonne maison qui ne triche pas sur l’authenticité de la cuisine. Les crevettes saganaki sont aussi très recommandables.

À Céphalonie, vous viendrez sans aucun doute à Assos. Nous avons testé et approuvé O Platanos, une taverne à l'ancienne où toute la famille met la main à la pâte ; le patron prend une chaise et s'assied pour vous expliquer les jolis plats de sa carte (produits de la ferme familiale exclusivement), femme et enfants s'occupent du service avec le sourire, ça gueule quelquefois en cuisine et tout le monde en profite, mais ça rappelle une certaine Grèce assez authentique que je n'avais pas croisée depuis 20 ans. Certainement les meilleures croquettes de courgettes jamais mangées et des salades goûteuses qui changent de la sempiternelle salade grecque. A tester aussi le resto "Assos", tout à côté mais encore fermé début juin, on nous en a dit le plus grand bien. Et pour ceux qui ont choisi Poros comme lieu de villégiature, allez dîner à la Taverne Iliovasilema, un peu en hauteur au dessus de l'arrivée du ferry, qui offre une superbe terrasse pour admirer le coucher du soleil (ceux qui ont fait du grec comprendront alors le pourquoi du nom du resto). La carte propose les classiques de la cuisine de Céphalonie (kreatopita, lapin au citron...) pas toujours très light mais certifiés conformes. Les trois filles qui officient en ce lieu aiment aussi beaucoup les chats (une bonne dizaine ronronnent pas loin, les derniers nés viennent jouer sous vos tables). Les soirs où l'humeur est au beau fixe, l'une d'elles prend sa guitare et chante des airs grecs du coin, avec une jolie voix. Le temps alors se suspend, on reprend un verre de Tsipouro, on se cale au fond de sa chaise avec un chaton dans les bras et on laisse la nuit glisser.

19 août 2011

Belshazzar

5604186_b2f882aebf_mGeorg Friedrich Haendel, 1744 – Enregistré à Aix en Provence en 2008 / DVD 2011

Cet oratorio nous raconte l’histoire de la chute de Babylone et de son régent Belshazzar, défait par Cyrus, roi des Perses. Le livret qui fait la part belle à la corruption, la dépravation, l’amoralité d’un souverain qui chute devant la droiture, l’humanité et la bonté de son ennemi aurait pu conduire à une mise en scène suffisante, alourdie de références appuyées à telle ou telle grande puissance proche du déclin. Il n’en est rien, dieu merci, l’intrigue ayant encore, hélas, suffisamment d’échos au XXIème siècle. Christof Nel propose une « théâtralisation » (peut-on vraiment parler de mise en scène pour un oratorio ?), une mise en situation minimaliste mais habile dans un décor unique, magnifiquement éclairé au fil des trois actes.

Tous les protagonistes restent sur scène, occupant l’espace de leur présence, tel Belshazzar que l’on entend très tard mais que l’on voit arpenter dès l’ouverture les hautes marches de son empire, le regard fou, la hache à la main et la couronne démesurée, symbole du roi guerrier à l’arrogance sans limite. Comme tout oratorio, le chœur est évidemment au centre de la partition, d’autant qu’il tient ici un triple rôle dans lesquels il se glisse par de simples changements de couvre-chef : tour à tour peuple licencieux du tyran, soldats enflammés du libérateur et captifs brocardés mais annonciateurs de la décadence de Babylone, le RIAS Kammerchor est fabuleux de dynamisme, d’engagement et d’énergie. Et au pupitre, un René Jacobs inspiré dirige un ensemble subtil, à la fois tout en nuances et enthousiaste.

Dans le rôle titre, le ténor Kenneth Tarver m’a semblé bien pâle, plus à l’aise dans sa gestuelle de régent dément que dans son chant, manquant de prestance et d’épaisseur, tandis que Rosemary Joshua est une Nitocris très investie à la fois sur le plan dramatique, déchirée entre son rôle de mère et la réalité politique, et sur le plan vocal, dont sa voix est aussi ciselée que parfaitement maîtrisée. Beaucoup de spectateurs ont tressé des louanges au contre-ténor Bejun Mehta : j’avouerai être absolument hermétique à sa voix, n’étant pas fan de cette tessiture improbable dans les opéras et préférant entendre ces rôles chantés par des mezzos. Il ne s’agit aucunement d’un jugement sur le talent du monsieur, juste d’une perception auditive. J’apprécie les contre-ténors dans un Stabat mater, une cantate, une aria, un motet, rarement dans un opéra, où la virtuosité, les ornements et les vocalises prennent souvent le pas sur l’émotion (je bémolise avec le Didymus de Daniels dans Theodora, qui m'avait serré la gorge, ou avec le Sant'Alessio de Jarrousky, mais là, on est chez les très grands).

 

17 août 2011

L’Indésirable (The little stranger), roman de Sarah Waters

 

imagesEditions Denoël, 2010

On connaît la roublardise de Sarah Waters, qui excelle à concevoir des romans à tiroirs, à jouer de la naïveté de ses lecteurs, à enchevêtrer des intrigues. Si Ronde de Nuit , son ouvrage  précédent ne m’avait pas convaincu (changement d’époque, de style, rythme narratif essoufflé), celui-ci renoue avec ce qui fait d’elle une conteuse hors pair. Et pourtant, nous sommes de nouveau au XXème siècle, juste après la Deuxième Guerre. Mais les personnages sont ici une demeure géorgienne, Hundreds Hall, sise au beau milieu de la campagne anglaise, dans le Warwickshire, et ses ultimes propriétaires, la famille Ayres. Entrevoir un récit gothique mâtiné à la sauce Brontë ou Austen serait mésestimer Sarah Waters (tout au plus peut-on lorgner vers Poe et sa Chute de la Maison Usher, puisque la romancière donne carrément au fils de famille le prénom du héros de la nouvelle de Poe).

Le narrateur du récit est un médecin de campagne, originaire du comté, qui a connu enfant les fastes de cette belle demeure (sa mère fut ici domestique) et qui revient trente ans plus tard,  appelé au chevet de la seule servante encore en place. Mais les temps ont changé, la guerre a modifié la donne, la toute-puissance des propriétaires fonciers n’est plus, leur fortune a fondu, le démembrement des grands domaines a commencé. Hundreds Hall lui apparaît alors comme une immense bâtisse délabrée, peu entretenue faute de moyens suffisants, dont on condamne les unes après les autres les pièces trop larges et trop coûteuses en chauffage pour se serrer autour d’un médiocre feu de bois humide dans le seul salon encore montrable aux visiteurs. La descente a été rapide et vertigineuse. La mère rêvasse encore aux splendeurs d’autrefois, le fils traîne ses blessures de guerre et s’épuise à maintenir à flots une propriété qui n’est plus qu’un fardeau effrayant tandis que la fille laisse ses jeunes années partir pour insuffler un peu d’énergie à  ces deux éclopés. Amoureux des lieux et bouleversé par l’extrême dénuement des Ayres, le médecin va devenir le témoin d’une suite d’événements macabres qui vont toucher chaque membre de la famille, à tour de rôle : les objets se déplacent d’eux-mêmes, des incendies se déclenchent sans raison, des bruits inexpliqués retentissent dans la maison, les portes se ferment à double tour, les habitants sont harcelés par une présence étrangère, qui les persécute et qui les mènera à la folie et au suicide.

Bien sûr Sarah Waters ne se satisfait pas d’une simple histoire de maison hantée qui de toute façon ne tient pas debout (même si le traitement littéraire des scènes fantastiques est d’une redoutable efficacité). Les trois protagonistes donnent des versions très différentes de cette « ombre » et de ses agissements. Si Hundreds Hall joue avec ses propriétaires, chacun semble y voir un retour de ses propres névroses, de ses lâchetés, de ses erreurs. Tous semblent projeter d’une manière extérieure des conflits intérieurs très personnels (le fils se sent responsable de la mort de son copilote de la RAF dans les flammes et manque de périr lui-même dans un brasier mystérieusement allumé durant son sommeil, la mère est persuadée que le fantôme de sa première fille trop aimée morte en bas âge revient la chercher pour l'emmener dans l'au-delà, et la frustration sexuelle de la vieille fille pourrait tout autant être la cause de cette énergie libérée, coeur et moteur des "accidents" survenus).

Outre cette explication presque psy des hallucinations, on peut bien évidemment y lire d’une façon plus rationnelle l’allégorie d’un monde qui s’écroule, d’une maison périmée et d’une classe sociale qui n’a plus lieu d’être, remplacée par des nouveaux riches n’appartenant pas à la noblesse et qui voit ses terres découpées pour loger les ouvriers (le thème des modifications des rapports de classe avait déjà abordé dans Ronde de nuit). Le roman se clôt d’ailleurs sur le narrateur, ce médecin issu du peuple, spectateur impuissant des calamités qui se sont abattues sur la famille Ayres et qui revient parfois dans la maison, nostalgique du temps de sa splendeur : s’il a entraperçu un instant, le temps de brèves fiançailles avec l’héritière du domaine, son avenir comme nouveau maître de Hundreds Hall, il n’a pas compris et accepté que ce monde avait définitivement disparu. Il erre alors entre les murs en ruine comme un fantôme coincé entre deux mondes, celui qui a cessé d’exister depuis longtemps et le sien, qu’il a toujours méprisé.

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Le Présent Défini
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