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Le Présent Défini

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1 septembre 2014

Le Cercle des chats disparus...

9782848050140_1_75Les Sept Vies des chats d’Athènes (Οι Εφταψυχες των Αθηνων), roman de Takis Théodoropoulos

Éditions Sabine Wespieser, 2003

Voilà de quoi faire patienter ceux qui ne retourneront en Grèce, que lorsque les autres en seront rentrés. En attendant Athènes dans six jours (croix matinale sur le calendrier, comme le trouffion qui attend la quille), pour en retrouver la saveur et le caractère, voici un court récit qui philosophe un peu, se moque beaucoup et déraille énormément.

Si les Égyptiens et les Hindous donnent au chat neuf vies, les Grecs lui accordent sept âmes. Le chat efflanqué, le greffier solitaire, le félin errant, relèvent du nécessaire et de l’inévitable dans les rues d’Athènes ; car contrairement au matou châtré et obèse qui ronronne sur les cousins cossus de ses maîtres, «aussi longtemps que vivra le dernier chat de gouttière, rien ne sera perdu, l’esprit antique restera vivant et ne périra point ». Le Cercle des sept-âmes, assemblée de dames sur le retour, souvent veuves et un peu frustrées, dominé par un président érudit, spirituel et séducteur à ses heures, s’est donné la mission de défendre la présence des vagabonds à poil dans les cités européennes, mais surtout et d’abord à Athènes ; car ces vaillantes initiées et leur mentor sont convaincus que les chats de gouttière sont les nobles réincarnations des philosophes antiques, « qui errent parmi nous, drainant leur vérité ». Pour déchiffrer les mouvements et desseins de ces félins, les membres du Cercle ont découpé Athènes en territoire qu’elles arpentent nuitamment, suivant Platon ou le cynique Antisthène, dans leurs déambulations et jeux nocturnes.

Alors, lorsqu’en prévision des Jeux olympiques de 2004, la cité, berceau de la philosophie, doit éradiquer le chat des rues par mesure de salubrité, la contre-attaque s’organise ;  apprentissage du miaulement, sit-in à Syndagma, mobilisation de la télévision, articles de presse, réunion des chats philosophes entre la première et seconde lune du mois d’août, la cause devient une affaire d’état qui dépasse les plus folles espérances des pasionarias des gouttières.

Takis Théodoropoulos s’est visiblement beaucoup amusé à faire dialoguer le monde contemporain et l’antiquité, le quotidien et les sphères supérieures qui régissent les destinées, la réalité et le conte. La plume est vive, légère, insolente et désopilante. Nul besoin de potasser à nouveau vos livres de Terminales, Théodoropoulos donne aux chats philosophes leurs lettres de noblesse en les répertoriant selon des fiches biographiques officielles, légèrement revues et corrigées…

 

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24 août 2014

Du superflu... sauf les restes

41qRcEPZplLL’Unité (Enhet), roman de Ninni Holmqvist

Éditions SW Télémaque, 2011

Je finissais par désespérer… été parisien mouillé qui n’en finit pas, des vêtements d’automne ressortis dès le 18 août, des matins frileux où l’on retrouve des escargots sur ses fenêtres… et pas grand-chose à se mettre sous la dent côté musique, film, opéra ou bouquin. De déception en déconvenue, de désappointement en dépit bileux, j’ai tendu la main sans conviction vers ce qui devait être mon énième échec de la saison, le premier roman d’une suédoise née en 1958, nouvelliste et traductrice. Je lis habituellement peu les Scandinaves, à l’exception de Dreyer je préfère rester très éloignée de leur cinéma, trop souvent délétère, et je n’aime ni Grieg, ni Sibelius. Pourtant, je dois à Ninni Holmqvist une de ces improbables rencontres littéraires, une vraie secousse qui m’a laissée toute pantelante, le dernier paragraphe achevé. Il y a des romans qui émeuvent, qui séduisent, qui emportent, qui épouvantent et puis il y a ceux qui, l’air de rien, provoquent un séisme parce qu’ils posent simultanément un tas de questions très dérangeantes auxquelles on ne voudrait surtout pas répondre.

La romancière nous emmène dans ce qui pourrait être la Suède de demain, une société occidentale où la liberté individuelle et l’épanouissement personnel ne sont plus des valeurs de référence ; la primauté de la communauté, l’égalitarisme strict, le sacrifice de ses propres intérêts pour le bien de tous, sont devenus des corollaires du développement économique qui soutient le progrès du pays. Nul besoin de basculer dans un régime totalitaire, la Suède est toujours une démocratie qui a su faire valider par son peuple ce léger glissement d’idéal, en suivant un raisonnement très simple : si la société repose sur l’égalité de tous les citoyens, nul frein ne peut être mis en place à l’évolution de carrière des femmes. Donc, du partage à part égale du congé parental, on passe à la crèche obligatoire pour tous les enfants ; plus d’excuse pour à la fois ne pas procréer et ensuite travailler dur à l’enrichissement du pays. Cette abondance produite est alors partagée de manière équitable entre les citoyens, de manière à promouvoir la reproduction et la croissance. « Je vis et je meurs afin que le P.I.B. augmente ». Mais, quand la maladie, symbole criant de l’injustice, tombe au hasard sur les citoyens, l’état trouve la panacée suprême : utiliser les organes des superflus, ceux restés, volontairement ou non, en marge de cette obligation de procréation et d’enrichissement, au contraire des nécessaires. Á cinquante ans pour les femmes, à soixante ans pour les hommes, les superflus sont emmenés à L’unité, banque de réserve de matériel biologique, pour servir de cobayes, puis de donneurs d’organes, enfin pour accomplir le don final, qui saura redonner un sens à leur vie considérée stérile et égoïste. Moyen radical de traiter dans le même temps du déficit chronique des retraites et de la sécu.

Dorrit Weger, sans enfant, sans parent à soigner, sans richesse, peu rentable donc, fête ainsi son demi-siècle en passant la porte de cette cité du non-retour, gigantesque et hermétique blockhaus de verre truffé de caméras et de micros. L’État n’a pas lésiné sur le confort des résidents, l’Unité a tout d’un village de vacances luxueux avec spa haut de gamme, température et météo constante, soleil artificiel, gymnases, jardin d’hiver, atrium, bibliothèques, cinémas, boutiques, activités diverses de loisirs, fêtes de bienvenue et évidemment soins médicaux dernier cri. La vie de Dorrit ne lui appartient plus, d’autres ont posé sur elle un jugement sans appel.

On imagine alors découvrir ces cadavres en sursis révoltés, réfractaires, mutins, insoumis. Il n’en est rien, à peine un sentiment d’injustice affleure-t-il parfois. Car tout a été pensé pour conditionner ces pensionnaires et les priver de leurs instincts de survie, anesthésiant les envies de fuite. Dans le monde extérieur, les superflus sont souvent des intellectuels, des solitaires, des indépendants, pour qui concevoir, consommer et accumuler n’a aucun sens. L’unité leur donne pour la première fois l’occasion de faire l’expérience d’une solidarité, d’une complicité, d’une amitié forte basée sur une épreuve commune. Dans ce temps raccourci qui est donné à Dorrit, il devient urgent de rencontrer, de connaître, d’échanger, d’aimer et de vivre. Le mouroir classieux est paradoxalement un lieu créateur de bonheur ; qu’importe l’issue fatale programmée quand on découvre sur le tard la fraternité, l’entraide, et l’amour. Ces liens nouveaux, forts, sincères, piègent ces seniors qui vont droit à l’abattoir sans faire de bruit, de crainte d’effrayer les nouveaux arrivants.

Ce roman qui tient du Soleil Vert, de 1984, de l’Âge de cristal, de tous ces livres et films dont les utopies sont devenues cauchemars, met très mal à l’aise parce qu’il ne suit aucun des codes de la Science Fiction. Il nous demande par contre quel sens donner à une vie, à quelle aune estimer sa valeur, si nous savons vraiment ce qui nous appartient et ce que l’on devra rendre un jour, quelle est la place de la liberté si l’on veut garder une cohésion dans une société et si on peut renoncer sciemment à cette liberté pour le bien commun. L’égalité implacable peut-elle être un socle suffisant pour « le vivre-ensemble », le corps humain peut-il être réduit à un simple ensemble de pièces détachées que l’on recycle, jusqu’où aller pour générer toujours plus de profit, sommes-nous condamnés au pragmatisme économique, comment faire cohabiter éthique et capitalisme… il y a tout cela dans L’unité.

L’histoire récente de la Suède n’est sans doute pas étrangère à ces questions politiques, sociétales et philosophiques. En application des lois eugénistes de 1935 adoptées à l'unanimité par le Parlement et visant à empêcher la dégénérescence de la population, quelque 63.000 stérilisations ont été pratiquées entre 1935 et 1975.Les années 50 ont constitué une rupture, où l’on est passé "d'une majorité de stérilisations forcées à une majorité de stérilisations consenties, de l'application des théories eugénistes et de "préservation de la race" à un programme de « planification familiale et de cohésion sociale"*.  Glaçant !

* http://www.lexpress.fr/informations/suede-une-trop-parfaite-democratie_624334.html

 

11 août 2014

Harlem passé au Noir

-Burke-Larue-New1-Jaune911 (Black Flies), roman de Shannon Burke

Éditions Sonatine, 2014

 

Il y a des corporations auréolées par essence de considération, mâtinées d’altruisme, d’humanité et de dévouement ; en sauvant leur prochain, les pompiers et les urgentistes incarnent les anges gardiens de la cité, bardés d’honneur et de prestige, toujours bienveillants envers les plus faibles. Mais on peut faire confiance aux romanciers et scénaristes made in US pour recadrer les images trop lisses. 911 est aux ambulanciers de New-York ce que Hill Street Blues et The Shield furent pour les commissariats des quartiers sinistrés des grandes villes américaines, une plongée peu ragoûtante dans la face cachée d’institutions « régaliennes » soi-disant exemplaires. Shannon Burke, ambulancier* à Harlem dans les années 90, livre une chronique perturbante de ce « sacerdoce », avec toute la sincérité du vécu et des expériences partagées. Pas étonnant qu’il donne à son double narratif le nom lourd de sens d’Ollie Cross**, bleusaille des beaux quartiers surnommé par les vieux briscards « mère Teresa », pétri d’empathie et de bonne volonté pour secourir toute la misère de cette zone oubliée. Cross a choisi ce coin pouilleux après avoir échoué à l’entrée de la fac de médecine, pour se sortir de la théorie du manuel, pour s’endurcir, se coltiner la médecine d’urgence de front, croisement entre le soldat et le secouriste : « nous étions comme des aides-soignants militaires en plein champ de bataille… l’expression ‘zone de combat’ revenait très souvent ». « Des rues sales, des stations de métro délabrées, des poubelles qui débordent, des rats, des terrains vagues, des immeubles condamnés et abandonnés, sans électricité…nous étions en sous-effectifs, nous disposions d’un matériel désuet qui fonctionnait à peine… ». Et la population locale est tout sauf reconnaissante, voyant dans ces hommes les représentants d’un État oublieux de leurs conditions de vie, conséquence des politiques socio-économiques désastreuses successives. Il faut dire aussi que le panel est gratiné : poivrots, toxicos, dealers, clochards, putes séropositives coupant le cordon ombilical de leur nourrisson avec un tesson de pipe à crack, vieillards crasseux et obèses bouffés par le diabète, malades mentales croquant des légumes mis au frais dans la partie la plus intime de leur anatomie***, flics de quartier corrompus et ultra-violents, cadavres très avancés, grouillant de vers, baignant dans leur liquide putride et couverts de blattes… secourir les habitants des districts de West Harlem et de Washington Heights a tout du châtiment, de l’auto flagellation. Violence permanente, détresse et suicide, racisme ordinaire, misère endémique, ingratitude des habitants, il faut s’habituer très vite à la souffrance pour enfiler des semaines de 70 heures, par grand froid ou sous la canicule des étés new-yorkais.

Alors on met très tôt en garde les jeunes recrues : « étant donné la suite sans fin de maladies, de misères et de morts qu’il doit affronter, le professionnel soignant s’habituera à la souffrance, y deviendra indifférent et finira même par la mépriser… un patient, c’est du boulot… l’indifférence est chose commune, les exemples de cruauté spontanées choses communes… vous en viendrez un jour à souhaiter la mort de quelqu’un, par simple paresse ».

Nul ambulancier ne peut faire de vieux os sous son uniforme ; coincés entre un quotidien sordide qu’ils prennent en pleine face et la mésestime imméritée des patients, les cadences infernales et un sérieux manque de moyens, les hommes de la Station 18 s’abîment vite. Les relations amicales ou amoureuses se distendent, se délitent, jusqu’à ne plus vivre qu’entre ambulanciers, comme un corps d’élite qui en a trop vu et qui vit désormais selon ses propres règles. Pas toujours très belles puisqu’aucune vraie fraternité ne lie les ambulanciers (sauf quand l’un d’eux finit avec une balle dans le caisson, une fois franchi le point de non-retour), très occupés à se tirer dans les pattes, à humilier les nouveaux, et à décider qui de leurs patients doit vivre ou mourir. On croise autant de cyniques et de narcissiques que de bienfaiteurs, penchés au-dessus des patients de Harlem : « lorsque vous croisez la mort tellement de fois qu’elle en devient banale, que vous êtes dévoré par la culpabilité d’être vivant parmi les morts, alors vous finissez par devenir parfaitement insensible… de cette indifférence, qui n’est que protection, découle un risque bien particulier du métier. Lorsque plus rien n’a de sens, y compris la vie ou la mort d’autrui, vous n’êtes qu’à un pas du mal. » Et certains ambulanciers le franchissent facilement. Quelques-uns aiment le pouvoir que leur donne la souffrance d’autrui et s’arrogent le droit de malmener des patients inconscients pour les punir d’être camés ou dealers, quand d’autres passent carrément la barrière, et laissent mourir un nouveau-né pour la simple raison qu’ils n’en peuvent plus. La froideur affichée s’est muée en désinvolture criminelle : on survit comme on peut, à la Station 18.

Shannon Burke livre une narration brute, sans chapitres, suite d’interventions toutes plus insensées les unes que les autres, support à l’évolution de son novice et de ses coéquipiers plus aguerris. L’auteur s’est visiblement sorti par l’écriture de sa plongée dans l’enfer des urgences et a su garder une grande part d’humanité envers ses personnages, donc de ses condisciples. Pas de délectation dans le sordide ou de morale à deux dollars, juste une tension qui s’amplifie, des drames humains qui se jouent et une tonalité gris-cendre qui flirte souvent avec le désespoir. Pour survivre quand on est urgentiste dans une zone de non-droit, il n’y a qu’un moyen de s’en sortir : en partir.

 

*L’ambulancier d’outre-Atlantique s’apparente aux urgentistes français du SAMU et du SMUR

** Sainte Croix

*** J’ai un peu de mal à manger du céleri branche désormais…

 

1 août 2014

Anvers - last but not least, le musée Plantin-Moretus

Á la joyeuse bande de l’imprimerie SEGO

Pour clore cette chronique anversoise, le lieu qui nous a secoué l’émotionnel, le must de la cité, le joyau unique, classé au Patrimoine mondial en 2005, la demeure musée de l’imprimeur Plantin, puis de son gendre Moretus et de sa descendance sur trois siècles (1549 - 1876). Même si les livres et l’imprimerie ne font vibrer en vous aucune corde sensible, vous serez émerveillé de déambuler dans une maison qui raconte l’histoire d’une dynastie, mais surtout celle de son fondateur, Christophe Plantin, autodidacte tourangeau exilé, imprimeur et éditeur, intellectuel, poète, érudit, humaniste, qui prêchait la tolérance religieuse à une époque où ce n’était pas chose admise.

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La modeste propriété acquise en 1576 va devenir le « Compas d’Or », agrandie, embellie, ennoblie au fil du temps, à la fois lieu d’enracinement d’une famille puissante et immensément riche, mais surtout siège d’une production livresque exceptionnelle. Il est très émouvant de traverser aujourd’hui les ateliers, la fonderie, la réserve des caractères, la chambre des correcteurs, la salle des presses, matériaux d’origine restés en l’état, tels qu’ils existaient dans la première moitié du XVIIème siècle. L’univers de l’imprimerie « moderne » m’est familier puisque j’ai commencé ma carrière professionnelle au sein d’un grand groupe qui gérait toute la chaîne graphique. Mais ces « chefs de fabrication » - on ne dit plus beaucoup « imprimeurs » -  rompus au gigantisme des rotatives offset assistées par ordinateurs, étaient très respectueux du savoir-faire séculaire. Comme ma pomme, ils seraient restés bouche bée devant ces poinçons, ces matrices, ces moules, ces caractères, ces alphabets Garamond ou Granjon. On se penche sur les casses comme sur des coffrets à bijoux, pour admirer les caractères musicaux, gothiques ou grecs, aussi délicats que de l’orfèvrerie. On tourne autour des châssis des presses en bois, on imagine les compositeurs, les typographes à l’ouvrage, même si nulle odeur d’encre ne flotte plus dans l’atelier. On s’est à peine remis de nos émotions, que l’on gagne les salles consacrées aux illustrations, donc à la gravure sur bois et aux deux variantes de la gravure sur cuivre, l’eau-forte et le burin. Les esquisses, les bois, les plaques de cuivre sont précieusement conservés, car Plantin fut le pionnier européen de la gravure sur cuivre, en tant qu’illustration du livre, ce qui lui permit de publier des traités médicaux agrémentés de planches anatomiques. Les ateliers compteront jusqu’à 39 dessinateurs, 24 graveurs sur bois et 55 graveurs sur cuivre, parmi les meilleurs maîtres d’Anvers (dont Rubens, of course).

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Au premier étage de la maison, on traverse plusieurs bibliothèques absolument renversantes : il ne s’agit pas uniquement de la production maison mais des achats réguliers de Plantin ; incunables, publications d’imprimeurs concurrents, manuscrits précieux… c’est son petit fils, Balthasar Moretus, bibliophile averti, qui enrichit le fonds, en le faisant évoluer vers une bibliothèque privée de haute volée et pluridisciplinaire. Ses descendants poursuivront l’investissement à la fois intellectuel et financier, jusqu’à compter 9 000 volumes : livres religieux, enluminures, atlas, cartes, dictionnaires, encyclopédies, traités de botanique, de médecine, d’architecture, … on s’émerveille dans chaque salle. 

Les pièces les plus anciennes ont gardé leur côté austère ; boiseries, murs habillés de cuir sombre, fenêtres à petits carreaux aux volets de bois, lourdes tapisseries, plafonds à poutres apparentes, parquet craquant… on plonge durant quelques heures dans un autre siècle, où un imprimeur intrépide devait, sur ordre, mettre sous presse l’index des livres interdits par le gouverneur des Pays-Bas espagnols, mais continuait à faire sortir de ses ateliers ces mêmes ouvrages prohibés, par fidélité à ses convictions. Á l’époque, cette résistance à la censure était considérée comme un acte de trahison, passible de la peine capitale. S’il n’y avait qu’une seule raison d’aller saluer Christophe Plantin…

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23 juillet 2014

Anvers - du gothique, du baroque... et Rubens !

Impossible de faire l’impasse sur la plus grande cathédrale gothique des anciens Pays-Bas méridionaux, construite au long de quatre siècles (1124 - 1520), depuis la modeste chapelle des origines jusqu’à l’imposant édifice qui se dresse derrière la Grand’place. Si la première pierre de l’actuelle cathédrale date de 1352, cette construction d’un nouveau bâtiment se fit sur les vestiges d’une ancienne petite église romane consacrée à Notre-Dame. La cathédrale affiche une allure un peu bancale, de l’extérieur, avec une seule et unique tour Nord de 123 mètres de haut. Les plus grands architectes se sont succédés sur le chantier, rivalisant d’audace pour mener à bien ce projet de prestige et clamer ainsi la toute puissance d’Anvers : sept nefs, 125 piliers, chœur élancé, déambulatoire à cinq chapelles, la cathédrale en impose. Un peu trop pour certains, puisque le lieu a subi coups du sort et dévastations, pour à chaque fois renaître encore plus beau : incendie en 1533, « furie iconoclaste » en août 1566 (les calvinistes apprécient peu le culte des images pieuses qu’ils associent à de l’idolâtrie et dévastent sans remords la cathédrale), interdiction du culte catholique par les protestants et mise à sac de la cathédrale au début des années 1580, et enfin razzia consciencieuse des Français en 1794, au nom de l’idéal républicain. Après chaque cataclysme, les commandes affluent de nouveau, on reconstruit plus riche, on embellit, on décore et on se retrouve aujourd’hui avec un assemblage d’éléments hétéroclites remontant à des époques diverses et formant un nouvel ensemble sans discordance marquée.

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Á la suite des dégâts majeurs opérés par les protestants, l’église catholique reprend la main et commande à Rubens cinq tableaux. Trois sont encore présents aujourd’hui, auxquels est venu s’ajouter un quatrième, transféré du Musée d’Anvers. Même sans être ordinairement transportée devant le pinceau de Rubens, j’avoue que la Descente de Croix fait son petit effet et mérite qu’on s’y arrête un long moment.

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 Á quelques pas de cette saillante construction, la rue vous mène sur une petite place bien jolie, la/le (?) Hendrik Conscienceplein (Hendrik Conscience, auteur anversois du XIXe siècle), bordée du beau bâtiment de la bibliothèque municipale et de l’église Saint-Charles Borromée (Sint-Carolus-Borromeuskerk). L’imposante façade, robuste, vaste, exubérante, rappelle étonnement les églises italiennes, furieusement baroques… en s’approchant, on distingue trois étages de colonnes, des niches, des statues, de l’ornement, du tarabiscotage et un emblème familier, IHS… ah, ben oui, pas de doute, entre les deux lieux de culte, nous avons fait un petit bond dans le temps ! Qui dit IHS, dit Jésuites, donc Baroque. Nous voilà au début du XVIIe siècle, lorsque la Contre-Réforme balaie l’austérité des protestants en laissant les artistes s’en donner à cœur joie. Pas étonnant donc, qu’on ait confié à Rubens le décorum extérieur, qui doit attraper le regard des passants et les ramener dans le droit chemin. Ce goût du mouvement, de la mise en scène, du faste, de l’exubérance, on le retrouve une fois la porte poussée. Si la nef claque un peu moins qu’espéré, c’est la chapelle de la Vierge qui porte le plus haut les codes baroques : marbre blanc, dorures, plafond et peinture de Rubens toujours (une copie, en fait !), statues, autel foisonnant, l’ensemble est fort d’effets visuels, de trompe-l’œil, de contrastes, d’énergie, autant de sources d’émotion qui rappellent aux croyants la grandeur de la religion catholique. Car si les protestants tiennent à distance les images et les enjolivements, les catholiques entendent bien se servir de leur puissance évocatrice.

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La nef a subi en 1718 les dégâts de la foudre, qui a réduit en cendre la voûte originelle, porteuse de trente neuf toiles de Rubens, ainsi que nombre de marbres. La chaire, les confessionnaux, les lambris sont postérieurs à ce jour funeste mais valent le coup d’œil : exaltation des valeurs de l’église dans les personnages, présence de symboles forts, compréhensibles par tous, combats dantesques entre le bien et le mal dans les compositions, la nef devient une scène de spectacle ; car contrairement aux églises gothiques conçues pour la déambulation et les processions (nefs latérales, chœur ouvert, maître-autel noble), l’église baroque oppose une nef large, dominée d’une chaire imposante, ouvragée, souvent allégorie d’un sujet biblique, pour donner toute son importance au prêche, au sermon, aux harangues, aux admonestations ! La célébration de la foi se métamorphose alors en dramaturgie…

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17 juillet 2014

Anvers - de deux maisons il faut choisir la bonne… Rubenshuis versus Rockoxhuis.

Lorsque l’on passe à Bruxelles, on va saluer Magritte, à Amsterdam, Rembrandt et Van Gogh, à Ostende, Ensor et à Anvers, Rubens. C’est sans doute le seul attrait notoire de cette ville qui m’ait laissée de marbre ; quand on aime Le Caravage, Le Greco et Zurbaran, le pinceau de Rubens, et ses anatomies féminines grassouillettes dégoulinantes, paraît à la fois épais et excessivement surchargé. Ça ne se discute pas, question de sensibilité. Mais si vous faites partie du fan club, vous allez atteindre l’extase, Rubens s’ingurgite dans moult églises et musées.

Á tout seigneur, tout honneur, la maison du maître, la Rubenshuis, que l’on ne peut ignorer, au vu de la longue queue multilingue qui s’étire devant. Autant la demeure de Rembrandt à Amsterdam m’avait un peu émue (comme quoi…), autant celle de Rubens m’a assommée : nous avons réussi à nous glisser entre un troupeau d’Allemands bruyants et un groupe d’Espagnols moins sonores pour tenter de nous imprégner de l’ambiance mais peine perdue, le soufflé est retombé avant même d’avoir levé. Car, il reste très peu d’éléments d’époque, la demeure, intacte jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, a été entièrement transformée depuis. Les  seuls vestiges ayant gardé leur aspect original, sont le portique en arc de triomphe et le pavillon du jardin (comme le mentionne le guide papier de la Rubenshuis, mais comme semble l’ignorer le Routard). Quant aux toiles du peintre, elles sont disséminées dans le monde entier… il faut donc se baser sur quelques éléments restants pour tenter d’appréhender le lieu, qui transpire un peu le m’as-tu vu, oserais-je dire le bling bling d’époque. Explications : Rubens rentre à Anvers après un voyage en Italie ; à 31 ans, il est déjà peintre de la Cour, riche, reconnu, diplomate, homme d’affaire et représentant officiel de sa ville natale. Il lui faut donc une demeure à sa mesure, qu’il va agrandir au fil des années, agrémenter, parer, pour devenir une vitrine de son rang, de sa puissance, mais aussi un investissement ; galerie des sculptures antiques, collection unique pour l’époque de peintures italiennes et flamandes des XVIe et XVIIe siècle, portique de statues… la maison flamande austère devient « palazzo italien baroque » pour incarner les idéaux artistiques de Rubens et recevoir les Grands de ce monde. On est bien loin de la vision romantique de l’artiste nécessiteux, maudit et incompris ! Alors y a-t-il vraiment un intérêt aujourd’hui à franchir le porche d’une maison qui, hormis son architecture extérieure, n’abrite plus les œuvres ni le quotidien de Rubens ? Certes, les salles transformées préservent de beaux objets, quelques toiles des contemporains de peintre, mais ça sent tout de même l’artifice : lorsque l’on traverse la chambre à coucher, la lingerie, les pièces à vivre, il n’est nulle part clairement indiqué que Rubens n’a jamais pu fouler un tel agencement. C’est bien dommage et très limite.

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Rubens doit une grande partie de sa bonne fortune à Nicolas Rockox (1560 - 1640), échevin et bourgmestre d’Anvers ; mécène, humaniste, collectionneur, il passe à Rubens d’importantes commandes pour les bâtiments les plus importants de la cité, l’hôtel de ville, la cathédrale, deux églises, mais aussi à titre personnel.  La demeure de ce généreux protecteur est devenue un petit musée fort plaisant, la Rockoxhuis. Elle abrite aujourd’hui son importante collection privée et certaines pièces marquantes du musée royal des Beaux-Arts, fermé pour cinq ans. Les quelques salles sont agencées d’une manière chronologique, telles des Cabinets d’Art qui auraient traversé les siècles : cabinet d’art du Moyen Âge tardif, puis Renaissance, Baroque, pour finir sur une dernière salle consacrée au cabinet d’étude, où, aux côtés des peintures, il y avait place pour les petits objets, les monnaies, les bijoux, les gravures et les livres. La disposition des œuvres picturales ne ressemble en rien à l’accrochage d’un musée ; elles occupent tout l’espace disponible sur les murs, comme on le faisait alors, enchâssées les unes aux autres comme les pièces d’un puzzle. Nulle hiérarchie entre les Rubens, les van Dyck, les Jordaens, les Brueghel, et les petits maîtres. C’est à chacun de s’approcher et de faire de belles découvertes, même si le nom de certains peintres sont moins connus (ou pas du tout…). Le musée fait aussi la part belle à du mobilier de très fine facture, coffrets à bijoux, armoires, petits secrétaires, vaisselles. Même si on imagine que la demeure de Rockox n’est plus tout à fait conforme à ce qu’elle était du temps de son prestigieux propriétaire, on est immergé dans ce Siècle d’Or anversois, qui a vu s’épanouir les arts, les sciences et la culture. Avec une délicieuse impression de changer d’époque, d’être pris par la main par un érudit très éclairé, qui nous fait partager son goût pour les pièces rares, dans le cadre intime de son intérieur quotidien.

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12 juillet 2014

Anvers - cité mariale

La présence manifeste de la Vierge dans une ville portuaire, fameuse pour son négoce et ses richesses, peut paraître déroutante : il suffit de lever le regard pour rencontrer, dans des niches creusées en façade ou à l'encoignure de deux rues, des statues de Marie, colorées, décorées, riches d'agréments et de fioritures : socles, dais, ornements végétaux, angelots adorateurs, lanternes vitrées, le lexique du décorum semble renvoyer à l'abondance et à la folie du baroque.

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C'est d'abord oublier que, dès le XIIe siècle, Anvers se met sous la protection de Marie, dont la ville fait sa Sainte patronne. Á partir du XIVe, le culte de la Madone connait un succès grandissant, qui atteint au XVIe un rayonnement considérable ; ce triomphe de la figure de Marie ne peut être réduit à une seule expression spontanée de piété. Elle fait suite au mouvement initié par la Contre-Réforme catholique visant à la glorifier, quand les protestants minimisent son rôle de médiatrice entre le Ciel et les croyants. Marie descend dans l'espace public pour triompher des réformateurs calvinistes, cimenter l'union des provinces des Pays-Bas méridionaux mais aussi souligner la toute puissance de l'autorité des Habsbourg. Elle s'assimile à l'identité de la ville, jusqu'à s'imposer sur des bâtiments laïcs, comme en 1587, lorsque la figure du héros local Brabo, vainqueur du géant Antigoon, est descendue de la façade de l'hôtel de ville, pour être remplacée par une Marie toute puissante !

La piété mariale des Anversois s'est d'abord exprimée par des processions festives, à l'occasion desquelles des représentations de la Vierge venaient orner les places, carrefours et ponts, à chacune des haltes des cortèges. Les statues publiques de rues, subsistant encore à Anvers, datent elles, du début du XVIIIe. Á partir de 1783, les mesures anti-religieuses promulguées par Joseph II*, qui souhaite soumettre l'Église à l'État, vont freiner la production de ces signes extérieurs de dévotion. Souvent vandalisées au cours du régime français, ces statues de façade furent cachées par les habitants et confréries de quartier, pour être réinstallées dès 1814.

On dénombrait encore 260 statues au cours du XIXe siècle, dont la moitié dans la vieille ville. Depuis la dernière guerre, il en reste une soixantaine, bien collectif et morceaux d'histoire.

 

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* Celui-là même qui trouvait dans les opéras de Mozart « trop de notes » !

7 juillet 2014

Anvers - incontournable MAS

Quand on est dans une ville pour trois jours, il faut faire des choix et souvent revoir à la baisse ses prétentions de visite. Le centre historique proposant pléthore de musées intéressants, on se gratouille le cervelet lorsqu’une matinée de libre a été prévue dans l’emploi du temps : balade le long de l’Escaut et visite des quartiers Nord, ou Sud ? Le Sud (Zuid) abrite bien le musée royal des Beaux-arts, mais il est fermé pour travaux jusqu’en 2018. Le secteur est fameux pour abriter le musée de la Mode et les créations des « Six d’Anvers* », sujet qui me passionne autant que la physique quantique et la dualité onde-particule (Pierre, désolée…        triste-10).

Nous ferons malgré tout un détour en vélo, pour remonter ces larges avenues bordées de bâtiments XIXe, qui convergent vers des places ornées de statues ou de fontaines. Le Zuid attire aussi les noctambules, dans les bars et restos branchés, les galeries et les entrepôts rénovés…  mouais, pas convaincus, pas séduits par le quartier qui manque un tantinet de caractère**, nous retournons nos guidons plein Nord. 

En suivant l’Escaut, on rejoint le Het Steen, reste d’un château construit à partir du XIIIe, fortifié au fil des siècles, pour protéger la frontière naturelle de l’Empire germanique qu’était le fleuve, devenu prison, puis musée, fermé en 2008 – plus grand’ chose à voir, donc. Il fait un peu château d’opérette (j’ai même cru un instant qu’il s’agissait d’une mauvaise reconstruction de pacotille, honte à moi !), un peu trop retapé et léché à mon goût.

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Passé le Het Steen, on circule le long d’une friche portuaire, où sont exposés des bateaux et des vestiges du passé industriel et maritime du port ; il me suffit de trois barcasses, de quelques vieux chalands, d’une gracieuse hélice, pour recouvrer un bel entrain, que le Zuid un peu fade avait émoussé. Bon sang breton ne saurait mentir !

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Á quelques encâblures, on arrive au bord du bassin Bonaparte, sur l’ancien port d’Anvers, d’où surgit le MAS - Museum ann de Stroom (musée au Fil de l’Eau), tour habillée de rouge et de verre, conçue tel un entrepôt vertical, un jeu de construction de conteneurs empilés. Cette protubérance un peu hautaine s’intègre parfaitement dans le décor, les architectes ayant pris soin de garder, pour l’esplanade qui s’étend autour du musée, les mêmes matériaux, des « pierres de sable », rouges et brunes.

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Chaque étage raconte l’histoire de la cité portuaire, du Moyen Âge à nos jours et ses échanges avec le reste du monde, grâce aux 470 000 pièces issues du musée national de la Marine, du musée du Folklore, du musée ethnographique et du musée royal des Beaux-arts, durant sa période de rénovation. Mais la « muséographie » est tout sauf académique, puisque même sa réserve de 170 000 objets non exposés est accessible au public : le MAS est considéré comme un lieu de vie, avec sa « promenade » extérieure, sa terrasse panoramique, son resto deux étoiles, sa salle des fêtes (nous y avons même croisé des Anversoises venues enterrer leur vie de jeune fille, habillées en bunny, chose que j’ai rarement vue au Louvre…). Les longs escalators qui mènent à la terrasse sont habillés d’une gigantesque expo photos sur l’exode des Belges durant la Première Guerre mondiale ; le visiteur n’est plus passif devant des petits clichés accrochés sur un mur, il est projeté assez violemment au cœur d’une tourmente qui le dépasse, au propre comme au figuré.

Cinq étages sont consacrés aux expositions permanentes, que l’on visite selon des thématiques et ses propres intérêts : Démonstration de puissance / Métropole / Port mondial / La vie et la mort (deux étages d’ethnologie existentielle, sans rapport avec Anvers). Nous nous sommes longtemps attardés au 6ème, superbe plateau rempli de maquettes de gréements, de bateaux de commerce, de cartes, retraçant les grandes heures du négoce anversois, avec le reste de l’Europe d’abord, puis avec l’Orient, enfin jusqu’à l’époque moderne où le conteneur devint une nouvelle unité de mesure.

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On passe facilement une demi-journée au MAS, sans voir le temps filer, car entre les niveaux, on ressort sur la promenade, on s’aère, on découvre la ville selon des points de vue différents, sous un ciel du Nord si changeant…

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* Ann Demeulemeester et Dries Van Noten sont les seuls que je connaisse.

** À moins qu’il ne s’harmonise pas du tout avec les images préconçues que nous avions d’Anvers, possible.

 

2 juillet 2014

Anvers - béguinage Sainte-Catherine... un peu d'histoire

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Lorsque Charles Quint décide d’étendre ses possessions au Nord de son Empire, ses ambitions sont contrecarrées, entre autres, par le duc de Gueldre, Charles d’Egmont (1467-1538), qui voit d’un très mauvais œil la remise en cause de son indépendance. Il combat avec acharnement la mainmise des Habsbourg sur son duché* et les États gueldrois refusent de se soumettre. Son successeur, Guillaume de Clèves, mènera en 1542, en retour,  une campagne de grande envergure contre l'Empereur du Saint-Empire romain germanique, dans le Brabant, en lançant 15 000 hommes sur Anvers. La ville choisira la tactique de la terre brulée, incendiant tous les bâtiments situés hors les murs, limitant les capacités de retraite des assiégeants. Peu rompues à l’art du siège, les troupes du duché de Gueldre lèveront vite le camp sur un échec cuisant, Anvers ne tombe pas. 

Mais le premier béguinage (begijnhof**), érigé en 1240 à l’extérieur de la ville, fera partie des débris calcinés. Les béguines achèteront en 1545 un pré, pour accueillir églises et nouvelles constructions. Il se visite toujours aujourd’hui, un peu à l’écart du centre d’Anvers, mais très facilement accessible en vélo en redescendant du MAS***. Rien à voir, certes, avec celui de Bruges ou d’Amsterdam, mais le béguinage d’Anvers, plus modeste, moins touristique, moins « carte postale » possède une atmosphère bien à lui : petites maisons de briques rouges construites autour d’un jardin, cours intérieures à l’abri de jolies portes, rue pavée, silence et sérénité. On a presque du mal à imaginer que les béguines ont disparu, tant le lieu ne semble pas avoir beaucoup bougé.

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Le routard termine son descriptif dans le guide, en s’interrogeant sur la dissolution de ces communautés de femmes. Pour ceux qui l’ignorent, cette vie en communauté a longtemps chatouillé le museau de l’Église : imaginez un peu, dès le XIIè siècle, des femmes (pas toujours veuves ou célibataires) décident de vivre regroupées en une communauté laïque, sans règle monastique, sans mère supérieure, sans clôture et sans former de vœux perpétuels. Elles sont libres, indépendantes, autonomes, et ne rendent de compte à personne. Elles travaillent, enseignent, soignent, prient, comme bon leur semble. Les dons affluent très vite, les béguinages sont riches. C’est ce qui gêne d’abord les monastères, qui voient filer sous leur nez des legs qui auraient pu accroître leur patrimoine : ils sont concurrencés par des femmes, qui cultivent émancipation et hardiesse. L’Église apprécie peu que l’on se détache de son autorité et décide de les mettre au pas, dés le début du XIVè. Elles sont soupçonnées d’hérésie, mises à l’index, certaines finissent même sur le bûcher, avec leurs écrits. La charité chrétienne n’est déjà plus ce qu’elle était…

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Les béguines disparaissent d'Europe, sauf en Flandres, où une bulle papale les autorise à perpétuer leur manière personnelle de vivre leur foi, sous la condition de se rapprocher de l’église et de faire un peu moins de bruit. La tutelle ecclésiastique masculine vient de tomber, les béguinages ne sont plus que de simples paroisses, qui disparaitront peu à peu, à compter du XIXè, semblables aux autres communautés religieuses.

Quand vous visiterez la prochaine fois un béguinage, ayez une petite pensée pour ces femmes qui, au Moyen Âge, ont ouvert la voie à bien des combats…

 

* En gros, le Nord Est des Pays-Bas actuels

** Le terme est attesté en latin au XIIIè - beguina et adapté du français en néerlandais beggen, réciter des prières d’une façon monotone 

*** MAS : Museum aan de Stroom, situé un peu au Nord en suivant l’Escaut

 

30 juin 2014

Anvers - main basse sur la ville

Comme celle de Bruxelles, la Grand-Place d’Anvers aimante les nouveaux venus : on y vient tâter le pouls de la cité, se familiariser doucettement avec l’architecture locale, humer l’air du temps après deux heures enfermés dans le Thalys, descendre une première Chouffe et se demander qui, de Brel ou de Baudelaire, a le mieux décrit ce ciel effondré, gris cendre, lourd comme du plomb, qui vous tasse les poumons. Si on ajoute un vent du Nord bien cinglant qui s’amuse dans les ruelles et vous soufflette les joues comme une bonne paire de claques, des chemins de pluie qui nous versent un jour noir plus triste que les nuits, on atteint le sommet de la félicité, la Flandre est fidèle à sa tradition : j’aurais croisé un bout d’imper’ de Simenon que ça ne m’aurait pas plus surprise que cela…

Vu que nous étions plongés dans une ambiance pas falsifiée pour deux sous, il était temps de lever le regard pour faire le point sur cette Grote Markt un peu triangulaire, bordée au fond par son Hôtel de ville (Stadthuis) et encadrée de deux séries de façades à pignons en gradins. Ces anciennes maisons des guildes marchandes, qui datent de l’âge d’or du commerce de cette ville portuaire (fin XVIème et XVIIème), témoignent de la richesse d’Anvers et du rôle majeur qu’elle a joué dans les échanges économiques ; on construit avec élan, vers le haut, en pur style gothique, puis Renaissance, et Baroque, on construit avant tout pour afficher sa puissance, son rôle social, épater les visiteurs ; le bâtiment civil comme marqueur de la domination matérielle. Á l’heure du déclin de Bruges (son avant-port, Damme, relié par un canal, s’ensable inexorablement), Anvers s’impose comme le premier port d’Europe, fonde la première Bourse de commerce, puis la première Bourse des valeurs, et accueille les compagnies commerciales de toute l’Europe, qui ont ouvert des routes maritimes avec le Brésil, l’Inde et l’Afrique. Alors, c’est à celui qui aura la façade la plus tarabiscotée, la plus haute, les fenêtres les plus ornées, telles des cathédrales païennes, au sommet desquelles se dressent toutefois les Saints protecteurs des Guildes (Tonneliers, Merciers, Drapiers, Arbalétriers, Tanneurs, Cordonniers…).

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Entre l’Hôtel de Ville, lourd bâtiment sans charme de style Renaissance, et les fines demeures des négociants, se dresse une fontaine/statue de Jef Lambeaux*, très curieuse pour ceux qui ignorent la signification du nom d’Anvers en flamand, Antwerpen. Au-dessus d’une nymphe portant un navire sur ses épaules, un jeune soldat romain, Silvius Brabo, jette au loin la main du géant Druoon Antigoon (pléthore d’orthographes pour le patronyme de la terreur locale). Antigoon obligeait tout batelier naviguant sur l’Escaut à s’acquitter d’une taxe, au risque de se retrouver manchot. Brabo tua le géant et lui infligea à son tour son propre supplice ; il lui coupa sa grosse pogne, qu’il jeta dans le fleuve. Hand = la main, werpen = jeter.

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On retrouve ce même Silvius Brabo devant la cathédrale, sur le "Puits de Quentin Metsys", forgeron de Louvain, qui orna le puits d'une très belle grille en fer forgée.

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La légende est bien jolie mais totalement fabriquée. En réalité, le nom Antwerpen proviendrait plus sûrement de Aan de werpen, qui signifie « près des digues », ou de Aan't wef, « près des chantiers navals ». La ville cultive pourtant le romanesque et décline la « main » comme emblème de la cité jusque dans les pâtisseries aux amandes, ces « Antwerpse handjes » que l’on trouve aussi en version chocolat.

 

* 1852-1908, sculpteur sulfureux pour l’époque, surnommé le Rodin belge

 

25 juin 2014

Anvers à l'endroit...

Lors du dernier week-end à Amsterdam il y a quatre ans, je m’étais fait la réflexion que bien peu de passagers descendaient du Thalys à l’arrêt « Anvers ». J’en avais conclu que cette cité des Flandres sans canaux devait être bien peu affriolante, à moins d’avoir le compte en banque d’un prince du Qatar, pour frimer dans l’une des quatre Bourses du diamant que compte la ville.

Ce que l’on peut trimbaler comme préjugés, parfois ! Je me suis vertement tancée de ma sottise, au regard de la splendeur d’Anvers. Nous y sommes restés trois jours, ce qui est très insuffisant pour ce grand pan d’histoire qui vous gifle, du XVIème à nos jours. Contrairement à Paris, Anvers n’est pas une ville-musée endormie, on pourrait presque la rapprocher d’une certaine manière de Londres, qui fait, elle aussi, le grand saut entre un passé illustre et une modernité sans cesse renouvelée (toute proportion gardée).

Avant de plonger dans ses entrailles, rapide tour d’horizon « de l’Anvers pratique », parce qu’il n’y rien de pire que d’arpenter les rues et les églises le ventre vide…

Si vous arrivez par le train, vous pouvez retirer votre City Card, (24, 48 ou 72 heures*), réservée par internet, au kiosque d’informations de la gare centrale. C’est le passe magique qui vous ouvre toutes les portes des joyaux de la ville (réductions diverses itou), amorti dès le quatrième musée. La gare se trouve en plein quartier des diamantaires et vous croiserez donc en sortant, nombre de juifs hassidim en tenues sombres - déjà présents dès le XIIe, - qui travaillent dans les 1 500 sièges de sociétés diamantaires (85% de la production mondiale de pierres brutes passe par Anvers). Mais à moins d’être venu pour votre bague de fiançailles, c’est un endroit ultra-sécurisé où il n’y a rien à voir.

Nous avons logé dans la vieille ville, à cent mètres de la Grand-Place (Grote Markt) et de la cathédrale, dans un hôtel douillet, à la jolie déco ; le coût s’en ressent ! Hôtel Matelote, chambres premier prix (100 euros tout de même) un peu petites, préférez les Deluxe Cosy, voire les Suites, si vous êtes en fonds. En plus de son excellente situation dans une rue piétonne, on trouve à vingt mètres un bar à bières très couleur locale et à l’angle, une excellente pâtisserie pour les douceurs du petit-déjeuner ; brioches, torsades feuilletées, pains fourrés, biscuits sablés accompagnent le premier café, puis le second, voire le troisième, pris en terrasse au café du coin (nous testons rarement les petits-déj’ des hôtels, souvent aseptisés. Mon estomac est aussi très peu demandeur du breakfast complet du Nord et de son fumet d’œufs/fromage/jambon, à huit heures du matin…).

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Comme à Amsterdam, Bruges ou Gand, vos mollets assureront vos déplacements ; le quartier historique est interdit aux voitures, ce qui permet de lever le nez sur les détails des façades sans danger. Pour se promener au bord de l’Escaut et relier les deux quartiers, au Nord et au Sud du centre historique, on enfourche un vélo. Soit vous testez le Vélib’ anversois pour la journée, soit vous louez une bicyclette sur le Steenplein, au bord de l’Escaut, à 150 mètres de la Grand-Place, (entrée du local de location directement dans les toilettes publiques… bizarre, mais c’est ainsi !).

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Anvers est une ville cosmopolite où l’on peut déguster toutes les cuisines du monde - ce n’est pas un port pour rien. Nous avons préféré nous en tenir aux saveurs belges, même si quelques fois un peu rugueuses : croquettes de crevettes, asperges à la flamande, waterzoi de poissons, viandes mijotées, carbonades, cabillaud à la sauce hollandaise, hochepot… arrosés de bières belges aux mille saveurs. Il y en a pour tous les palais, des douces, des ambrées, des corsées, des épicées, des délicates, des élégantes, des raffinées... Au lieu de regarder niaisement des cartes longues comme le bras où s’affichent des noms bien souvent énigmatiques pour moi, je laissais faire le/a serveur/euse pour l’accord bière/plat : pas une fausse note !

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Déjeuners :

Stadsherberg – Kaasstraat, 3 (près de la Grote Markt)

Nous avons demandé en arrivant à l’hôtel une adresse typique, où on ne mange qu’Anversois… on n’a pas été déçu ! C’est une brasserie un peu brute, à l’accueil « frais », pas du tout l’endroit pour un repas romantique mais une bonne entrée en matière pour plonger dans l’ambiance flamsk’(ou Vlaams, si vous parlez le néerlandais).

Chez Fred – Kloosterstraat, 83 (entre le centre historique et le Zuid)

Petite cantine du midi comme il y en a tant à Anvers. Quelques tables en terrasse, carte courte mais bien troussée et délicieux plats végétariens.

De Herk – Reyndersstraat, 33 (pas loin du musée Plantin-Moretus)

Petit resto caché dans une cour charmante. Service assuré par une seule jeune fille totalement dépassée, mais repas correct.

Dîners :

‘t Hofke – Oude Koornmarkt, 16 (près de la Grote Markt)

Notre coup de cœur, découvert par hasard en suivant un passage entre Oude Koornmarkt et Hoogstraat. Croquignolet resto avec jardin intérieur, plats ultra-frais et goûteux, sauces à tomber. Service un peu longuet mais en vaut la peine (quelques commentaires mitigés sur Tripadvisor mais venant de Belges d'Anvers... avis bidonnés des concurrents ??)

Het Vermoeide Model – Lijnwaadmarkt, 2 (près de la cathédrale)

Une institution du coin. On y dîne sur plusieurs étages et surtout sur le toit, qui est une des terrasses de la cathédrale (!!!). Belle situation donc mais un peu usine, avec des tablées de Belges venus croquer des moules/frites. Moins mimi que le précédent.

De toute façon, on ne meurt pas de faim à Anvers : salons de thé, friteries, chocolateries, pâtisseries, bars à bière… on mange partout et à toute heure. Pas donné tout de même, prévoir un bon budget « couette et assiette » si vous voulez profiter des douceurs d’Anvers…

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*19 euros pour 24 heures, 25 euros pour 48 heures ou 29 euros pour 72 heures.

 

18 juin 2014

Athènes après Corfou... comme on se sent tout de suite mieux !

C’est bien beau de décider sur un coup de tête qu’une île décevante ne vaut pas qu’on y reste, surtout sous le vent et les averses, encore faut-il avoir un plan B… si avancer un vol se fait sans trop de dommage pécuniaire avec les nouveaux billets « flex » d’Aegean, trouver un hôtel à Athènes du matin pour trois soirs, en plein mois de mai, ressemble au parcours du combattant. Tous nos points de chute habituels s’affichaient archi-bondés, même en s’éloignant du centre. Il a fallu ouvrir la bourse et accepter les tarifs exorbitants de l’hôtel Herodion, situé derrière le musée de l’Acropole (4 odos Rovertou Galli, Koukaki), un quatre étoiles qu’il faut fuir comme le choléra (piaule minuscule en RDC, vue sur un mur, accolée au climatiseur de l’hôtel qui ronronne toute la nuit… j’ai fini par agresser, à quatre heures du matin, en petite tenue, les cheveux en pétard, la bave aux crocs, le staff de nuit pour obtenir une chambre où il était possible enfin de dormir. Miracle, il y avait des chambres inoccupées dans les étages ! Le personnel de jour tentera bien de nous renvoyer en bas au matin mais, peine perdue, mes cordes vocales utilisées à plein volume devant des touristes anglais un peu coincés, produiront l’effet escompté.)

Hormis ce souci de gîte, quel soupir de soulagement en remontant la rue Vyronos pour une première Mythos chez Diogène, en bas de Plaka, là ou commence tout séjour athénien ! Il fait grand bleu, pas trop chaud, on se recale les grandes balades classiques autour de l’Acropole, un saut à Sounion pour comparer la lumière de janvier à celle de mai, les musées qu’on aime, Exarchia dans tous les sens, un bout de Kolonaki pour le Lycabette, la halte crème glacée de 19h, dans la petite rue qui croise Ermou à la hauteur de l’église de la Kapnikréa, et les cantines préférées, To Steki tou Ilia pour l'un, To Krassopoulio tou Kokkora, pour l'autre.

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Comme tous les touristes, on revient régulièrement saluer le Musée de l’Acropole, le Musée national (qui reste mon préféré, et pas seulement pour le point de vue imprenable sur les fesses des Kouroi… malgré ce qu’en dit perfidement mademoiselle I.G. sourire119), et admirer les figurines du Musée d’Art cycladique. Mais si vous avez des enfants que lassent ces grands espaces un peu froids, n’hésitez pas à les emmener dans des plus petits endroits, comme le Musée grec d’Art populaire de Plaka, où sont exposés des costumes traditionnels, des tenues de fêtes excentriques, ainsi qu’une jolie exposition sur la manière de vivre dans l’île de Karpathos (et pour J-P qui est resté un grand gamin, quelques panneaux consacrés au Théâtre d’Ombres).

Si vous traînez dans Monastiraki le soir, avant ou après dîner, voilà deux adresses où nous avons nos habitudes :

- Ciccus, sur Adrianou au numéro 31, le long de la voie ferrée, là où s’enchaîne une longue succession de bars et de restos. Ne pas rester en terrasse, bondée et bruyante mais rentrer, aller au fond, sous une sorte de verrière assez haute qui abrite un jardin intérieur. Excellents cocktails et très bonne programmation musicale, ciblée trentenaires.    

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- Θεσις 7, agios Filippou, que l’on prend en venant de Psiri. Organise certains soirs des concerts live. Ce fut le cas le 14 mai avec un trio formidable (voix + instruments à vent), mélange de créations du groupe et de chansons traditionnelles grecques que le public reprend en chœur. Convivial, chaleureux, on est vite intégré dans l’ambiance, sans voir le temps défiler. Venir vers 23h les soirs de concert.

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Et pour se faire beau quand on est un garçon, pour ceux qui crèchent entre Syndagma et la place Mitropolis, allez tenter l’expérience du barbier-coiffeur à l’ancienne, sur Apollonos. Il fallait au moins cela pour récupérer les abominables échelles que j’avais infligées à la nuque de ma moitié. Ambiance délicieusement surannée avec ces deux barbiers qui ont largement dépassé les 70 printemps, mais un coup de ciseau magistral, un beau résultat assez moderne (pas une coupe de papy) et une franche jubilation du Figaro local, devant le carnage effectué par mes soins : « don’t touch him anymore, hair cut is a job » - message reçu !

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En passant un soir très tard dans Mitropoléos (il devait être pas loin d’une heure et demie), nous avons aperçu, sur le parvis de la basilique, un jeune couple qui valsait, dans la nuit silencieuse. Pas de musique, juste leurs pas glissants sur le sol. Cette vision de deux silhouettes légères tournant sans bruit dans la nuit avait quelque chose d’irréel et d’éminemment gracieux…

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