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Le Présent Défini

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17 mars 2014

Incandescente Tauride… pour redécouvrir Gluck

IETIphigénie en Aulide (1774), Iphigénie en Tauride (1779)

Christoph Willibald Ritter von Glück – Enregistré au De Nederlandse Opera, Amsterdam, 2011 / DVD 2013

Dans la famille des amateurs d’art lyrique, on croise les férus du baroque, les amoureux du bel canto, les wagnériens, les groupies d’Amadeus… mais rarement des glückistes.  Alceste, Orphée et Eurydice, les deux Iphigénie, et c’est à peu prêt tout ce que je suis capable de citer des opéras du monsieur. Glück reste bien souvent méconnu du grand public, coincé entre Haendel et Mozart, considéré comme austère, solennel, en un mot, barbant. On redécouvre un peu honteux l’œuvre du compositeur allemand depuis que des chefs plutôt orientés « baroque » ont soufflé la poussière des partitions : William Christie, Christophe Rousset, Marc Minkowski ont redonné vie à des pièces, qui sidèrent aujourd’hui par leur superbe et leur profondeur.

Et l'on comprend mieux ce que Glück modifie à la fin du XVIIIe, sur le plan musical, mais aussi dans la conception même de l’opéra : terminée l’alternance du récitatif et des arias, la musique doit porter le texte d’une manière fluide, harmonieuse et continue. Ce ne sont plus les interprètes et leur virtuosité technique qui doivent concentrer toute l’attention mais la seule musique, dépouillée de ses ornements superflus. Les grandes machineries, les longs ballets purement décoratifs, les décors imposants passent à la trappe, l’intrigue est resserrée autour de quelques personnages et d’une idée forte, pour davantage de simplicité et de naturel. Il faut évidemment des sujets à la hauteur de cet ambitieux chamboulement, et Gluck les trouve dans les grands mythes fondateurs, chargés de morale et d’idéaux. Mais morale ne veut pas dire moralisme, sermon, froideur et rigidité.

C’est là le tour de force de Glück, superbement illustré par ces deux Iphigénie (en Aulide et en Tauride), réunies dans une même soirée à Bruxelles, puis à Amsterdam et enfin dans le DVD d’Opus Arte. Les deux opéras, composés à cinq ans d’intervalle, n’étaient pas destinés à être joués à la suite. Mais il y a comme une évidence à suivre le destin de la princesse d’Argos, victime sacrifiée par Agamemnon en Aulide, puis retrouvée en exil en Tauride, quinze ans plus tard, sacrificatrice à son tour, pour de mêmes sombres raisons d’Etat. J’ai, en ce qui me concerne, une très nette préférence pour Iphigénie en Tauride, plus noir, plus dramatique, plus violent ; pas de roucoulades entre le ténor et la soprano, de tergiversations, de rêveries, de parenthèses de douceur, nous plongeons abruptement dans une tragédie enténébrée, dense, ramassée, sans que l’on puisse reprendre notre souffle. Glück excelle à révéler la dimension humaine des descendants maudits des Atrides, leur complexité, évitant le piège de la distanciation du spectateur avec les héros grecs. Il n’est pas seulement question de fatalité, d’honneur, de devoir, d’obéissance aux Dieux mais aussi de trahison, de vengeance, de colère, d’amitié et de justice. 

La mise en scène d'Iphigénie en Tauride accentue encore cette contraction de l’intrigue par un rétrécissement de l’espace scénique, qui concentre le déroulé du drame : un simple plateau dépouillé figure l’autel des sacrifices, une fosse centrale accueille les cauchemars d’Oreste, torturé par les Euménides, deux escaliers encadrent la scène pour que règnent Artémis (Diane ici dans le livret) et Thoas, le Roi des Scythes, des symboles qui font sens (haches et gants noirs, entre les mains blanches d’Iphigénie), une alternance de lumières blafardes et acides,  encerclent les lieux où les personnages se heurtent à l’inflexible autorité des Dieux sur leur destin, sans échappatoire. Même les musiciens sont relégués derrière la scène, les chœurs encore plus loin, derrière l’orchestre. Le regard du spectateur ne doit être perturbé par aucun filtre pour que naisse l’émotion. La mise en scène reste minimaliste, les costumes sobres, (même si peu flatteurs pour la silhouette d’Iphigénie), les déplacements limités, mais une touche de modernité, pas toujours de bon goût, transforme les Scythes en un bataillon de barbouzes en treillis sur-armés, prêts pour une guérilla, et leur Roi Thoas, en cruel tyran pervers, chaussé de Ray-ban, cigare aux lèvres. C’est un peu fatiguant cette mode de transposer tout guerrier en brute épaisse habillée de kaki, paré de son FM ou de son AK, et déjà tellement vu…

Mais il y a la musique et quelle musique ! Pas d’ouverture, de gazouillis, de gentils frottements d’archets, mais immédiatement un terrible orage qui s’abat sur Iphigénie et ses prêtresses, un déluge de cordes aussi violent qu’inattendu. Minkowski aime houspiller les tempi, intensifier, appuyer, accélérer, il trouve donc avec la partition matière à jubiler. Plus de musique de cour policée, mais une fougue, une hardiesse très moderne, une forte présence des percussions pour porter de fulgurantes dynamiques, comme cette danse barbare des Scythes au rythme saccadé (« il nous fallait du sang pour expier nos crimes ») et des contrastes d’atmosphères  impressionnants, d’une très grande force dramatique ; ça ne traine pas, les deux heures passent prestement car jamais la tension ne se relâche.

Le rôle d’Iphigénie en Tauride, plus âgée qu’Iphigénie en Aulide, est souvent interprété par une mezzo, pour souligner le temps passé, les épreuves subies et la maturité venue. C’est pourtant Mireille Delunsch, soprano, qui s’y colle, rôle déjà tenu sous la baguette du même Minkowski en 2001. Ses qualités d’interprète, sa capacité à habiter un personnage, à le faire bouger, respirer selon le texte, ne sont plus à démontrer.  Delunsch n’a pas la voix aussi pure et souple de Véronique Gens (qui incarne la première Iphigénie) et c’est sans doute tant mieux pour camper l’angoisse, la fébrilité, le malaise de celle qui cauchemarde du meurtre de son père par sa mère et qui s’apprête à devoir immoler son propre frère.  Lorsque le rythme s’emballe, les fins de phrases ne sont pas toujours tenues, le souffle fluctue et le timbre flotte parfois, surtout dans les graves,  mais le texte n’est ni poli, ni lustré et difficile à articuler :

« La terre tremble sous mes pas,

Le soleil indigné fuit ces lieux qu'il abhorre,

Le feu brille dans l'air, et la foudre en éclats

Tombe sur le palais, l'embrase et le dévore !...

A mes yeux aussitôt se présente mon père,

Sanglant, percé de coups, et d'un spectre inhumain

Fuyant la rage meurtrière;

Ce spectre affreux, c'était ma mère!

Elle m'arme d'un glaive et disparaît soudain,

Je veux fuir... on me crie: Arrête ! C'est Oreste:

Je vois un malheureux, et je lui tends la main,

Je veux le secourir; un ascendant funeste

Forçait mon bras à lui percer le sein ! »

On l’attendait sur les deux grands airs, signatures de cet opéra « Ô toi qui prolongeas mes jours » dans le I et « Ô malheureuse Iphigénie ! Ta famille est anéantie ! » à la fin du II. Si certains reprochent à Mireille Delunsch d’être « plus expressive que musicale », c’est qu’ils ont de sacrés problèmes d’audition. L’incantation à Diane et la grande scène d’affliction sont deux moments de grande musicalité, d’une délicatesse inouïe, comme une simple ligne instrumentale. La paire Oreste / Pylade (Jean-François Lapointe et Yann Beuron) est tout aussi satisfaisante ; le baryton et le ténor ont des timbres proches, qui se mêlent harmonieusement dans de touchants duos. Les solos sont puissants, convaincants, portent loin, avec une diction du texte magistrale.

Le DVD a tourné trois soirs de suite à la maison… pour la musique, les interprètes et un sublime livret aux qualités littéraires évidentes. « La voix, les instruments, tous les sons, les silences mêmes, doivent tendre à un seul but qui est l’expression ; et l’union doit être si étroite entre les paroles et le chant que le poème ne semble pas moins fait sur la musique que la musique sur le poème » - Gluck, 1777.

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9 mars 2014

Petits meurtres entre amis… Dona Tartt

bookLe maître des illusions (The secret story), roman de Dona Tartt

Éditions Plon, 1993

 

Dans quel univers plonger après le séisme Kerangal ? Pas envie d’un roman très tranchant, marquant, salissant, juste le besoin d’un bon gros pavé rassurant, où l’on se laisse vivre sans se poser de questions, laissant l’auteur faire tout le travail et mener son lecteur dans le méandre d’une intrigue bien ficelée, pas trop déliquescente. F. m’a alors rappelé que je n’avais jamais ouvert un seul des trois livres de Dona Tartt, romancière américaine précoce et discrète, qui sort un lourd volume tous les dix ans, avant de replonger dans un silence studieux, et accessoirement ancienne copine de fac de Bret Easton Ellis dans les années 80’. Gros soupir au nom d’Ellis… « glauque, illisible, vide sidéral, pas ma cam’, je passe »…. Mais F. a dégainé l’argument  béton « elle aussi pose son roman sur un campus, mais ça te rappellera plutôt Keating, ‘Capitaine oh mon Capitaine’, ‘Carpe Diem’, dans une version plus retorse et plus adulte que le film, mais très éloignée toutefois des Lois de l’Attraction de son condisciple ».

Belle rencontre en effet que ce roman daté de vingt ans, toujours solide, dont on dévore les 700 pages d’une seule traite, malgré une intrigue déflorée dans les deux premières pages du prologue. Si le suspens n’est donc pas le muscle qui tient une intrigue assez classique, le lecteur est captivé par la douceâtre manipulation qui lie entre eux les personnages, la séduction des mystificateurs, la dissimulation, la fausseté, qui perlent sous des coutures bien lisses. On entre à l’université d’Hampden, dans le très sélect Vermont, candide et propre, on en ressort tartuffe, avec du sang sur les mains.

Nous suivons durant toute une année scolaire une suite d’événements calamiteux qui vont s’abattre sur les étudiants de l’unique classe de grec du campus. Aux cinq premiers élèves, seuls admis à suivre le cours élitiste d’un professeur hors normes et fascinant, s’ajoute en début de semestre le narrateur du roman, boursier déraciné de sa Californie natale, ébloui de découvrir ce nouvel horizon d’érudition qui s’ouvre devant lui. Prenant à la lettre les enseignements de leur mentor, un peu provocateur sous le vernis du fin lettré distingué, quatre d’entre eux vont mettre en pratique le sujet d’un cours sur « Platon et la folie dionysiaque » et recréer les conditions d’une vraie bacchanale : « l’attrait de ne plus être soi-même est très puissant. Échapper au monde cognitif de l’expérience, transcender l’accident de son propre moment d’existence… comme si l’univers se dilatait pour remplir les limites du soi. Après une telle extase, à quel point peut être insipide l’existence ordinaire dans ses limites quotidiennes ! » . L’expérience d’exaltation collective va tourner au cauchemar : un homme croisé par hasard y laissera le vie, « le cou brisé, le visage couvert de cervelle » massacré par deux des membres du quatuor, en transes. Pas de témoin du drame, le groupe des hellénistes semble se serrer les coudes, l’incident est clos. Le venin va venir de l’intérieur du groupe, au compte-gouttes, distillé par celui que l’on avait écarté de la démence rituelle pour son instabilité, son insouciance, son irrespect chronique. Chantage, menaces, provocations, il faut faire taire celui qui enfreint les règles de la fraternité, son meurtre est savamment organisé.  Mais on ne retire pas deux vies en quelques mois sans que cela ne provoque des séismes au sein de ce petit groupe refermé sur lui-même, vivant en vase clos, sans contact avec le reste de l’université ; la certitude de leur singularité, de leur supériorité, avait soudé les six jeunes gens comme une famille, qui n’envisageaient en aucune manière de se séparer après leurs études. Les longs interrogatoires de police, la pression, les soupçons, les doutes sur les rôles de chacun, la défiance généralisée, les manœuvres ambigües, une insupportable tension, vont venir raboter le vernis de l’indéfectible amitié et de la culture portée en étendard ; chacun va alors se révéler plus complexe, plus faible, plus lâche, plus laid, jusqu’à la déflagration ultime. Car ce n’est pas Dionysos que les étudiants ont rencontré dans les champs du Vermont, mais Thanatos.

La principale qualité du roman tient dans le portrait du quintette hellène, bastion anachronique et élégant qui évolue au rythme du trimètre iambique : Hampden est un campus pour gosses de riches, indolents, arrogants, pour qui les années universitaires riment avec défonce et beuverie. Émerge au-dessus de cette médiocrité la poignée d’érudits, attachée à son unique professeur, qui tient ses cours dans un bureau/salon, saturé de fleurs, de tapis, de porcelaines, embaumant le thé de Chine et la bergamote : les jumeaux (frère et sœur) « joyeux et graves comme des anges flamands » affectionnent les vêtements de couleurs pâles et apparaissent « ici et là, tels les personnages d’une allégorie ou les invités morts depuis longtemps d’une garden-party oubliée », le génie linguiste aborde de minuscules lunettes rondes à l’ancienne, de sombres costumes anglais et un parapluie, en traversant d’un pas raide les foules de hippies et de punks « avec l’air contrait et cérémonieux d’une vieille ballerine », le dandy albinos affectionne les chemises empesées, les manchettes à la française, des cravates splendides à la Montesquiou et le dilettante du groupe, faussement négligé, apprécie les marches militaires qu’il fait brailler au beau milieu de la nuit. On verrait mieux ces étudiants à Oxford ou entre les pages d’un roman d’E. M. Foster. La fascination que le lecteur éprouve pour ces personnages tient à cet équilibre ténu entre l’élégance revendiquée et un certain maniérisme pervers. Ils ont quelque chose d’extrêmement suranné, d’exquis, de précieux, de secret, qui ne déparerait pas dans un roman gothique anglais, car chacun porte une zone d’ombre évidente. Á l’issu des meurtres perpétrés, le charme diffus vire à l’angoisse, les secrets aux vices, la séduction à la dépravation. L’esthétisme disparaît au profit d’une brutale décadence, terrible et tranchante, sans rédemption possible.

Dionysos est bien ce maître des illusions, de faire voir à ses fidèles le monde tel qui n’est pas : « La mort est mère de la beauté. Et qu’est ce que la beauté ? La terreur… ce que nous appelons beau nous fait frémir… quelle gloire de déchaîner ces passions destructrices ! », scandait leur professeur. Les survivants de cette tragédie, qui se traduira par la mort réelle ou symbolique de chaque acteur, ne liront plus jamais Eschyle de la même manière : le meurtre ne peut être séduisant, il n’est que déchéance et irrémédiable destruction.

 

2 mars 2014

Le cœur déposé… Maylis de Kerangal

71CoFPox9GLRéparer les vivants, roman de Maylis de Kerangal

Éditions Verticales, 2014

 

Après m’être ensevelie avec frénésie dans les 5 000 pages de Game Of Thrones durant deux mois et demi, le dernier roman de Maylis de Kerangal me semblait un écart de genre et de style suffisamment monumental pour revenir bon train à la réalité du monde : du fantastique légendaire à la transplantation cardiaque, il y avait une foulée de géant, et la percussion ne devait en être que plus frontale. En 2010, la romancière nous menait en Californie (Naissance d’un pont), deux ans plus tard en Sibérie (Tangente vers l’Est), nous naviguons cette année entre Le Havre et Paris, pour accompagner le voyage d’un cœur, de la poitrine d’un jeune surfeur mort sur la route, à celle qui va renaître. J’étais très perplexe devant un sujet tel que le don d’organes, qui me semblait, comme les services de réanimation et les blocs de chirurgie, peu matière à « romanesque ». Je craignais le pathos, les bons sentiments, la larmichette en coin et l’emphase du discours convenu. Á côté de la plaque sur toute la ligne, Réparer les vivants est un remarquable roman sur la tragédie de la mort, qui transforme une vie en destin.

Car on ne donne pas pour patronyme à son héros celui de Simon Limbres, (à une lettre près…) au moment où ce dernier va rencontrer Charon, sans raison. Le lecteur perçoit rapidement que, derrière le réalisme prosaïque d’un accident de la circulation, la lumière crue d’un hôpital et la douleur sidérante des parents d’un adolescent parti bien avant son heure, Kerangal dissimule une histoire plus universelle, qui raisonne comme une inéluctable tragédie. Le jeune Simon n’est pas seulement un beau lycéen fou de surf, il est celui qui « devient déferlement, devient vague ». Lui et ses deux amis « partiront à la recherche de la plus belle vague qui se soit jamais formée sur Terre… et seront seuls sur le line up quand surgira enfin celle qu’ils attendaient, cette onde venue du fond de l’océan, archaïque et parfaite, la beauté en personne, alors le mouvement et la vitesse les dresseront sur leur planche dans un rush d’adrénaline quand sur tout leur jeune corps perlera une joie terrible, et ils chevaucheront la vague, rallieront la terre et la tribu des surfeurs, humanité nomade aux chevelures décolorées par le sel et l’éternel été ». Simon sur sa planche a tout de la version moderne d’un valeureux guerrier, tel Achille sur son char, que sa mère plongeait d’ailleurs dans les flots (!) du Styx pour le rendre immortel et qui préféra une courte mais glorieuse existence à une longue vie d’ennui.

Le fleuve sombre est aussi présent au moment où les parents de Simon, en état de mort cérébrale, se débattent dans un cauchemar d’une magnitude inconnue : celle de ne pas avoir su protéger leur enfant, en lui ayant inoculé le virus de la mer, du surf, des expéditions périlleuses, en oubliant d’écouter ses propres limites de fatigue : « ils arrivent enfin en vue du fleuve…ne freinent que lorsque le pré commence à verser lentement dans l’eau, noire ici, congestionnée de branches molles, de souches en décomposition, de cadavres d’insectes que l’hiver aura tués et pourris, une fange saumâtre, immobile… la pâleur de la sauge, le drapé d’un linceul, le franchir semble possible mais dangereux… ils sont piégés là, devant des eaux hostiles. ». C’est devant ce paysage lugubre, sépulcral, horizon désolé répondant au chagrin sans fond des parents, que l’acceptation de la disparition a lieu : les adultes passent le cinquième cercle de l’Enfer, consentent à la réalité physique de la mort de leur fils et ouvrent la porte à la possibilité du don de ses organes (cœur, poumons, foie, reins), comme un sens nouveau révélé au décès de Simon.

Thomas, l’infirmier coordinateur des prélèvements, percevra la singularité de la situation lorsqu’il se penchera sur le cadavre du jeune homme, mutilé après ces prélèvements multiples, sur cette intimité déformée traversée d’une longue entaille, et ressentira alors la nécessité de rétablir l’ordre en cette fin de parcours : « Est-ce le geste de coudre qui a reconduit le chant de l’aède, celui du rhapsode de la Grèce ancienne, est-ce la figure de Simon, sa beauté de jeune homme issu de la vague marine, ses cheveux plein de sel encore et bouclés comme ceux des compagnons d’Ulysse qui le troublent, est-ce sa cicatrice en croix, mais Thomas commence à chanter… le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire tandis que Thomas enveloppe la dépouille d’un drap immaculé, et l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservait intacte la beauté du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille, afin de lui garantir une place dans la mémoire des hommes ».

L’enchaînement des événements dramatiques, Simon passant au travers d’un pare-brise jusqu’à la remise en route de son cœur dans le corps d’une femme qui ignore tout de lui,  relève d’une implacable fatalité. Simon a défié les éléments, l’hybris a causé sa perte. Mais le héros a un destin à accomplir, celui de sauver quatre vies et de triompher ainsi de la mort, en une seule journée (contrainte de la tragédie classique).

Le roman se déroule sous vingt quatre heures moins une minute, les temps du deuil et du recueillement viendront plus tard. Kerangal reste clinique, physique, lorsqu’elle décrit les couloirs des hôpitaux, l’espace confiné et oppressant, le langage codé des médecins, les scalpels et les écarteurs, avec une précision d’orfèvre. La galerie de portraits qui s’agitent autour du cadavre de Simon est un peu la faiblesse du roman – grands pontes caricaturaux,  infirmières d’avantage intéressées par leurs nuits tumultueuses que par les patients, médecins insomniaques accros à la nicotine ou aux substances hallucinogènes, leurs petites amies déjantées, on se fiche de tout ce beau monde qui contamine le lyrisme du roman. Le face-à-face, le duel, l’affrontement qui va opposer l’infirmier aux parents de Simon, pour faire de leur fils un stock d’organes sur lequel il s’agit de faire main basse, est une hallucinante partie d’échecs qui se serait avérée suffisante pour appréhender le milieu des blouses blanches ; discours bien huilé, questions orientées, contre-arguments prémâchés, oscillation permanente entre le passage en force et le recul prudent, cet échange est limite nauséeux. La médecine glaciale et pressée ne sait pas parler à ceux qui restent ; il faudra un peu de temps, le calme d’un moment passé à suivre du regard un navire solitaire qui désigne à lui seul l’absence des autres, la douceur d’une main qui apaise, la douleur qu’on laisse jaillir afin qu’elle devienne supportable, pour que les parents acceptent que Simon se donne à des inconnus.

Il faut sortir de ce carcan médical étriqué pour que se déploie le verbe de la romancière, qui jaillit alors, libéré comme une eau longtemps retenue. Certaines phrases dévalent sur une page entière, comme une respiration que l’on fait durer pour vérifier que l’on est bien en vie. Court une formidable énergie dans ces lignes, qui atteignent le sublime dans leur description des éléments, mer, fleuve, ciel… Maylis de Kerangal est fille et petite-fille de marin, elle sait regarder et traduire l’indicible, les nuances infimes, les teintes délicates en images singulières. On retrouve alors, en tournant le dos à l’hôpital, les grands espaces ouverts que Simon affectionnait, somptueux et resplendissants, pour nimber le jeune surfeur d’éclat : « des pans entiers de mer et de ciel surgissent et disparaissent dans chaque remous de la surface lente, lourde, ligneuse, une pâte basaltique. L’aube abrasive brûle son visage et sa peau se tend, ses cils se durcissent comme des fils de vinyle, les cristallins derrière ses pupilles se givrent…il se place pour s’insérer dans l’envers de la vague, dans cette torsion de la matière où le dedans s’éprouve plus vaste et plus profond encore que le dehors… cette seconde-là est celle que Simon préfère, celle qui lui permet de ressaisir un à un tout l’éclatement de son existence, de s’incorporer au vivant, d’étirer l’espace ».

 

16 février 2014

I ♥ Martine*, au Musée en Herbe

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Les filles de ma génération (nées entre 1970 et 1980) suivaient dans leur lecture une immuable progression : Caroline et Martine, Fantômette, Le Club des Cinq et Alice. Impossible d’y couper, aussi inévitable que nos sous-pulls acryliques et les couleurs flashy de nos pantalons en velours côtelé ! Les photos de classe sont, à ce sujet, accablantes…

Martine fête cette année ses soixante printemps et le Musée en Herbe** propose une petite exposition pour les enfants (et pour ceux qui le sont restés) autour des albums. Beaucoup de petites filles accompagnées de leurs mamans (plus émotionnées que leur progéniture d’ailleurs pour cette parenthèse un brin nostalgique) déambulent dans les deux salles consacrées à l’héroïne belge. La première ravira les grands, puisqu’elle salue le travail des deux créateurs, l’illustrateur Marcel Marlier et le scénariste Gilbert Delahaye. Les dessins préparatoires aux albums sont les pièces maitresses de cette salle : Marcel Marlier dessinait plus de 600 esquisses par album pour ne garder que 18 dessins définitifs. Ces dessins au crayon levé sont presque plus vivants que leur version finale, écrasée par les aplats de couleurs.

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Dans la seconde salle, les albums sont présentés par thématique (Martine apprend, Martine et le sport, Martine et le voyage.) autour d’objets issus de l’univers un peu daté de la petite fille : paire de skis des années 50, bureau d’écolier, machine à laver à l’ancienne… les enfants sont invités dans une sorte de jeu de piste interactif avec un quizz, des puzzles, pour s’approprier une époque qui doit leur apparaître bien archaïque.

On suit ainsi, au long des dessins qui parsèment les murs, l’évolution de Martine à travers sa coupe de cheveux, ses vêtements, ses activités, mais aussi celle de toute une société qui n’a plus rien à voir avec celle de 1954. Même le style des dessins a bien changé entre le premier album Martine à la ferme et l’ultime Martine et le prince mystérieux, en 2010 : moins vif, moins « école belge », au profit d’un univers « évoquant la peinture romantique allemande », dixit l’éditeur Casterman. L’univers s’est peu à peu affadi, s’est « aquarellisé » à outrance et c’est bien regrettable.

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J’ai cherché un peu perfidement dans les dessins accrochés les fameuses petites culottes blanches que Marlier dessinait sans arrière-pensées, à un moment où toutes les gamines portaient de très courtes robes. Il a fallu attendre notre époque qui voit le mal partout pour rendre pervers ce qui était parfaitement innocent, et qui ne choquait ni les jeunes lectrices ni leurs parents. Le regard des pères-la-vertu est devenu bien vicieux… Alors Marlier rallonge les robes de Martine et ses cheveux par la même occasion (hé oui, Tomboy avant l’heure avec ses cheveux courts, à ses débuts, notre Martine !), et aseptise un univers qui n’a plus rien de réaliste.

Je reprochais d’ailleurs à Martine sa perfection, sa sagesse, son dévouement, son bon caractère, ses dons innombrables et son goût aberrant pour les tâches ménagères : nous nous sommes définitivement quittés avec la parution de Martine, petit rat de l’Opéra, les bornes étant pour moi dépassées. Je n’ai jamais compris l’engouement de certaines de mes camarades de l’école primaire pour les tutus roses et les pointes, les chignons et les rubans, tout ce qui me les faisait ranger dans la catégorie définitive des « pimbêches chichiteuses », alors que je trouvais formidable de jouer au foot, de rouler à fond sur mon vélo et d’escalader les arbres ; ça c’était le programme d’un mercredi réussi ! Alors j’ai délaissé Martine pour Caroline, l’autre héroïne beaucoup moins lisse, moins nunuche, affublée d’une salopette rouge, de couettes blondes et d’une bande d’animaux très dissipés dont deux impayables chats. Caroline est, elle aussi, sexagénaire : dommage qu’aucun musée ne s’en soit aperçu.

Caroline

 

* I ♥ Martine …je cherche toujours le pourquoi du choix d’un titre pareil….

**Le Musée en Herbe
21, rue Herold
75001 Paris

Jusqu’au 02 mars 2014

 

14 février 2014

Nauplie sous la pluie - Nafplio sous la flotte

Deux heures trente de bus (au départ du terminal A – Kifissou) séparent Athènes de Nauplie. Si en nous levant, le ciel affichait pour la première fois plus de gris que de bleu, nous étions loin d’imaginer la quantité d’eau qui allait nous accompagner toute la journée en Argolide. Le soir, au retour, c’est Athènes qui s’imbibera sous la rincée et comme d’habitude, la pluie en Grèce fait rarement semblant. Nous prenons d’ordinaire le bus jusqu’à Patras pour gagner les îles ioniennes mais cette fois-ci, passé l’isthme de Corinthe qui fait toujours son petit effet, nous bifurquons sur la gauche vers Nauplie, via Argos. Visiblement, cette région est un vaste verger d’agrumes ; durant une bonne demi-heure, le bus traverse des orangeraies chargées de fruits bien mûrs (la récolte ne devait plus tarder)  - lorsque l’on voit cette profusion, on se demande pourquoi le prix du jus d’oranges frais est aussi cher…

Tous les Guides parlent de Nauplie avec un vibrato dans la plume : « plus jolie cité du Péloponnèse », « authentique carte postale », « ruelles chaudement colorées par le soleil couchant »… j’étais venue ici lors d’un voyage d’étudiants il y a, approximativement, environ, à peu près deux décennies, et force est de constater que mes souvenirs manquaient, malgré ces louanges extasiées, de netteté. C’est devant le musée du Komboloï que la lumière s’est rallumée, me renvoyant en effet à des déambulations folâtres sous le soleil, à une bruyante euphorie juvénile et à des dégustations de glaces : après les visites studieuses d’Épidaure et de Mycènes, musarder dans Nauplie nous avait ravigotés !

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L’intérêt de revenir à Nauplie en hiver, sous un ciel brouillé qui se répand abondamment en pluie continue, c’est que vous êtes quasi les seuls à déambuler. Passée l’heure de la sortie du lycée, 14h, les rues se vident, le silence s’installe, la ville se fige. Une brève accalmie nous a permis de passer le museau hors de la capuche pour goûter l’évidente beauté de Nauplie, mélange architectural harmonieux qui fait cohabiter des bâtiments d’époques et d’influences variées, sans discordances. Les Byzantins, les Francs, les Vénitiens (par deux fois), les Ottomans (par deux fois itou) mirent successivement la main sur la cité, carrefour commercial entre l’Orient et l’Occident, capitale du Péloponnèse puis brève capitale de la Grèce (1829 - 1834). L’ancienne mosquée côtoie l’arsenal vénitien, le Lion des Bavarois* cohabite avec celui de la Sérénissime, l’église catholique des Francs est bâtie sur l’emplacement d’une mosquée qui avait déjà pris la place d’un monastère vénitien… avec ses balcons, ses fontaines, ses ruelles étroites, ses façades aux couleurs chaudes, ses toits de tuiles, la ville basse possède une saveur et une douceur très italiennes. Mais le fort Bourtzi construit sur l’îlot en 1473 à l’entrée du port rappelle très vite que Nauplie tient une situation stratégique au fond du Golfe Argolique et que la ville est restée durant des siècles une citadelle, bien à l’abri de ses murs d’enceinte.

L’Akronauplie est la plus ancienne partie fortifiée de la ville, dès l’Antiquité jusqu’au XVe siècle, sur les hauteurs de la presqu’île : les Francs construisirent deux enceintes, séparant le centre militaire et les habitations des Francs, du quartier grec, qui bénéficiait déjà d’un rempart dès l’époque byzantine. En 1470, les Vénitiens qui se savaient sous la menace ottomane prolongèrent les fortifications et ajoutèrent au « Castello dei Franchi » et au « Castello dei Greci », une nouvelle enceinte plus à l’Est, le « Castello di Toro ». Enfin, en 1706, après la première parenthèse ottomane, les Vénitiens bâtirent en 1706 le dernier bastion, dit « Grimani », qui n’empêcha pas les Turques de reprendre la cité en 1815. On grimpe à l’Akronauplie facilement en suivant les escaliers qui partent de la ville basse. Il suffit ensuite de se balader sur les hauteurs des fortifications, austères, dépouillées, pour découvrir un panorama de toute beauté, même avec un ciel bouché. N’ayant plus un poil de sec, j’ai déclaré forfait devant le fort Palamède à la rectitude tout militaire, (857 marches à gravir sous le déluge, même un canard aurait décliné), déjà bien impressionnant vu de l’Akronauplie, tel un vaisseau fantôme de pierre se révélant fugitivement dans un brouillard dense. Construite entre 1711 et 1714, c’est la pièce maîtresse de la défense de la cité, composée de huit bastions que l’on atteint après un long escalier zigzagant.

Nauplie   Nauplie

Nous avons préféré nous mettre à l’abri et croquer des gâteaux aux amandes chez Glykos Peirasmos, tailler le bout de gras avec un traducteur grec quadrilingue qui nous alpaguera dans une ruelle, étonné de découvrir deux Français tout sourire malgré l’ambiance détrempée, et arpenter le quai avec le Bourtzi pour panorama, laiteux, embruiné, presque irréel, comme une Mer du nord au clair de lune sous le pinceau de Friedrich…

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* Othon de Bavière fut imposé comme souverain de la Grèce en 1833 par les puissances européennes, remplacé ensuite par un Danois en 1862…

 

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5 février 2014

Sounion sous le soleil

L’Odyssée, chant III (Voyage de Télémaque à Pylos)

« Nous naviguions ensemble, au sortir des combats,
Quand, devant Sunium, le cap sacré d’Athènes,
Phœbe-Apollon tua de ses flèches sereines
Phrontin, fils d’Onétor, nocher de Ménélas. »

Un camp de base de plusieurs jours à Athènes permet non seulement de profiter des différentes facettes de la ville mais aussi de rayonner dans les îles saroniques, en Argolide ou en Attique. Lorsque l’on arrive de Paris avec les poumons bien encrassés, on a soif de grand air, d’embruns et de larges espaces dégagés. Surtout lorsque le ciel matinal s’est peinturluré de bleu outre-mer, à peine moucheté de cotons blancs. Rendre visite au temple de Poséidon, posé au bord d’une falaise de 80 mètres, sous un chaud soleil quasi-printanier, au bout du bout du monde, du cap, de la péninsule, était alors une évidence. Les lunettes de soleil n’étaient pas de trop, on se serait même tâté de ressortir la crème solaire – d’accord, j’exagère un brin, mais nous croiserons à plusieurs reprises, en longeant la mer avec le bus, des plages bien garnies et des baigneurs batifolant dans la grande bleue.

Pour vous rendre à Sounion en transport en commun, ne suivez pas les indications du Routard, il y a beaucoup moins compliqué : le bus orange KTEL passe aussi tout prêt de Syndagma, rue Filellinon, à droite de la place quand on regarde le Parlement. Douze euros soixante pour un trajet aller-retour, qui suit une côte trop bétonnée, peu engageante et monotone. Fort heureusement, Sounion bénéficie encore d’un environnement protégé, puisque classé parmi les dix parcs nationaux de Grèce. Aucune construction anarchique, pas de marchands du temple, le site n’est troublé que par des fouilles archéologiques.

Sounion

Que le dieu de la mer possède son temple là où une terre s’achève n’a rien d’étonnant : Zeus le lui aurait accordé pour calmer sa fureur d’avoir été recalé, comme protecteur d’Athènes, au profit d’Athéna. C’est aussi de ce promontoire que le roi Égée se serait jeté dans les flots par désespoir, croyant son fils Thésée occis par le Minotaure, en distinguant les voiles noires de son navire, que l’on avait oublié de remplacer au retour par des blanches.

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Mais plus qu’un simple temple, Sounion est depuis le VIIe siècle av. J.-C. un sanctuaire archaïque, un vaste site où deux cultes étaient rendus à deux endroits distants de 500 mètres : celui de Poséidon à l’aplomb de la mer, majestueux et imposant, et celui d’Athèna, modeste, sur une colline plus au nord et dont il ne reste que peu de vestiges. Les somptueux et imposants kouroi, que l’on peut admirer au Musée Archéologique d’Athènes, datent de cette époque (615-590 av. J.-C.) ; ils étaient au total dix sept, certains haut de trois mètres, dressés dans le téménos ; ces géants de marbre devaient faire un fameux effet aux marins qui doublaient le cap… Et c’est au début du Ve siècle av. J.-C. qu’un premier temple fut construit dans l’enceinte sacrée de Poséidon : il fut détruit par les Perses en 480, avant même l’achèvement de sa construction. Un second temple fut élevé sur le même plan, entre 450 et 440, dont il ne reste aujourd’hui qu’une sorte de carcasse dégraissée. En 412, les Athéniens bâtirent la forteresse de Sounion, qui encerclait largement tout le promontoire et le temple, pour protéger leurs navires transportant le blé des agressions spartiates. Le mur de la forteresse fut ensuite renforcé au IIIe siècle av. J.-C., avec un bastion et un double mur de fortification, au dessus de l’anse où mouillaient les bateaux. Á l’époque romaine, les temples de l’Attique sont abandonnés ou déplacés dans l’Agora d’Athènes. Le temple de Poséidon perd de sa superbe sous Auguste, et est totalement abandonné dès le IIe siècle ap. J.-C.

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Aujourd’hui, si les restes du mur de la forteresse sont bien visibles, on ne peut en dire autant des propylées et des deux portiques, que l’on devine plus qu’autre chose. Mais les vestiges très diminués du téménos sont de toute façon écrasés par la silhouette altière du temple, ces longues colonnes rendues encore plus hautes par l’effet d’optique (diamètre plus large à la base qu’au sommet). On se réjouit presque que le naos pointe aux abonnés absents et que la lumière puisse jouer sur toute la rondeur du marbre. Six colonnes au Nord, neuf au Sud, leurs architraves, deux pilastres, une unique colonne du pronaos… et c’est tout. Et cela suffit pour vous laisser tout ému devant cette succession de pleins, de vides, de courbes, de creux, telle une épure, une esquisse qui griffe le bleu du ciel d’un fin pinceau blanc. On se pose alors sous son ombre, les yeux portés vers le large, effleuré par la brise, bercé par la mélancolie d’un « culte déserté, d’un dieu négligé, immergé dans l’absence ».*

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* Jean Starobinski in L’invention de la liberté, 1964

 

30 janvier 2014

Dans les rues d'Athènes

Athènes est bien souvent pour les visiteurs une porte d’entrée vers les îles où l’on s’attarde peu ; on y passe une nuit avant d’embarquer dans les ferries du matin, on visite l’Acropole au pas de charge avant l’avion du retour. Le périmètre rassurant déborde rarement du delta Syndagma, Monastiraki, Plaka, où le novice pose doucement ses marques. Et puis au fil des voyages, des passages, on ose sortir à pas feutrés du secteur balisé pour faire connaissance avec la ville, lever le regard, écouter, respirer, ressentir le juste tempo…

On peut par exemple s’éloigner de la si commerçante, si fréquentée et si standardisée rue Ermou (boutiques de fringues en enfilade, où s’affichent les logos des marques que l’on retrouve dans toutes les grandes villes d’Europe), en tournant à angle droit sur Athinas (οδος Αθηνας), la station Monastiraki dans le dos. Étonnant comme en trois cents mètres, on peut changer d’atmosphère ! Ici, pas de baskets ou de jeans tendance, mais un joyeux capharnaüm, des façades un peu fanées, du bruit, du trafic, de la vie, et des magasins de jardinage, de bricolage, des brocantes un peu toc, de vastes antres où s’entassent de la vaisselle, des fripes, de la déco vintage, de grands bazars poussiéreux. Sur les trottoirs, on slalome entre les bétonneuses, les gros bidons de lait et les cages à oiseaux. Nous, on adore ! Surtout que, bien avant d’arriver place Omonia, Athinas vous mène au ventre d’Athènes, aux Halles. Il ne faut pas avoir la narine sensible dans les rangées consacrées à la viande : l’odeur de barbaque, laissée à l’air libre, sature l’atmosphère et vous poisse le museau à vous secouer l’estomac ; les bouchers s’égosillent, ça bêle, ça brame, ça meugle, ça découpe, ça scie, ça tranche prestissimo ! Du côté des étals des poissonniers, j’en connais un qui salivait devant le banc des encornets, sèches, calmars, pieuvres, poulpes… et des petits poissons bien rangés.

Halles viande

De l’autre côté de la rue, les marchands de fruits et légumes jouent avec les couleurs des végétaux, alignent leurs produits au cordeau, sourient, vous interpellent, communiquent leur bonne humeur,  l’éventaire des fromagers laisse perplexe (mais combien de sortes de feta existe-t-il ?), les fruits secs et les épices adoucissent l’air de leurs senteurs douces et moelleuses. C’est un spectacle pour les yeux, les oreilles et le nez, qui peut vous ouvrir ou vous couper l’appétit, selon le sens parcouru.

Les Halles fruits

Olives et feta

 

Arrivé à Omonia, on peut bifurquer en biais sur la droite, en remontant Themistokleous (Οδός Θεμιστοκλέους) pour déambuler dans Exarchia (Εξάρχεια). Quartier rebelle et frondeur, contestataire, repère de ceux qui pensent un peu différemment et le font savoir - par conséquent aussi, lieu d’affrontements vifs avec les policiers -, Exarchia a su garder son caractère et ses particularités. Contrairement au Ve arrondissement de Paris, nul embourgeoisement ni reniement des idéaux, le coin reste le refuge des démerdars et d’une certaine forme de bohème (à des années-lumière de la « bobo attitude » parisienne). De vrais gens y vivent, s’organisent, affrontent les séquelles des plans de rigueur successifs, s’autogèrent, occupent les espaces, cultivent des jardins visiblement partagés. Nulle grisaille, neurasthénie ou prostration à Exarchia, la couleur, les œuvres d’artistes, les îlots de verdure, les murs peints, les banderoles racontent l’histoire et les combats du quartier. Alors, oui, il y a aussi comme une odeur « d’herbe » qui flotte parfois et d’autres substances ne seraient pas très difficiles à se procurer ici. Mais en plein jour, ce sont les petits cafés, les restos un peu branchés, les magasins de livres et de disques, les ruelles qui grimpent sec, les cours intérieures, la végétation un peu folle, qui donnent à ce petit espace un charme incontestable. 

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En parlant de livres, pour ceux qui cherchent des librairies pointues, c’est à la sortie du métro Panépistimio (ligne rouge) que vous trouverez votre eldorado. Le carré des rues Solonos, Asklipiou, Akadimias foisonne de librairies (l’université est tout à côté), grouille d’étudiants et de leurs professeurs. On ne soulignera jamais assez la gentillesse et la disponibilité des Athéniens : un professeur de mathématiques, rencontré par hasard parce qu’il nous avait entendu parler français, nous servira de guide et de traducteur dans le dédale des librairies, à la recherche d’un livre sur le Théâtre d'Ombres. Il nous consacrera une bonne demi-heure, interrogeant pour nous le responsable, nous conseillant, échangeant avec nous sans une faute de grammaire (cinq langues à son actif !), alors que son fils l’attendait patiemment. Quand on sait comment les touristes sont considérés chez nous et le niveau pitoyable d’anglais qui est le nôtre…

Si votre temps est trop serré pour cette balade, dépasser Monastiraki et allez flâner dans Psiri (Ψυρή), vieux quartier des artisans. De jour, les devantures débordent de marchandises, on découvre de vieilles boutiques de cuivre, des ateliers anciens, des antiquaires, des temples de la mercerie ou de la plomberie ; c’est un peu désuet parfois mais les habitants détournent aussi les objets d’une manière toute personnelle… le soir et tard dans la nuit, les bars et les restos à la mode s’ouvrent sur une ambiance on ne peut plus festive !

Psiri bobines

Psiri

26 janvier 2014

Un dimanche à Égine – le temple d’Aphéa (Aphaia ou Αφαια)

Réflexion de Πουλακι μου : « T’as eu grand beau à Athènes ? Tu peux remercier Alcyioné ». Longues secondes de flottement et d’intense pédalage dans les méandres de la mémoire… mais oui, les jours alcyoniens (Αλκυονιδες ημερες), je les avais oubliés ceux-là ! La fille d’Éole et son époux Céyx, transformés en oiseaux pour s’être prétendus plus heureux qu’Héra et Zeus ! Alcyoné, contrainte de pondre ses oeufs en plein hiver et de voir ses petits mourir de froid, finit par obtenir la clémence de Zeus qui lui accorda en janvier quelques jours de soleil et de températures clémentes pour l'éclosion de ses oisillons. Au XXIe siècle, les Olympiens gardent toujours à leur manière un œil sur la vie des citoyens grecs ; ces télescopages sont absolument savoureux !

Et lorsque l’on se réveille sous un ciel bleu tranchant un dimanche matin, prendre l’air à Égine s’impose – d’autant plus qu’il y en a un dont le moral atteint des sommets de béatitude dès qu’il met le pied sur un ferry. Métro ligne verte, arrêt Pirée, billets, direction Gate 8… et là, notre ignorance des usages nous a définitivement recalés dans la catégorie « touristes neuneux ». J’ai dû arpenter à fond de train ce quai à la recherche du ferry dans tous les sens avant de comprendre qu’un petit « Dolphin » vert n’est pas un gros cachalot façon « Blue Star Ferries » et qu’il ne nous attend pas sagement en se dandinant sur l’eau. Prévu à 11h, il s’est pointé à 10h55 et est reparti aussitôt.

Vers Egine

 

Le port d’Égine est bien agréable, inondé d’un soleil qui teinte les murs ocres de nuances miel, avec sa chapelle moult fois photographiée, ses marchands de pistaches et son petit marché aux poissons.

Egine

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Faute de bus, nous négocierons un aller et retour en taxi au temple d’Aphéa, qui forme avec Sounion et l’Acropole le triangle sacré. Nous serons seuls sur le site durant les 45 minutes que nous passerons à tourner autour du temple dorique, ne nous lassant pas de voir jouer la lumière sur ses colonnes. Construit au sommet d’une colline, le temple d’Aphéa est en fait un sanctuaire, où, dès 1300 ans avant notre ère, un culte était rendu à une déesse-mère, selon les statuettes mycéniennes retrouvées. Trois temples y furent construits successivement, le dernier, très bien conservé, vers 500 av. J.C. Aphéa, de son vrai nom Britomartis, serait une nymphe crétoise poursuivie par Minos, recueillie en mer par un pêcheur qui l’emmena à Égine, et qui finit par se cacher des assiduités des hommes dans les bois de l’île où elle disparut pour toujours : elle devint "Αφανης", "celle qu'on ne peut plus voir". Ce culte se confondit ensuite avec celui d’Athéna, qui ornera les deux frontons du temple en leur centre.

Temple d'Aphéa - Egine  Temple d'Aphéa - Egine

La relative bonne santé du temple permet de visualiser facilement son état d’origine et d’y reconnaître les différents éléments : comme le commun des mortels ne pouvait passer la porte sacrée, une galerie, un périptère, permettait d’en faire le tour (6x12 colonnes) ; au centre, on distingue la salle principale, le naos, et sa rangée de colonnes surmontée d’un second étage de colonnes ; c’est dans cette antre consacrée que trônait la statue de la déesse Aphéa, recouverte d’or et d’ivoire. Le site est réellement magnifique, la vue sur la mer par temps clair, superbe, et on n’arrive pas à se décoller de ce lieu magnétique quand aucune voix humaine ne vient troubler le silence. Sans doute aussi parce que la main de l’homme du XXe siècle a su rester discrète (contrairement au Parthénon) et que l’on se dit qu’il a sans doute encore des nymphes ou des déesses pour venir humer le vent chaud qui caresse la pierre blanche à l’en faire frémir …

Temple d'Aphéa - Egine  Temple d'Aphéa - Egine

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19 janvier 2014

Kali Orexi ! Καλή όρεξη στην Αθήνα - Χειμώνα 2014

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Si l’envie de la Grèce vous picote l’épiderme quand il fait détrempé et grisounet à Paris sous les flots, nul besoin de béer devant votre calendrier en attendant des jours soleilleux. Athènes en hiver est le bon plan pour se remettre du bleu partout. Je ne sais pas si nous avons eu beaucoup de chance ou si chaque année nouvelle s’ouvre sur  un climat aussi radieux mais je ne m’attendais pas à cette caresse de l’astre solaire, à ces températures printanières, et à ce ciel azuréen. Certes, il a plu à seaux très généreux le dernier jour, mais Nauplie sous la pluie, c’est tout aussi joli. Cependant, laisser choir pull, écharpe et caban pendant 8 jours était inespéré.

Pour les coutumiers d’Athènes entre mai et septembre, le contraste avec la ville en janvier est saisissant. On y respire enfin ! Oublié le galimatias de langues, l’oreille ne perçoit qu’une mélopée grecque, les sites archéologiques n’attendent que vous ou presque,  les rues sont d’un calme impressionnant, Plaka est silencieux à 21h (!!!) et dans les tavernes, vous vous retrouverez bien souvent les seuls touristes. Les tauliers finiront fréquemment la soirée à votre table, corrigeant gentiment vos fautes de grec (désespérant, je n’y arriverai jamais !), souvent amusés de la vision un peu trop culturelle et passéiste de leur pays que les Français trimballent avec eux. Et le fait de résider une grosse semaine, permet d’être plus curieux gustativement et de laisser les incontournables Palia Taverna tou Psara et autres Scholarchio Ouzeri Kouklis pour de nouvelles rencontres.

 

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Evcharis, Adrianou 49 Monastiraki

Testé au déjeuner et au dîner. De l’ambiance, vu l’importante fréquentation. La salle du fond sous verrière est bien engageante avec sa jolie déco, musique le soir. Très bon agneau au four en papillote (arvaki), salades très fraîches. Beaucoup plus de Grecs que de touristes malgré l’adresse.

Dia Tafta, Adrianou 37 Monastiraki

Dans la même rue que le précédent, un peu plus loin lorsque l'on va vers la station Thissio. Malgré des chaises de paille inconfortables au possible, bon repas de taverne, sans surprise mais réconfortant. Assiettes généreuses, trois mezzés sont suffisants pour rassasier le soir deux estomacs.

Ciccus, Andrianou 31 Monastiraki

Ciccus est le lieu où nous prenons souvent un verre (pas sur sa terrasse très fréquentée mais à l'intérieur, sous sa verrière, pour la déco), ouzo pour J-P, Spritz pour moi. Coincés un soir de fin septembre par un temps exécrable, nous y avons dîné, faute de pouvoir mettre un pied dehors sans être immédiatement douchés. La carte est plus "moderne" que les tavernes habituelles et nous avons été assez étonnés de la qualité des plats, et surtout par la carte des vins (attention, l'addition peut très vite s'envoler). Un plan B qui s'est révélé plus que convenable.

To Steki tou Ilia, Eptahalkou 5 Thissio miam-45

Pas facile à trouver, cette psistaria ! Prendre à droite, dans le chemin sous les arbres, juste après la station de métro, ne surtout pas remonter Apostolou. Vous ferez un saut dans le temps et l’espace. L’établissement semble ne pas avoir bougé depuis des décennies, avec ses nappes à carreaux, ses murs couverts de lambris et ses tonneaux en hauteur. C’est grec de chez grec, ça parle haut, ça fume beaucoup et ça boit sec. Courte carte, les locaux viennent pour les païdakia de haute volée. J’en connais un qui s’en lèche encore les doigts… Deux merveilles trouvées dans la traduction très poétique des plats en français : Tirokafteri devient trempette dans le fromage épicé et les Païdakia,  lait de brebis... le repas n’a pas commencé mais vous êtes déjà de bien belle humeur…

Nikitas, Agion Anargyron 19 Psiri

Ne cherchez plus To Zidoron, juste à côté, remplacé désormais par un café

Bonne cantine de déjeuner, blindée à partir de 14h30 par les employés du coin. Plats du jour à la craie sur l’ardoise murale, pas toujours faciles à déchiffrer. Le plus simple, aller en cuisine et choisir sur place. Service souriant. Boeuf mijoté à la tomate et aux petites pâtes (kokkinisto me kritharaki) goûteux.

To Krassopoulio tou Kokkora, Esopou 4 Psiri miam-45

Voilà le genre d’endroit comme on les aime, où on se sent bien sans savoir pourquoi, où l’on revient sans se poser de question. Un lieu vite familier, où l’on a l’impression de dîner depuis des lustres, comme en famille. Très belle déco de chineur bien chargée (transistors collector, vieilles horloges, gravures de mode, affiches d’époque - en tout cas pas de la notre -, photos des années cinquante, certaines un peu coquines mais il faut s’approcher de très près pour le voir), bref, plus une place sur les murs. Produits d’excellente qualité (tourte à la courgette succulente, poulet au yaourt et au miel fondant, plats aux saveurs de l’Asie Mineure, desserts maison) et vin chaud à la cannelle en pousse-café. Propriétaire avenant qui aime papoter avec les étrangers et éclairer la crise grecque de ses réflexions toutes personnelles. Gay friendly aussi.

Pour prendre un verre, avant ou après, The Party, plus haut en remontant Karaiskaki.

Psistaria Achilléas, Valtetsiou 62 Exarchia

Taverne de quartier, fréquentée par les habitués et ce jour-là par quelques prof's de fac. Service un peu bourru mais l’assiette de briam nettoyée en cinq minutes mettra le sourire aux lèvres du serveur. Bons mezze. Sans surprise mais couleurs locales assurées.

Athinaïkon, Thémistokléous 2 Omonia

Vieille taverne fondée en 1932, où l'on croise touristes et locaux. Bon assortiment de mezze, plats copieux, bonnes ondes, on en redemande et on y retourne.

O Andreas, Themistokléous 18 Omonia

Toute petite ouzeri cachée dans une ruelle qui coupe Themistokléous sur sa gauche, lorsque l'on descend d'Exarchia vers Omonia. On y vient pour sa longue carte d'ouzo, ses produits de la mer très frais (sardines, poulpes, calmars...) et son atmosphère vraiment grecque (pas un seul touriste à chacun de nos passages). Une bonne taverne de quartier où il fait bon se poser aussi sous l'auvent, quand la pluie tombe à pleins baquets.

Paradosiako Oinomageirio, Voulis 44A Syndagma/Plaka

Á deux pas de la floppée d'hotels des rues Apollonos et Mitropoléos, toute petite taverne familiale sympathique, grecque à l'heure du déjeuner, fréquentée par les touristes le soir. Plats classiques et simples, poissons du jour, pas chers et copieux. Mais un peu bruyant car situé en angle de deux rues très fréquentées.

O Tzitzikas kai o Mermygas, Mitropoleos 12-14 Syndagma

Changement d’ambiance avec un resto plus jeune dans sa déco design et ses plats plus originaux. Salade d’épinards bien troussée, mille feuilles de légumes entre deux fromages de mastelo, feuilles de vigne fines et parfumées, riches d’herbes et de feta, une cuisine moderne et légère. Tsipouro avant le dîner, liqueur de mastic à la sortie. Desserts au poil !

The Greco's Project, Nikis 9 Syndagma

Si votre ferry arrive au Pirée vers 15h30, que vous avez huit heures de traversée à jeun dans les jambes et que votre petit-déjeuner pris à 6h00 pour semble bien loin, où grignoter dans le quartier de Syndagma vers 17h, après vous être dessalés sous la douche à votre hôtel ? Trop tard pour un vrai déjeuner, bien trop tôt pour un dîner, pas envie de sucre à la pâtisserie du coin, nous avons donc tenté ce nouveau lieu à l'angle de Mitropoléos et de Nikis. Un peu branchouille, mais l'assiette, sans être transcendante, s'est révélée honnête et pas chère. 

Sardelles, Persephonis 15 Gazi

Comme son nom l'indique, taverne de poissons de bonne tenue dont les prix varient selon le produit de la mer que vous choisissez. Il y en a pour tous les goûts, toutes les bourses, selon l'arrivage du jour (poissons frais, mais aussi salés ou fumés). Pour les viandards, alternative carnée avec Butcher Shop à côté, appartenant au même proprio.

Kanella, Konstantinoupoléos 70 Gazi

Resto découvert par hasard en arpentant le quartier. Rien à voir avec une taverne, il s'agit d'un lieu lumineux à la déco tout à la fois simple mais tendance. La carte est imaginative et propose des assiettes plus originales que la sempiternelle horiatiki et autres tiropites ; très bons plats de pâtes, viandes sautées relevées, salades sympas, saveurs méditerranéennes bien marquées en bouche, c'est vif et bien troussé. Service cool et souriant.

Odos Mitropoléos et Apollonos alignent un bon nombre d’hôtels (Amazon, Central, Hermes, Plaka…). Si comme nous vous faites la moue devant les petits déjeuners aseptisés, allez réveiller vos papilles à la pâtisserie Chatzi - καφεζαχαροπλαστεία Χατζή (5 odos Mitropoléos). D’accord, le service est souvent limite mais les employés doivent à la fois servir rapidement les habitués de leur café matinal préféré et supporter les atermoiements des touristes perdus devant les vitrines de  gâteaux, de feuilletés, de riz au lait, de crèmes… et qui demandent des doubles expresso, des oranges pressées et des yaourts au miel alors que la queue s’allonge, s’allonge… hein J-P, y’en a un à qui ça parle ??? 

Toujours pour les becs sucrés, deux adresses de choix à Nauplie, Glykos Peirasmos, 10 Plapoutos et la pâtisserie Katsigiannis, 18 Staikopoulou, après le café qui fait l’angle où se retrouvent les jeunes. Chez la première, on savoure des bouchées de pâte d’amandes d’une finesse à rouler par terre et des biscuits craquants croquants gourmands. Chez la seconde, vous entrez dans le temple des gâteaux orientaux (pâte filo, miel, noix, miel, pistache, miel…). J’y suis venue un peu par hasard, avec les dents en avant après 2h30 de bus depuis Athènes et la simple tyropita était déjà renversante de délicatesse, certainement la meilleure jamais dégustée. 

 

31 décembre 2013

Montjoie Saint Denis !

Demandez à un parisien de passer le périph’ pour une expo ou un resto et il vous répondra à coup sûr : « heu, faut mon passeport ou ma carte d’identité suffit ? », « je ne sais pas si mes vaccins sont à jour », « tu crois que c’est christianisé, ces contrées-là »… oui la superbe du Lutécien est incommensurable ! Et pourtant, on découvre de bien belles choses, au-delà des portes de la capitale. Les visiteurs étrangers semblent beaucoup moins étroits du bulbe car on croise plus d’Anglais, d’Espagnols et de Russes que de porteurs de passe navigo deux zones, à la station de la ligne 13 « basilique de Saint-Denis ».

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Et c’est fort fâcheux. Car quel concentré d’extrait de jus serré d’histoire vous saute au visage sous les hauteurs des voûtes ! Que l’on soit de la génération Rois Maudits ou Game of Thrones, impossible de ne pas basculer dans un autre espace-temps, sitôt la lourde porte refermée. Parce que l’on n’entre pas seulement dans une basilique cathédrale gothique qui en impose, mais dans le sanctuaire de six dynasties royales : si l’on est sacré à Reims, on repose à Saint-Denis pour l’éternité, sous la protection d’un martyr décapité pour sa foi au IIIe siècle. Simple tombe, puis mausolée, antique basilique primitive, monastère, abbatiale carolingienne, elle devient au XIIe grâce à Suger une basilique gothique dressée vers le ciel, dont les souverains lèvent l’oriflamme sacré en temps de guerre. Saint Louis parachèvera la transformation du bâtiment en gothique rayonnant, lors de travaux dantesques et dispendieux, le rendant digne d’une nécropole royale.

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On peut être républicain convaincu et toutefois ému de déambuler entre les gisants, les urnes funéraires, les tombeaux, les orants de ceux qui ont rempli nos livres d’histoire : ils sont tous là, les bons comme les fielleux, les justes comme les scélérats, les grands hommes comme les déficients. On salue Louis XII et Anne de Bretagne, François Ier, Henri II et Catherine de Médicis, on pense à Jacques de Molay en croisant Philippe le Bel et le Hutin, on est déçu de rencontrer Robert II d’Artois et non son petit-fils, l’écarlate Robert III, on tourne, on vire pour rendre visite à Louis XIV… en vain. Comme Henri IV, Louis XIII, Marie de Médicis, Anne d’Autriche, sa dépouille est passée par la fureur révolutionnaire et a fini de pourrir dans une fosse commune. 

Les gisants sont en pierre calcaire, en bois recouvert de cuivre émaillé, en marbre blanc ou noir, tels des corps pétrifiés, muets et froids. Les pieds posés sur un chien, pour les femmes, sur un lion, pour les hommes, en armure ou en simple tunique, le front ceint de leur couronne, ces rois et ces reines ont un visage pour l’éternité, souvent très fin, un peu idéalisé sans doute, mais souvent empreint de quiétude et de douceur. Si les imposants tombeaux à baldaquin, réservés à Louis XII, François Ier et Henri II, très ostentatoires, plus m’as-tu-vu que majestueux m’ont laissée indifférente, la simplicité des statues étendues, la délicatesse de leurs traits, les drapés des vêtements, cette beauté presque dépouillée et ce contact proche, direct, abrupt avec notre histoire m’ont touchée bien plus que je ne l’eûs pensé...

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Gisant2

21 décembre 2013

Mystic Horror... Harry Crews

LFASLa foire aux serpents (A Feast of Snakes), roman de Harry Crews

Éditions Gallimard, 1994

 

Un premier roman qui met la tête à l’envers et l’estomac en ratatouille ne se pointe pas venu de nulle part. Sans écrire nécessairement dans la plume d’un autre, des filiations, des parentés semblent parfois évidentes entre plusieurs auteurs ; Le Diable, tout le temps de Pollock pourrait ainsi être le rejeton de Flannery O’Connor et d’Harry Crews, un concentré de cette littérature rurale, âpre et féroce, qui vous colle la chair de poule. D’autant plus que ces deux géniteurs putatifs ont eu l’idée de naître en Géorgie, champ de « rednecks » mal équarris, prolifique terrain de tordus de tous poils.

La trombine de Crews (1935-2012) vous fiche déjà un peu les jetons, genre dur-à-cuire à qui la vie n’a pas fait de cadeau, entre le biker atrabilaire et l’échappé de Sing Sing. Un homme en fait cabossé, confronté très tôt à la brutalité, passé par l’uniforme des Marines, routard à ses heures, pour se ranger enfin comme professeur d’anglais. Ce type-là n’écrit pas des romans, il régurgite du vécu, du Sud certifié pur sucre, des tranches de vie imbibées de gnôle, passées au bleu ecchymose. Plus nerveux, plus sec que Pollock, il ne se donne aucune limite dans la chronique des trous perdus, de leurs bouseux affreux, sales et méchants. Et il l’a beaucoup pratiqué, ce ramassis de cul-terreux fauchés comme leur blé, à l’accent « corsé comme de la semoule de maïs ». Alors, lorsqu’il nous emmène à Mystic, pour la foire aux crotales, on se dit que la fête va très mal tourner. Ce bled est une image d’Épinal à lui tout seul, avec son équipe de foot, son quaterback vedette, son coach bedonnant, sa fanfare et ses pom-pom girls à la cuisse légère, son shérif libidineux, le trafic de whisky, les combats de pitbulls, les râteliers de flingues sur les pick-up. Tout ce petit monde adore le beau blond Joe Lon Mackey, ancien caïd des Crotales Fatals du lycée, laissé aux portes des équipes universitaires pour cause d’illettrisme. « On disait de lui que c’était le gars le plus courtois de tout le comté de Lebeau, même s’il était de notoriété publique qu’il avait commis quelques trucs assez moches ; comme la fois où il avait emmené un représentant de commerce jusqu’au ruisseau de July Creek et l’avait noyé ». L’amabilité amnistie le crime, à Mystic ! Mais Joe Lon n’est pas dans la réserve polie, c’est un taiseux, une brute, un cogneur, une grenaille dégoupillée qui menace d’exploser à tout moment. Une mère suicidaire, un père teigne et alcoolique, une sœur bonne à enfermer, ça vous colle aux chausses comme de la terre poisseuse dont on ne peut s’extirper. Et Joe Lon ne comprend pas pourquoi une autre vie est passée tout prêt sans le saisir, et qu’il reste en rade dans sa caravane, entre une épouse défraîchie qu’il tabasse et deux mioches qui braillent. Cette violence mal contenue ira crescendo jusqu’au point de non-retour, lors de cette fête annuelle aux serpents, bacchanale frénétique où tous les illuminés, les pervers, les cinglés des alentours s’abattent sur Mystic pour 48 heures de beuverie, de débauche, de sauvagerie bestiale : « y a du sang dans l’air. Je le sens. Je l’ai dans les naseaux, ce putain de sang dans l’air ».  L’hystérie collective répondra aux crimes du héros local devenu meurtrier de masse, comme expiatrice des vices de ce patelin que l’on purge de son chancre, la violence de la foule survoltée balayant celle de l’idole devenu le réprouvé.

Harry Crews décrit une certaine Amérique figée, bloquée par ses habitudes, un espace-temps comme isolé du reste du pays, qui cramponne les habitants à un mode de vie fruste, voire primitif : les générations passent et rien n’évolue dans ce vase clos. On tient le débit de boissons de père en fils, les capitaines de l’équipe de foot sortent rituellement avec les cheerleaders, les ados se défoncent aux mêmes médocs, les noirs sont toujours des déclassés… nous sommes en 1975, mais on se croirait dans les années cinquante. « Pour la première fois il savait et acceptait que demain serait pareil, demain et toujours. Pour certains individus, les choses changeaient. Mais pour d’autres, tout restait toujours pareil. » Ce statu quo permanent, cette mauvaise vie minable et interminable exacerbe les relations humaines, les rivalités, dans une compétition permanente pour exister. Mystic est un chaudron bouillant où les disputes conjugales, les raclées, les combats de chiens servent d’exutoire, avant que le dégoût de la vie emporte tout : hurler, cogner, picoler, ne servent plus à rien. Reflet de ces contrées de barbares détraqués, le plume acide de Crews colle aux névroses de ses personnages ; elle en devient parfois insupportable tant elle sonne juste de férocité et de violence gratuite. Il écrit comme ses personnages survivent, à l’instinct. L’unique scène « d’amour » du livre (8 pages) est un sommet de rage, d’insensibilité, mélange de mépris voulu et d’humiliation consentie, d’obscénité et de dégradation. C’est cru, brutal, physique. Dérangeant.

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13 décembre 2013

Expo Cocteau au Musée des Lettres et Manuscrits *

JC

Y’a comme un goût de trop peu au 222, boulevard Saint Germain. Que les acquisitions du Musée soient présentées au public est une très belle chose mais encore faut-il nourrir, étonner, désarçonner le visiteur, surtout lorsque un poète est à l’honneur, du genre à courir à contre-courant et à prendre les poncifs à rebrousse-poil. La plus belle exposition Cocteau reste, selon moi, celle organisée à Évian au printemps 2010, copieuse rétrospective de 450 œuvres, dans une mise en scène théâtrale très inspirée. Déambuler dans de petites alcôves tendues de rouge, s’immerger dans un univers singulier, ricocher de surprises en imprévus, était euphorisant.

Aujourd’hui, le banquet est plus frugal, voire frustrant. L’intitulé a d’ailleurs tout du lieu commun « Jean Cocteau le magnifique. Les miroirs d’un poète ».  Pour saluer un homme qui avait le don de la formule qui claque, on aurait pu se décrasser un peu les neurones. Les commissaires de l’exposition sont restés au milieu du gué, hésitant visiblement entre une présentation grand-public (scénographie chronologique, focus sur les grands classiques, cloisonnement des disciplines) et une volonté de mettre en valeur des inédits, des pièces rares et jamais exposées. Les néophytes passeront à côté des œuvres maîtresses, l’audace des dessins du Mystère de Jean l’Oiseleur ne leur sautera pas immédiatement au visage et le papier jauni des lettres à Jeannot Marais ne les tourneboulera pas outre-mesure, mais ils seront avant tout frustrés de voir résumer Cocteau à une vingtaine de pupitres qui n’éclairent en rien la complexité et les métamorphoses du poète. Les familiers de l’œuvre maugréeront devant les redites, les généralités, et les reconstitutions tape-à-l’œil, tout en se jetant fiévreusement sur les manuscrits autographes, les dessins inédits et les lettres originales avec une authentique émotion. Et il y a bien du sang neuf dans cette exposition réduite par la taille mais on se doute bien que le Musée a planqué d’autres trésors au profit de pièces inutiles et ressassées. Pourquoi mettre en valeur des affiches de films connues de tous quand on doit mettre genoux à terre pour boire des yeux des dessins jamais montrés ? Des poèmes à Marais, que nous récitions ados comme des talismans,  un seul et unique est exposé (quatre vers en tout)… quelle déception ! Il fallait un peu d’audace, de partialité pour n’exposer QUE du jamais vu et de l’exceptionnel, comme ces feuillets du manuscrit des Parents Terribles, où Cocteau oscille entre plusieurs titres, dessine les plans des décors et jette ses premières notes. Et comme il est impossible de tourner les pages du script de La Belle et la Bête, dont les quelques dessins originaux visibles m’ont mise en effervescence, on regrette que des copies des autres pages ne soient pas accessibles, au lieu de mobiliser un espace pour l’Eternel retour, qui est tout sauf un chef d’œuvre. A vouloir ratisser trop large, les choix du Musée chagrinent : je ne résiste pas d’ailleurs à recopier la phrase sidérante de Gérard Lhéritier, Président du Musée des Lettres et Manuscrits, dans le dossier de presse, qui en dit long : « Jean Cocteau demeure aujourd’hui une référence, une source d’inspiration inépuisable pour nombre de créateurs, de Jean-Luc Godard à Arielle Dombasle. » Je ne sais pas s’il faut en rire…

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* Jusqu'au 23 février 2014

 

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