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Le Présent Défini

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8 décembre 2013

Une Traviata de travers à la Scala...

Mais c’est à désespérer ! Encore un magistral bouillon que cette Traviata montée à Milan pour l’ouverture de la saison à la Scala. Ou plutôt démontée, déformée, volontairement déséquilibrée, pour satisfaire les aspirations narcissiques d’un metteur en scène très perturbé : lire un livret, plonger dans la partition ? Non, Tcherniakov connaît seul la vérité révélée de l’œuvre et tant pis s’il enfile contresens, aberrations et inepties, en plaquant des choix toxiques sur l’œuvre de Verdi.

On ne fait pourtant pas plus simple, La Traviata est un mélodrame, porté par les airs les plus célèbres du répertoire lyrique. Passé au jus de crane gâté de Tcherniakov, on y retrouve plus ses petits. La jeune demi-mondaine fraîche, délicate et phtisique, devient une plantureuse catin de bas étage sur le retour, attifée comme une mémère, limite poissarde dans ses attitudes, la croupe trop large et le geste outré. Pas une once d’émotion, de raffinement, de grâce, mais des scènes sur-jouées et insensées (Violetta prend amicalement le thé avec Germont Père alors qu’elle accepte de se sacrifier pour l’honneur familial (sic), Alfredo passe ses nerfs en étalant de la pâte à tarte et en découpant furieusement céleris et carottes lorsqu’il comprend que sa belle est partie, Violetta finit alcoolique et camée au médocs, Alfredo vient la retrouver au III, raide et glacial, des fleurs et des pâtisseries à la main, comme en visite chez une vieille tante, alors qu’il va dire adieu à l’amour de sa jeunesse qui se meurt… Les exemples de distorsions entre la musique, le texte et la mise en scène sont pléthores). Le metteur en scène Tcherniakov serait parti du principe qu’Alfredo n’a jamais aimé Violetta. Mais de quel droit un tel postulat, puisqu’aux antipodes de la musique et de l’intrigue, méticuleusement piétinée ? Les trois actes sont esthétiquement laids, les déplacements frénétiques, les jeux de scènes saugrenus, voire incohérents et on se prend - quelle hérésie ! - à regarder sa montre. Car une Traviata sans sentiment, sans tension, sans drame, sans larme, c’est assommant. Le spectacle n’est pas décalé mais à côté.

Evidemment, les voix suivent le parti pris de Tcherniakov et Piotr Beczala a pris très cher hier soir, hué par une salle qui lui a fait injustement payer son Alfredo dédaigneux et réfrigérant. Oui, le manque de douceur, de sensibilité, de compassion était flagrant, oui, le II était plus braillé que chanté, mais la responsabilité ne lui incombe en aucun cas. Le baryton Lucic est efficace, droit dans ses bottes, bien dans son rôle, sans surprise.  Et puis il y a Diana Damrau… qui n’a plus l’âge* ni le physique du rôle, plus proche de celui d’une walkyrie. Surtout quand la voix aussi s’enlise dans des choix douteux. Violetta, c’est un subtil mélange de force et de fragilité, d’assurance et de fêlures, de maîtrise et d’abandon, ça ne doit jamais être une démonstration. Et Damrau oublie d’épouser tous les angles du personnage en chantant monocorde, bien campée sur ses cuisseaux. Comment peut-on interpréter « Dite alla giovine » sans provoquer un fleuve de larmes dans le public ? Même son « Addio del passato » m’a laissée de marbre. Émotionnellement, c’est le degré zéro, le néant, le vide. Alors la bronca lancée à plein poumon par une Scala vent debout lors des saluts, nous l’avons partagée ; les Italiens ne pouvaient se laisser prendre aux simagrées d’un metteur en scène arrogant, et ça, c’est rassurant. 

 * Oui, je persiste, il y a une date de péromption pour certains rôles... même pour Natalie Dessay en 2011...

PS : Dessay = 0, Damrau = 0, Delunsch, toujours loin devant...

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28 novembre 2013

Cocteau en son jardin

101689-jean-cocteau-palais-royalCes quelques instants de grâce arrivent quatre ou cinq fois par an, guère plus : à pratiquer une ville à outrance, on finit par ne plus rien voir, ne plus rien ressentir, stigmatisant sans relâche les défauts inhérents à toutes les capitales européennes : on a pour Berlin, Londres ou Rome les yeux de Chimène, mais on étrille furieusement Paris, parce qu’on y vit (mal) au quotidien, qu’on y travaille (trop) et que ces disgrâces finissent par l’emporter sur ses charmes. Surtout parce que l’on oublie bien souvent de lever le regard, de prendre son temps, de la contempler tel un visiteur qui la rencontrerait pour la première fois.

Il suffit parfois de bouleverser ses habitudes matinales pour que votre cité vous offre un joli moment, inattendu mais juste-à-propos, comme pour vous récompenser d’être sorti de vos sentiers rebattus. Bien m’en a donc pris ce matin d’être arrivée par le Palais-Royal et d’avoir traversé son jardin, pour éviter le bruit et la fureur de l’avenue de l’Opéra, mugissante dès potron-minet. Le Conseil Constitutionnel, la Comédie Française, le Conseil d’État et le Ministère de la Culture ceignent  ce grand rectangle de verdure, que l’on traverse après s’être fait décoller la rétine par l’attentat visuel du damier des colonnes de Buren, fichées dans la cour d’honneur.

 Mais ensuite, on déambule sous les arcades comme dans un cloître, le silence troublé par le jaillissement de l’eau de la fontaine du bassin. Paris est définitivement pour moi une ville de l’hiver, doucement révélée par cette lumière laiteuse des aurores frileuses. L’humidité de la Seine toute proche baigne souvent les bâtiments du quartier d’un voile brumeux, à peine dissipé par les premières lueurs du jour. Les quatre doubles rangées de tilleuls, pas encore totalement dégarnis, allument d’ocre et de vert pâle la lactescence des façades rectilignes, humides du crachin matinal.

 

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Et au beau milieu du jardin encore tranquille, le visage de l’ami Cocteau est apparu en noir et blanc, comme sorti de chez lui pour humer l’air du temps.

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Pour saluer l’anniversaire de sa disparition, quelques photos du poète ont été disposées sur un support rectangulaire*, évoquant ses années passées ici, côté Montpensier, et ses fenêtres qui s’ouvraient sur le Palais-Royal. Il ne s’agit en aucun cas d’une vraie exposition qui nécessite le détour mais d’un plaisant clin d’œil qui ravit les coctaliens, lorsqu’ils s’y cognent par hasard. Toutes les photos sont connues, rien de bien nouveau mais la rencontre donne l’impression de croiser un vieil ami, de retour en son royaume, après une trop longue absence.

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* Jusqu'au 12 janvier 2014

 

23 novembre 2013

One way to hell... Pollock

9782226240002gLe Diable, tout le temps (The Devil All The Time), roman de Donald Ray Pollock

Éditions Albin Michel, 2012

Traduction Christophe Mercier

 

«Par moi on va dans l’éternelle douleur, Par moi on va parmi la gent perdue…Vous qui entrez laissez toute espérance ». Si Dante situe sa Cité des Peines aux portes du Premier Cercle de l’Enfer, Donald Ray Pollock désigne Knockemstiff, commune rurale de l’Ohio, trou du cul du monde et trône désigné d’un Diable souverain. Force est de constater qu’il existe pour l’auteur, des lieux où le Ciel semble ne plus répondre, trop occupé ailleurs ou lassé des mensonges des Hommes. Á moins que le Diable eût raison de jouer Job perdant et que Dieu dépité s’en soit retourné à ses affaires depuis des lustres. Seule certitude, le mal s’est installé dans l’Ohio comme une gangrène sournoise, grignotant les confins du Midwest, jusqu’en Virginie-Occidentale.

Publié après un recueil de nouvelles, ce premier roman de Pollock est un coup de maître, un trente tonnes dans le buffet, un uppercut qui laisse knock-out, salué en chœur par une critique et des lecteurs qui ont bien du mal à se remettre ensuite d’aplomb. On ressort assez crasseux de cette plongée dans la fange, mal à l’aise ou carrément effrayé, comme si on nous avait passé en boucle Délivrance. Pas de duel au banjo saccadé, le thème du livre raisonnerait plutôt d’un cantique très dévoyé. Car le diable a planté sa fourche dans un bled perdu, où la seule dévotion fanatique tient lieu de code civil : le puritanisme extrême, la bigoterie, l’ascétisme dévié ont enfanté la bêtise, la cruauté, la corruption, des prédateurs sexuels, des meurtriers vicieux, un défilé hideux de pervers, toute une pleine communauté nocive et délétère qui macère dans sa boue. Qu'elle est obscène cette Amérique profonde ! Pollock suit durant deux décennies (de la fin de la guerre au milieu des années soixante) une poignée de personnages aux destins mêlés, qui courent tous à leur perte, comme des créatures dégénérées et impuissantes, se jetant immanquablement d’une falaise. Et l’inventaire est franchement vomitif : deux prédicateurs cousins, Roy et Théodore, le premier meurtrier, le second pédophile, l’avocat voyeur et pourri Henry Dunlap, Lee Bodecker, le shérif aux mains souillées de sang, Sandy et Carl, couple d’exterminateurs qui torturent et massacrent de jeunes auto-stoppeurs lors de leurs virées sur les routes, Preston Teagarden, pasteur contrefait qui dépucèle à la chaîne les très jeunes filles de sa paroisse et William Russel, rescapé traumatisé de la guerre du Pacifique, qui cloue des carcasses d’animaux morts sur des croix en aspergeant de leur sang un autel de prière, avant de tâter du sacrifice humain. 370 pages de cauchemars.

D’autant que ce joli catalogue de dénaturés n’a pas forcément conscience de basculer de l’autre côté : ils ont l’intime conviction d’avoir une ligne directe avec Dieu et d’agir en son nom. Théodore boit de la strychnine pour éprouver sa foi, Roy trucide sa femme parce que Dieu lui a confié le pouvoir de la ressusciter, Carl ne sent la présence divine qu’en donnant la mort, Preston Teagarden verse dans la corruption de mineurs pour se repentir de quelque chose le moment venu, et aller ainsi au Paradis… on peut être le pire salaud et avoir sa part d’humanité. Après tout, ils ne sont pas les premiers, ni les derniers, à tuer au nom de Dieu…

Pas de Justes dans cette pestilence ? Si, mais ils se pendent, ou finissent dézingués au tournevis.

Qu’est-ce qui empêche alors le lecteur de repousser cette noirceur extrême et désespérée, de refermer ce livre nauséabond ? En premier lieu, une authentique écriture, posée, tenue, bridée, qui ne verse jamais dans la fascination du crime et dans des descriptions hypnotiques des atrocités commises. Bien souvent, la plume de Pollock s’arrête avant et reprend ensuite. C’est le lecteur qui imagine, qui construit, qui visualise ce que le romancier refuse de mettre en mots. Pollock nous met alors en porte-à-faux en nous renvoyant à notre propre inclination pour la monstruosité et le vice. Très inconfortable.

Il faut dire aussi que l’auteur, issu de ce même creuset, de cette même terre, attache ses personnages à leur milieu d’origine : Roy, Théodore, Sandy et les autres ne sont pas l’incarnation du mal par principe ou par goût, ils sont issus d’une histoire, d’un lieu, d’une certaine american-way-of-life subie. Tous les habitants de ces localités reculées sont plus ou moins parents, rejetons abâtardis, souvent arriérés, bref prédéterminés aux comportements déviants. Ils naissent perdus d'avance, dans des foyers pauvres et frustres, où règnent violence, alcoolisme, misère, et arrêtent l’école à seize ans pour ramener quelques dollars à la maison. Les gars travaillent à l’abattoir de porcs ou à l’usine de papier qui sent l’œuf pourri, les filles se font culbuter trop tôt, se cognent au mépris, à la vulgarité, à la sauvagerie des hommes. Un monde sans lumière, sans espoir, sans bonté, sans amour, sans culture, contraint les personnages à la survie, à n’importe quel prix, si infâme soit-il. Et c’est pourquoi Pollock ne juge jamais ses personnages et n’assène aucun discours moralisateur. Pas besoin d’attendre le trépas pour goûter des atrocités à l’odeur de soufre, l’enfer est ici-bas, sans rédemption possible.

 

3 novembre 2013

Est-ce ainsi que les hommes vivent... Richard Yates

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Un destin d’exception (A Special Providence), roman de Richard Yates

Éditions Robert Laffont, 2013

 

J’ai fini par comprendre pourquoi chaque livre de Richard Yates me laisse fissurée comme un vieux vase ; en sourdine, l’air de rien, sa plume érafle, raye, griffe la vie des petites gens aux illusions trop vastes, rattrapées par la vérité grinçante de leurs échecs successifs. Un peu comme un Simenon yankee qui ausculterait la vie médiocre de ses contemporains, à pas plus feutrés, en soulevant légèrement le couvercle pour les laisser respirer, sans les alourdir de sa propre angoisse. Moins lugubre, moins délétère, même si ça grince aussi passablement aux jointures.

Disparu en 1992, Richard Yates a tout de ces romanciers maudits, infortuné gratte-papier radié, effacé, évanoui des librairies américaines, réédité en France par Robert Laffont dans l’indifférence générale. On doit à Kate Winslet et à Sam Mandes sa sortie du purgatoire, avec l’adaptation au cinéma de Revolutionary Road, en 2007. L’Amérique n’aime pas les perdants, les désenchantés, ceux qui contredisent les mythes. Alors Richard Yates devait disparaître pour ne pas contrarier les grandes espérances. Pas étonnant qu’il ait fallu attendre la première toux d’un Oncle Sam mal en point pour le voir rappliquer, jubilant d’outre-tombe.

Dans ce roman paru en 1965, Yates évoque, à peine dissimulé sous son personnage, son enfance soldée, passée auprès d’une mère divorcée un peu détraquée, et son engagement à 18 ans comme soldat de première classe, envoyé en Europe avec des illusions très vite remisées. La fuite en avant permanente, le trouffion Robert Prentice n’aura connu que cela, trimbalé toute sa jeunesse comme un meuble, par une mère pétrie de rêves hors d’atteinte et d’ambitions artistiques excessives. Qu’importe qu’Alice Prentice soit une sculptrice médiocre, elle croit en son destin, qui ne peut être que gloire, amour et fortune. La dégringolade sera tumultueuse, jalonnée de dettes, de déménagements à la cloche de bois, de chambres d’hôtels miteuses, d’humiliations, de liaisons bancales, d’amitiés surfaites mais en dépit de tous les camouflets, Alice y croit encore et toujours ; sacrifier son mari et l’avenir de son fils à ses aspirations, lui semble un bien modeste prix à payer. Monstre d’égoïsme, nocive et manipulatrice, elle se nourrit de chimères, refusant une cruelle réalité qui détruirait la construction mentale qui la tient debout. Sa vie ne peut être cette succession de revers, de déconvenues, de portes qui se referment, alors Alice la réécrit, l’embellit, la sur-joue et finit par se persuader de sa véracité jusqu’au vertige.

La guerre sera pour le jeune Robert la seule échappatoire possible ; partir loin, en finir avec les jours d’angoisse et d’avanie, mettre un océan entre cette génitrice timbrée et lui, pour enfin exister, respirer et devenir un homme. Mais on n’échappe pas à la fatalité et la dérobade hâtive se solde aussi par de sérieuses déconvenues. Fin 1944, les jeux sont déjà faits et c’est un peu tard pour espérer récolter les lauriers de la bravoure : d’autant que Robert Prentice, avide de camaraderie collante et de reconnaissance, excelle en maladresses, et devient vite une plaie pour sa compagnie : empoté, décalé, il perd constamment sa division, s’endort pendant ses tours de garde, peine à comprendre les ordres et ne participe à aucun combat. La vie, puis la guerre glissent à côté de lui sans l’atteindre, spectateur transparent, inepte à saisir à bras le corps les opportunités qui passent à sa portée.

La défaite permanente, tous les personnages de Yates s’y heurtent comme des abeilles contre la vitre, sans comprendre que les chimères extravagantes sont hautement toxiques dans l’Amérique figée des années 40 et 50. Et c’est avec cette société puritaine en revanche, que Richard Yates sort le vitriol, trop rigide, trop sévère, trop corsetée, ne laissant aucun chemin oblique pour les pelleteurs de nuages. Le romancier regarde Alice et Robert se débattre, sans bruit ni noirceur, indulgent à leurs faiblesses qu’il ne connaît que trop bien. 

 

20 octobre 2013

Saint Marcel et le Prince frivole

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Proust contre Cocteau, essai de Claude Arnaud

Éditions Grasset, 2013

 

Il y a dix ans, Claude Arnaud lançait un gros pavé de 750 pages dans le champ stérile des mandarins racornis, des têtes d’œuf inflexibles, qui persistaient à maintenir Cocteau hors du cercle très fermé des grands écrivains du XXe siècle : trop fantasque, trop ondoyant, trop inconstant, voire même inconsistant. Pour la groupie que je suis depuis mes années lycée (toute ma génération sait ce qu’elle doit à Claude-Jean Philippe et à son Ciné-club, post-Apostrophe, -  le virus Cocteau s’attrapant ado, bien souvent par son cinéma), observer Claude Arnaud extirper le poète d’injustes limbes où le maintenait une certaine critique bâtée, tenait de la béatitude. Aujourd’hui, c’est avec la même allégresse que l’on referme l’étude consacrée aux relations bancales que Cocteau et Proust tressèrent et dénouèrent durant douze années ; au monolithe livresque sacré d’un écrivain devenu idole intouchable, Claude Arnaud oppose la générosité, l’humanité d’un funambule en perpétuelle métamorphose. Et au-delà du croquis croisé, de cette promenade dans les salons mondains du faubourg Saint-Germain, et de la galerie de portraits qui nourrirent l’inspiration des deux auteurs, c’est avant tout une certaine idée de la création que défend Claude Arnaud : au nom de quelle morale sacrificielle vivre et écrire seraient-ils incompatibles ?

Au tournant 1909/1910, Lucien Daudet joue les intermédiaires et présente le chantre précoce de la poésie à un Marcel Proust déjà cloîtré, besognant une œuvre gigantesque à laquelle personne ne croit vraiment : à quarante ans, le romancier est encore en gestation tandis que D’Annunzio, Edith Warton tiennent le cadet pour un prodige, Jacques-Émile Blanche pour un génie, et que Proust personnellement le fête comme l’écrivain accompli que lui-même n’imagine pas devenir un jour. Même goût de la dérision, même connaissance intime de la vacuité des salons, même humour caustique, même hypersensibilité et si Cocteau l’embarrasse parfois, c’est qu’il se revoit avec vingt de moins, courant vers les mêmes impasses. Comme le notera Walter Benjamin, « Cocteau est l’écho allégé du tout premier Marcel avec son aspiration insensée au bonheur, que la vie a remplacée par une tristesse intérieure sans espoir ». C’est en 1913 que les destinées vont s’inverser, avec la sortie chez Grasset Du côté de chez Swann, que Cocteau n’aura eu de cesse de faire publier, si rares sont-ils alors à crier au génie ; celui dont on parle désormais, c’est Proust. Oublié le souffreteux scribouillard à l’émotivité asphyxiante, qui quémande de l’affection comme d’autres de l’oxygène, l’insecte atroce a effectué sa mue ; « autrui tend à devenir irréel aux yeux de Proust, il n’a plus rien à donner qu’à son œuvre. Á ses proches, il ne demande plus que de l’alimenter en souvenirs sur les contemporains qu’il a décidé de plonger dans le Temps, cet acide destiné à les dissoudre pour mieux les ressusciter ; toute intervention affective ne lui est plus qu’une source intolérable d’agression ou d’ennui ». Les compagnons des années de doute sont ignorés, bafoués, destinés à incarner le seul passé, pour que lui-même puisse être reconnu comme le contemporain capital. « C’est en brûlant ce qu’il avait adoré qu’il s’assure une postérité royale ».

Proust est devenu un spectre dont tout le sang a tourné à l’encre. Cocteau, et Claude Arnaud, réfutent cette volonté de s’ensevelir vivant, cette démesure d’une œuvre ramassée qui phagocyte son propre créateur, la malignité d’un texte corrosif à l’aune duquel toute tentative d’écriture s’avère chimérique. Et de pointer du doigt les fissures du temple sacré, les malfaçons, les tours de passe-passe et les propres contradictions de son architecte. « Walhalla vide », « mensonge vivant », « collage de pastiches de Saint Simon, et de la Sévigné », etc., les gros calibres sont de sortie pour un carnage qui tourne au règlement de comptes. Cocteau connaît parfaitement, pour avoir vu l’œuvre s’écrire sous ses yeux, les ressorts de la machine proustienne, l’hypocrisie d’un homme qui travestit sur le papier les hommes en filles pour dissimuler ses appétits, qui prête à tous ses personnages ses propres « vices »  pour mieux les nier, et qui ne prend même pas la peine de construire un monde, transposant à peine un vécu régurgité.  « Des mensonges vivants, voilà à quoi se résume les héros proustiens aux yeux de Cocteau. Les jeunes filles en fleurs s’avèrent toutes des grues, les bourgeoises de sordides entremetteuses et les coureurs de femmes des habitués des clacs masculins ».

Si Claude Arnaud tempère parfois les réserves de Cocteau, que Gide partageait pour beaucoup, ils s’entendent sur l’équivoque savamment orchestrée par Proust autour du Narrateur. On connaît sa position sur le distinguo à effectuer entre l’homme qui vit et celui qui écrit (cf. Contre Sainte-Beuve) ; un livre serait le produit d’un autre moi que celui manifester dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Mais nombre de « modèles » se sont reconnus dans les personnages qu’ils ont inspirés. Ce Narrateur qui dit sans cesse je et qui à deux reprises se voit prénommer Marcel, émet des points de vue sur l’art et la vie que Cocteau a entendu mille fois son « ami » tenir….nulle portée universelle dans la Recherche, juste un fantastique témoignage personnel, trop souvent mal ficelé. L’homme, l’écrivain et le narrateur ne font qu’un et c’est bien pourquoi Claude Arnaud se sent bien plus à l’aise dans l’œuvre sincère et généreuse de Cocteau que dans la cathédrale proustienne fallacieuse et hypertrophiée.

On retrouve dans cet essai les mêmes qualités littéraires qui rayonnaient dans la biographie : finesse de l’argumentation, intelligence du raisonnement, connaissance profonde de l’époque et des protagonistes, écriture fluide non dénuée d’humour, métaphores mordantes et flingage assumé quand il le faut. Claude Arnaud ne suit aucune chapelle, aucune mode, il pense par lui-même et assume ses choix. Que ce décrassage fait du bien ! Je lui laisse donc le mot de la fin : « devenir Proust me semblerait une forme d’abdication mortelle, pour un écrivain : il tue qui le lit, en se substituant à lui. Toxique, ce dernier le fut pour lui-même, autant que pour ses proches. Il poussa si loin le sacrifice de soi que d’assassin, il réussit à se faire reconnaître comme saint. Il mit la barre si haut qu’un écrivain, depuis, se doit presque de mourir pour un livre. Il ne vivait plus que pour se ressouvenir ; il faut savoir l’oublier pour vivre. »

 

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30 septembre 2013

Le fou d'Helga

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La Lettre à Helga, roman de Bergsveinn Birgisson

Éditions Zulma, 2013 - Traduction : Catherine Eyjolfsson

 

« Peut-être en est-il ainsi, que l’attirance sans cesse refoulée dans le cœur d’un homme éclate au grand jour, face à la mort ». Il aura fallu en effet attendre le crépuscule de sa vie pour que Bjarni Gislason répande son cœur et ses trippes sur des feuilles de papier, répondant enfin à la lettre du seul amour de sa vie, laissée trop longtemps sans réponse. Unique et ultime déclaration d’un vieillard à celle qui n’est plus là, cette Lettre à Helga de 131 pages nous transporte dans une Islande rurale aujourd’hui disparue, terre hostile et ingrate, mais riche de coutumes ancestrales et de légendes. « Habitués à l’isolement, les gens des péninsules ont les sens plus développés que les autres ». Ce thème de la sensation intense, de la perception aigüe, du ressenti à vif traverse le roman de part en part, comme une ligne à haute tension qui crépite sous la neige. Les températures extrêmes, la violence des éléments, des sentiments, des non-dits, le poids des traditions, le fardeau des faux-semblants, exacerbent les comportements et transfigurent une brève rencontre adultère en poignante histoire d’amour.  

Bjarni Gislason est un homme simple et droit, pétri de sa terre natale, occupé par sa ferme, son élevage de moutons, la pêche dans les fjords, les concours agricoles, le rythme des saisons. Affublé d’une épouse charcutée par des médecins ignorants qui l’ont rendue stérile et acrimonieuse, il oublie durant quelques mois la dureté de son existence entre les bras de sa belle voisine Helga. Bonheur de très courte durée. Les deux amants liés par une frénétique passion physique ont une vision diamétralement opposée de leur avenir en commun et s’égarent, refusant chacun de faire un pas. Durant de longues années, Bjarni se consume intérieurement pour son Helga perdue, trébuchant, sombrant, flirtant avec le point de non retour, dissimulant une intolérable souffrance, apaisée enfin par cette lettre à l’absente.

Pas de lyrisme, de romantisme échevelé ou de sentimentalisme humide, juste les mots dépouillés et humbles d’un homme qui a vu le bonheur passé pas très loin. « Si la vie est quelque part, ce doit être dans les fentes… car toutes ces lézardes, ces interstices laissent passer le soleil et la vie. » Cette vitalité, cette énergie, puisées au cœur d’un espace encore indompté donnent aux mots de Bjarni une sauvagerie animale très voluptueuse : le corps d’Helga l'entraîne sans cesse vers ce qui l’émeut le plus dans la nature : il pétrit les rondeurs de sa belle comme il palpe ses brebis, les courbes des collines le ramènent à d’autres plénitudes caressées dans le foin de la grange, et seule la mer déferlante peut être aussi belle que les frémissements qu’il perçoit sous la peau blanche d’Helga. Évidemment, Bjarni n’est pas poète et ses métaphores charnelles rappellent ses préoccupations d’homme de la terre : « Mais moi, je dépendais de toi, je l’ai compris là, à te voir dressée dans la lumière de la lucarne, blanche comme la femelle du saumon tout juste arrivée sur les hauts-fonds, embaumant l’urine et les feuilles de tabac…te voir nue dans les rayons de soleil était revigorant comme la vision d’une fleur sur un escarpement rocheux. Je ne connais rien qui puisse égaler la beauté de ce spectacle. La seule chose qui me vienne à l’esprit est l’arrivée de mon tracteur. Tu vois comme ma pensée rase les mottes ? ».

Bjarni prend souvent la tangente dans son récit et s’égare sur des sentiers qui ont fait de lui ce qu’il est : un homme fier de ses racines, attaché à la sagesse des anciens et à leurs pratiques séculaires, respectueux du travail de ses mains, en osmose avec une nature qu’il a appris à déchiffrer. Au-delà de la lettre à sa douce, c’est bien sur le sens de sa vie que s’interroge le vieil homme, satisfait au fond d’être resté sourd à l’appel de la ville et de son mode de vie avarié : « J’ai senti la puissance des bêtes m’envelopper et me revigorer… j’ai senti les forces mystérieuses de l’existence au cœur des buttes et aux endroits ensorcelés, j’ai effarouché les génies tutélaires, j’ai entrevu les lumières d’il y a longtemps… j’ai perçu l’angoisse du feuillage aux éclipses de lune, j’ai entendu le ruisseau chuchoter qu’il est éternel ».

Cette lettre resplendit enfin d’un amour fou pour une femme qu’il n’a pas su/voulu retenir, trop attaché à ses habitudes et trop égoïste pour prendre soin d’elle au quotidien. C’est bien tard qu’il réalise son erreur et mesure tout ce qu’il n’a su lui donner, dans des phrases magnifiques de sincérité et de mélancolie : « J’étais là debout, tel un pieu en bois d’épave battu par les vents… n’est-ce pas ce qu’on devient, à côté de celle qu’on désire le plus, Helga ma Belle, un vieux tronc de bois flotté qui se dérobe au grand amour ? … Alors je me suis mis à pleurer, vieillard sénile que je suis, échoué entre les deux Mamelons d’Helga, et je compris que le mal, dans cette vie, ce n’étaient pas les échardes acérées qui vous piquent et vous blessent, mais le doux appel de l’amour auquel on a  fait la sourde oreille ».

 

21 septembre 2013

Seuls sont les indomptés... Céline Minard

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Faillir être flingué, roman de Céline Minard

Éditions Rivages, 2013

 

Comme des architectures rares, Céline Minard a bâti ses cinq premiers romans comme autant de genres et d’univers désaxés, très revisités : essai philosophique, science-fiction, roman médiéval, mémoires baroques, autoportrait apocryphe, tous sont charpentés selon le même commandement : la fiction, la plus barrée possible, et rien d’autre. Comme la narration est avant tout chez elle affaire de langue, fabuleuse, recréée voire totalement fantaisiste, le western devait bien, lui-aussi, un jour être reconsidéré, réinventé, passé au broyeur des codes et des poncifs.

L’auteur choisit de reconstruire le mythe de l’Ouest, un mythe des grandes plaines, où le partage d’un espace nouveau et de ses richesses détermine ce territoire : le lecteur parcourt les 326 pages du livre sans aucun repère temporel ou géographique, s’accroche à des personnages à peine esquissés, tous aimantés vers une ville en devenir qui n’a pas de nom. Magma originel, monde en formation, terrain de jeux où tout est encore possible, des cow-boys, des Indiens, des bandits s’observent, laissent des traces et lisent les empreintes des autres, se croisent, échangent, se volent, pour enfin construire l’esquisse d’une nouvelle société, où chacun aura sa place. Les chevaux, les calumets, des bottes, un archet passent de main en main, comme si les identités étaient encore bien floues ; les blancs scalpent, dorment dans des wigwams, les peaux-rouges organisent les funérailles d’une vieille pied-tendre, une Indienne sauve un médecin blanc qui a le sang d’une tribu  sur les mains, les hommes portent une robe à fleur et les femmes fument la pipe en jouant du Colt. Comprend qui peut !

De ces parcours singuliers, de ces errances, de cette énergie mouvante naîtront une histoire commune et une nouvelle identité. Campés sur une terre vierge et hostile, les personnages jouent leur survie dans une nature où tous les éléments sont signifiants et symboliques : car venir dans l’Ouest, c’est risquer, renaître, mais aussi être flingué.

En virtuose, Céline Minard explose une nouvelle fois la forme littéraire choisie en faisant coexister des tempos, des styles, des couleurs que l'on pouvait penser irréconciliables : le lecteur se fond dans le texte grâce à de longues descriptions de la plaine sauvage sans limite, au rythme très lent, contemplatif : « La plaine était devenue une masse unique, énorme. Bird eut brièvement l’impression d’être tombé d’un navire et de se débattre dans une eau verte et sombre dont il ne ressortirait pas…il entendit juste devant le front nuageux d’un gris profond qui courait vers lui aussi vite qu’un cheval au galop, le bruit sourd et rauque du tonnerre qui gronde avant d’éclater… nu dans la prairie dont les vagues lui arrivaient à la poitrine, Bird regardait venir sur lui une horde de sauvages … tourbillon de corps et de plumes pris entre la terre liquéfiée et le ciel bourré de rouleaux noirs. » Un vent de poésie parcourt toute la première partie du roman où se frôlent pionniers, voleurs de chevaux, Pawnees et Crows, les sens à fleur d’épiderme. Chacun a conscience d’oublier sa propre histoire, de revenir à la vie, d’ouvrir les yeux sur le matin du monde. Mais si l’auteur respecte malgré tout les grandes figures emblématiques du western (attaques de diligence, whisky, bagarres…), elle opère un léger décalage du genre qui glisse au fur et à mesure des pages, pour basculer dans une bizarrerie toute personnelle, matinée d'un regard très tendre sur ses personnages : pas l’ombre d’un piano mécanique au saloon, c’est une contrebasse qui joue avec les nerfs des cow-boys, les éleveurs délaissent le bordel pour les joies de la trempette et du savon dans l’établissement de bains, les rustres pionniers papotent philosophie, les Indiens sont pacifistes, et les braqueurs de banque portent des jupons pour amadouer leurs belles.

Faillir être flingué réussit le tour de force de mêler le folklore du western, une jolie fantaisie et une ode lyrique à la vie sauvage, comme si John Ford et Terrence Malick s’étaient entendus sur cette formidable aventure humaine, âpre et furieuse, comme le plus bel hymne à la liberté qui soit.

 

10 septembre 2013

Les "revenus" de la Grande Guerre

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Au revoir là-haut, roman de Pierre Lemaitre

Éditions Albin Michel, 2013

Evit ma zad…

Écrire sur la Grande Guerre aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, m’apparaît comme l’exercice de style hasardeux par excellence, glissant et presque inutile ; passer après Céline, Remarque, Cendrars, les crayons de Tardi, la caméra de Kubrick, tient de la bravade ou de l’inconscience. Que dire de plus, que faire de mieux ? Pierre Lemaitre n’est visiblement pas refroidi par ces précédents et plonge à son tour dans l’effroyable et inutile boucherie, avec une certaine crânerie et une distance presque incongrue. La quatrième de couv’ nous parle d’une « fresque d’une rare cruauté… grand roman de l’après-guerre… de l’illusion de l’Armistice …la grande tragédie d’une génération perdue… deux rescapés des tranchées réalisent une escroquerie aussi spectaculaire qu’amorale... » Ah ben oui, mais non. On part pour Les Sentiers de la Gloire (les 149 premières pages, absolument remarquables) et on se retrouve avec un roman bancal qui tire à la ligne !

Le romancier adopte le même postulat de départ que le cinéaste anglais, « le véritable danger pour le militaire, ce n’est pas l’ennemi, mais la hiérarchie ». Le galonné de service répond ici au nom d’Aulnay-Pradelle, fin de race rincé à l’unique obsession, regagner urgemment son rang, sa classe et ses privilèges. Sortir des tranchées avec un grade de Capitaine serait un marchepied bien venu mais urgent : nous sommes le 02 novembre 2018,  et « visiblement, la perspective d’un Armistice lui mettait le moral à zéro, le coupait dans son élan patriotique. L’idée de la fin de la guerre, le lieutenant Pradelle, ça le tuait ». Alors qu’importe s’il faut sacrifier deux poilus, leur tirer dans le dos en accusant les boches, du moment que les gars foncent tête la première sur les lignes ennemies pour venger leurs camarades, et reprendre la côte 113 dans un dernier coup d’éclat.  « En fait, c’est peut-être un effet pervers de l’annonce d’un Armistice. Ils en ont subi tant et tant que voir cette guerre se terminer comme ça, avec autant de copains morts et autant d’ennemis vivants, on a presque envie d’un massacre, d’en finir une fois pour toutes. On saignerait n’importe qui. » Quant à enterrer vivant dans un trou d’obus le jeune soldat Albert Maillard, trop curieux de ces deux morts frelatés, pas de quoi lui faire lever le sourcil, à l’aristo retors. Albert en ressort pourtant sur ses deux jambes, déterré à mains nues par un autre soldat, un fils de grand bourgeois, artiste de son état, Édouard Péricourt. Mais attaquer le Jour des morts a un prix : rasé de trop près par le tranchant d’un morceau d’obus fulgurant, Péricourt y laisse la moitié de son visage, « en dessous du nez, tout est vide, on voit la gorge, la voûte, le palais et seulement les dents du haut, et en dessous, un magma de chairs écarlates avec au fond quelque chose, ça doit être la glotte, plus de langue, la trachée fait un trou rouge humide. »

Démobilisés, les trois hommes retournent lentement à la vie civile et le roman historique fait place au roman de la lutte des classes. Les gradés sont accueillis avec les honneurs, pendant que la piétaille encombre, car les vrais héros ne peuvent être que des morts ; revenir plus ou moins vivant, mutilé, défiguré c’est revenir paria. Alors mieux vaut remiser dans le tiroir ses galons de vainqueurs, accepter les emplois de dératiseur, de liftier ou d’homme-sandwich sur les boulevards et ne pas trop la ramener : « si même les survivants n’ont plus d’autre ambition que de mourir, quel gâchis… » Le temps n’est déjà plus à « la dette d’honneur et de reconnaissance vis-à-vis de ces chers poilus », mais à celle des commémorations, donc de l’oubli car les Années Folles sont déjà là.

Et c’est à ce moment précis que le livre pour moi trébuche ; nous suivons en parallèle deux escroqueries imaginées l’une, par le rupin Pradelle, et l’autre, par les deux laissés pour compte, la gueule cassée Péricourt et le petit employé sans-le-sou, Maillard. D’abord ferrailleur opportuniste dans la revente des stocks militaires, le Capitaine envisage ensuite l’arnaque au niveau national, lors du regroupement en vastes nécropoles des charniers improvisés durant la guerre ; exhumer, identifier, transporter, inhumer définitivement, dans un beau cercueil, en margeant au maximum sur les contrats passés avec l’État. Pour la vaste entreprise patriotique et morale, on repassera ! Dans des cercueils d’une mètre trente, « on tasse les cadavres, on brise des nuques, on scie les pieds, on casse les chevilles », « comme une simple marchandise tronçonnable », on déverse le surplus d’ossements dans des cercueils poubelles anonymes, on rafle les bijoux, l’or, les dentiers, sous les croix blanches dorment des soldats aux identités douteuses, dont on ne sait plus trop bien la nationalité. Les discours de ce « mercanti de la mort », de ce spéculateur amoral sont aussi nauséabonds que les charognes qu’il déterre. On reste sidéré devant ce niveau de cynisme, cette cruauté que la soif inextinguible de réussite exacerbe. Pierre Lemaitre excelle à ce petit jeu des phrases mordantes, des formules lapidaires qui fusent comme des balles, de l’ironie qui cisaille sa prose fulgurante. La narration est ici rapide, dynamique, haletante, pleine de virgules pour respirer un peu dans ce cloaque.

Á l’opposé, il y a l’arnaque des deux réprouvés, qui ne pèse pas lourd face à la barbarie du Capitaine Pradelle : la vente de monuments aux morts fictifs sur catalogue suivi de la fuite avec la caisse. La tension, le rythme du roman s’épuisent à chaque chapitre consacré à ce petit commerce pas très reluisant et l’on s’ennuie ferme. Maillard n’est après tout qu’un comptable craintif et trop sensible, sans envergure, incolore dans cet après-guerre féroce. Avec son complice Édouard Péricourt, le lecteur sombre dans un burlesque de mauvais goût qui ôte au personnage toute crédibilité. Nul désir de vengeance, de rendre coup pour coup aux responsables de sa mutilation, non, « il voulait vivre une euphorie, la volupté d’une provocation inouïe ». Péricourt passe ses journées à dessiner, à alterner opium et héroïne, à fréquenter le Lutetia, à se confectionner des masques les plus excentriques qui soient, à grand renfort de plumes et de paillettes, et à escroquer les familles de victimes en mal de tombeau pour la mémoire de leur fils. Difficile de faire plus antipathique. On verse carrément dans le ridicule lors de sa dernière apparition, affublé de sa veste coloniale, avec dans le dos des ailes d’ange faites de plumeaux. Ce mélange des genres corrompt toute l’émotion qui aurait plus naître du roman : l’humour noir, le persifflage, la dérision caustique, oui ; les personnages clownesques et caricaturaux peints à la truelle, non. Commencé sous les meilleurs auspices, le roman ne tient pas la distance et s’enlise, le tableau sociologique prend l’eau, le phrasé s’alourdit progressivement de formules maladroitement campées qui écorchent l’oreille par leur fausseté, les personnages se parodient, l’ultime chapitre laborieux ayant tout d’un outrage à des espoirs que l’on estimait légitimes.

 

27 août 2013

Et Gortyne, ville antique, re-jaillit !

Si vous n’avez pas trop somnolé dans les amphis de Nanterre en cours de Fondements Historiques du Droit - première année -, l’énoncé du nom de Gortyne devrait allumer un phare dans la nuit, une lampe torche dans le brouillard, au moins une allumette sous le crachin. Ce cours était l’un des rares que l’on suivait sans bailler, heureux de quitter un moment les fiches de jurisprudence et les méandres de la procédure pénale, pour retourner tailler un brin de causette avec Hammourabi, les Hittites, Pharaon, Dîké, Aristote… Au contraire de V qui est toujours capable, à l’heure qu’il est, de me commenter de mémoire les grands arrêts du Droit Administratif, avec une prédilection notoire pour l’arrêt dit du « bac d’Eloka », Société commerciale de l’Ouest africain, Tribunal des Conflits, 22 janvier 1921, sans substance hallucinogène ou ivresse caractérisée (private joke de bonne guerrecontent (100)), j’ai en ce qui me concerne appuyé sur la touche reset de ma mémoire vive et supprimé ces dossiers périmés. Hé bien oui, mais voilà, le disque a dû buriner dans le dur et l’info est restée tapie dans les couches basses du programme, bien sournoisement, en attendant son heure.

Gortyne et sa Grande Inscription ! La plus ancienne législation écrite d’Europe, la Loi des Douze Tables, datée de la première moitié du Ve siècle av. J.-C., miraculeusement conservée et déchiffrée, Moïse à côté peut remballer. Le premier fragment de ce Code de Lois a été découvert en 1857, par un coup du sort, car réutilisé par un paysan dans la construction du mur de la maison de son moulin à huile. Déchiffré en 1878, on s’aperçu que ce fragment de pierre plate gravée discourait d'un sujet assez inattendu pour un moulin, l’adoption… Français puis Italiens saisirent très vite la portée de cette découverte et des fouilles furent alors organisées dans les champs voisins, à la recherche d’autres fragments de pierres gravées. Et c’est en réalité un mur circulaire d’1,75 mètre de haut sur 9 mètres de long, couvert d’inscriptions, qui fût mis au jour : les règles de vie de la Cité étaient en quelque sorte placardées sur les murs de l’Assemblée du peuple, pour n’être ignorées de personne.

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Cet Ekklesiasterion, fût transformé en Bouleutérion, puis en Odéon à l’époque romaine mais dura lex, sed lex, le Code de Gortyne traversa les siècles sain et sauf. Il est donc très émouvant de découvrir ce précurseur du Dalloz dans son emplacement d’origine, au fond de l’Odéon, derrière les gradins, protégé sous une structure en briques. La Grande Inscription ne couvre évidemment pas tous les domaines du Droit mais elle nous renseigne sur les pratiques de l’époque, les mentalités, les articulations d’une société : car ce registre des lois traite avant tout du Droit de la Famille (mariage, adoption, succession, héritage, donation, divorce), du Droit Pénal (cas d’adultère et de viol), du statut des esclaves plutôt bien protégés dans la Cité et de Procédure (la fonction de Juge et l’exécution de la sentence). Tous les commentateurs soulignent la grande modernité de la législation, la place faite aux femmes, la reconnaissance de certains droits aux esclaves, des règles justes, protectrices des plus faibles.

Le site de Gortyne se situe en Messara, à l’Est de Mirès. Contrairement à Phaistos et Agia Triada, les ruines y sont romaines, à l’exception donc de la Grande Inscription. Il s’agit du plus vaste site archéologique de Crète, d’une superficie de 400 hectares, sur les ruines duquel sont construits trois villages, qui ont englobé dans leurs constructions des morceaux de monuments antiques. Si vous arrivez par Metropoli, vous ne cesserez de freiner tous les 10 mètres pour observer les différents chantiers de fouille, les mosaïques, les colonnes et les pierres qui jonchent le sol, dans un indescriptible méli-mélo. On soupçonne vite que les habitants ne peuvent donner un coup de bêche dans leurs champs sans tomber sur des vestiges et des trésors archéologiques. Il faut souligner que le lieu est habité depuis le néolithique, que Gortyne succéda à Phaistos comme puissance dominante de la Messara, avant de ravir à Cnossos la place de capitale de la Crète romaine pour presque mille ans. On ne pouvait en attendre moins qu’une cité bénie des Dieux et berceau de Rois passés à la postérité : Zeus, métamorphosé en taureau s’acoquina avec Europe sous un platane campé sur les terres de la future cité, arbre tellement traumatisé par ce coït zoophile qu’il en restât tout vert, encore aujourd’hui ; de cette saillie naquirent Minos et son frère Rhadamanthe, fondateur supposé de Gortyne, parmi d’autres éventualités familiales (son frère, son fils…). C’est dans ces mêmes champs qu’un autre bovidé forniqua joyeux, cette fois-ci avec la Reine Pasiphaé, pour donner naissance au minotaure, dont le labyrinthe serait en fait tout proche, selon une croyance byzantine.

Si la tradition grecque chahute un peu ses Dieux et ses puissants, la tradition religieuse chrétienne est moins licencieuse… on raconte que l’apôtre Paul vint prêcher la bonne parole à Gortyne, et qu’il fit de l’apôtre Tite le premier évêque de Crète. C’est aussi dans l’amphithéâtre de Gortyne que furent martyrisés et décapités les Dix Saints (Haghioi Deka), perçus comme de dangereux perturbateurs, sur ordre de l’Empereur romain Trajan Dèce. Du passage de Paul et Tite, restent les ruines d’un magnifique bâtiment, que l’on a considéré indûment durant des siècles, comme la Grande Basilique de Tite. L’authentique basilique monumentale à cinq nefs, dévouée au premier évêque de Crète, se trouve en fait dans le village actuel de Metropoli, totalement détruite par un tremblement de terre, et il ne reste aujourd’hui plus grand’ chose à se mettre sous la dent.

Sur le même site que l’Odéon et la Grande Inscription, se dressent donc les vestiges d’une église du VIe siècle, appelée illégitimement « Saint-Tite », saisissante comme un décor d’opéra. Trois absides/chapelles latérales (?), comme sorties de terre en l’état se détachent sur le ciel ; devant elles, des pierres, des chapiteaux renversés, des colonnes à terre, comme accablés par la toute puissance de ce monument séculaire. Et c’est tout. Pourtant, je suis restée un long moment devant ce gardien d’un autre âge, cette porte du temps qui semble vous inviter dans son vortex, dans ses profondeurs arquées, sans trouver le passage très secret qui doit renvoyer les seuls initiés vers les splendeurs passées de Gortyne…

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15 août 2013

Les monastères à la crétoise… des bastions fortifiés (Odiyitria et Toplou)

Terre de pillages, de conquêtes et d’occupations successives, mais aussi de désobéissance et d’insurrection face à toutes les tyrannies, la Crète porte les signes de ses frondes opiniâtres dans son architecture, civile comme religieuse : loin des monastères romanesques (Μονή Μουνδων), mythiques (Νέα Μονή) ou prodigieux (Παναγια Χοζοβιωτισσα), l’île engendre des citadelles, des fortins bien épais, lestés d’héros légendaires, de combats mémorables et de tragédies marquées au fer. Pousser les portes d’un monastère crétois ne porte pas au recueillement mais à la leçon d’histoire.

Πονη Οδηγητριας, à quelques kilomètres de Matala, est un monastère de la fin du XIVe siècle, rénové au XVIe sous sa forme actuelle. Si l’agencement des cellules basses des moines lui confère des allures douces d’hacienda mexicaine, le lieu est fameux pour ses fortifications, refuge des résistants crétois à l’oppression turque, comme il le sera plus tard durant l’occupation allemande. Base arrière de toutes les rebellions, le monastère fournit abri, subsides, soutien et réconfort, autant spirituel que matériel. Le monastère entretient toujours la mémoire de Ioannis Markakis, plus connu sous le nom de Xopateras, pope valeureux, protecteur zélé des chrétiens brutalisés par les Turcs. Ayant tué un janissaire, il est chassé des rangs de l’Église et, avec un groupe de maquisards, fuit la vengeance des oppresseurs. Informé de l’assaut programmé contre le monastère d’Odiyitria pour fraternisation avec les rebelles, Xopateras et ses hommes combattront durant trois jours et trois nuits dans la tour du monastère aux côtés des moines, avant de se faire massacrer par les Turcs en surnombre : ces derniers le décapiteront et ficheront sa tête au bout d’une pique, portée en triomphe dans les campagnes environnantes…

Monastère d'Odiyitria12  Monastère d'Odiyitria5

Monastère d'Odiyitria4

Dévasté, le monastère sera restauré en 1841 : il reste aujourd’hui une infime partie du mur d’enceinte, l’église à deux nefs peinte de fresques du XVe siècle, très abimées, de belles icones, ainsi que la fameuse tour, qui conserve, malgré de nombreux rapiéçages, ses caractéristiques premières. Á l’opposé de la porte d’entrée, une partie du monastère est devenue musée ; de vieux instruments, pressoirs, moulins, métiers à tisser méritent quelques minutes.

Plus à l’Est, proche de Sitia, Πονη Τοπλου (appelé aussi Notre-Dame de l’Akrotiri - Παναγία η Ακρωτηριανή) est réputé pour être un vieux briscard de la lutte pour l’indépendance de la Crète, et l’un des mieux conservés : il faut dire qu’il saisit avec ses allures de forteresse austère et froide, son haut mur d’enceinte, sa façade altière qui se lève d’un seul bloc compact sur le bleu outremer du ciel.

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S’il n’existe aucune archive datant précisément la construction du monastère, on peut imaginer que Toplou a émergé de ces innombrables petites communautés religieuses développées à la fin du XIVe siècle, autour d’un simple Katholiko, accueillant les rebelles crétois pourchassés par l’occupant vénitien. Une première source fiable vénitienne du XVe siècle relate des attaques pirates en 1471 et 1498 contre un monastère côtier de la Vierge, déjà suffisamment riche pour intéresser des pillards. Deux familles de Sitia (hé oui, toujours les Kornaros et les de Mezzo) vont décider au XVIe siècle de doter le monastère de solides défenses, capables de protéger moines et biens de la puissance maritime turque, qui vient de faire tomber Rhodes et Chypre. C’est à cette époque que le monastère est désigné comme Ακρωτηριανή, (d’ακρωτήρι, la pointe, le cap), vu sa situation aux confins de la côte orientale de l’île. En 1612, un fort séisme secoue le monastère : le Sénat vénitien finance les rénovations et modifie la structure des lieux, telle qu’elle apparaît encore de nos jours, pour consacrer Notre-Dame de l’Akrotiri dans son rôle d’avant-poste de défense de la côte Est. C’est alors l’âge d’or du monastère avec un afflux constant de moines, de dons, extension des dépendances et rachats de terres fertiles. Les Vénitiens vont commettre l’erreur de faire appel aux Chevaliers de Malte pour contrecarrer les velléités d’expansion des Turcs… Les Chevaliers, débarquant à Sitia, préféreront s’adonner au sac des monastères et au brigandage des richesses de la Crète, plutôt que de renforcer les protections de l’île et s’enfuiront comme des lâches devant les navires turcs. Notre-Dame de l’Akrotiri prend alors le surnom de Toplou (du turc top, obus ou canon), eu égard à la pièce d’artillerie que les Vénitiens lui avaient concédée, pour assurer sa mission de bastion défensif. Ce nouvel occupant mènera la vie dure aux congrégations religieuses, écrasées sous de lourds impôts et le vol de ce qui leur restait d’objets précieux. Le monastère résistera avec bravoure, jusqu’à la délivrance du joug turc, cachant des rebelles, des munitions, malgré de sanglantes représailles, des moines torturés et des terres saisies. Durant la Seconde Guerre Mondiale, le monastère perpétuera cette tradition de lutte contre toutes les tyrannies en protégeant, au péril de la vie des moines, les résistants crétois. Aussi, pénétrer dans la cour du Πονη Τοπλου se fait avec déférence : on est étonné de l’exigüité d’un lieu entré dans la grande histoire, de son très petit patio central, sa modeste chapelle, ses portes étroites et basses, ses ouvertures étriquées, ses modestes arcades : seule s’élève cette façade démesurée, qui a du en imposer à bien des malandrins, comme un rempart écrasant à l’oppression.

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PS : ne pas manquer l’icône du XVIIIe siècle de Ioannis Kornaros, représentation picturale en 61 scénettes de la prière de la Grande Bénédiction (Megas ei Kyrie – Tu es Grand, Seigneur)

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1 août 2013

Mode d’emploi de la Messara

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L’organisation d’un premier voyage en Crète peut rapidement virer à l’essorage du cervelet devant la dimension de la terre promise. Où poser son sac, quels coins privilégier, comment restreindre les longs déplacements en voiture… et vite comprendre qu’on ne pourra pas prendre l’île à bras le corps, qu’il faudra se contenter de morceaux choisis à défaut de l’œuvre complet.

La première halte sur le chemin fût donc pour la Messara, plein Sud un poil vers l’Ouest : la région additionne les bons points, avec Gortyne, Phaistos, Agia Triada pour les amateurs de vieilles pierres, de vastes plages de sable (Kalamaki, Kommos), des villages pas trop rancis, de bonnes tables, et la montagne toute proche s’il vous prend des envies de fraicheur, de monastères et de chapelles retirées. Nous avions élu Kamilari comme camp de base… après usage, je prêcherais plutôt pour Sivas, village plus harmonieux, à l’architecture vénitienne plus préservée et qui propose aussi la meilleure table du coin, Sactouris, ignorée du Routard.

Je ne vous conseille pas vraiment notre point de chute, Asterousia où nous ne serions pas restés si je n’avais commis la bévue de régler l’addition de Paris. Impossible de réserver moins d’une semaine à moins de payer un supplément (alors que certains studios resteront vides), ambiance plus germanique que grecque (rédhibitoire en ce qui me concerne), pas l’ombre d’un coup de balai dans la piaule ou de serviettes changées en 6 jours, et gros travail de sape du proprio qui ironise lourdement sur notre prochaine étape Kato Zakros (« mais qu’allez-vous faire là-bas, y’a rien ! »), désireux d’encaisser une semaine de location supplémentaire. Quand nous découvrirons ce paradis qu’est la pointe extrême orientale, une soudaine envie de lui claquer rétrospectivement le museau me démangera sérieusement.

Et il y a le cas Matala, ancien village de pêcheurs quasi inévitable, qui a un peu, beaucoup, vendu son âme… témoin pourtant de la petite comme de la grande histoire, d’abord point de chute de Zeus lorsqu’il revint en Crète après avoir enlevé Europe, puis ancien port de Phaistos pour les Minoens, de Gortyne à l’époque romaine, mais aussi escale des hippies sur la route de Katmandou. Il ne reste plus grand’ chose d’authentique dans cet endroit, dont on entretient la légende fanée avec de faux vestiges et quelques nouveaux « décroissants » qui habitent les grottes des falaises à la place de Joni Mitchell, Bob Dylan et Cat Stevens. Cependant, il faut bien reconnaître que le soir et le calme revenus, lorsque les à-pics, qui bordent le croissant de plage s’allument, la baie de Matala retrouve un peu de sa séduction et on perçoit le charme qu’elle pouvait distiller alors.

Matala   Matala1

Matala2   Matala3

Nous avons été plus sensibles au cachet de Zaros, village de montagne blotti au pied du mont Psiloritis, au Nord de Mires, et à la gentillesse de ses habitants diamétralement opposée à l’humeur ronchonnante des attrape-nigauds de Matala. 

De Zaros, filez à Vorizia, et descendez ensuite, sur la gauche, en suivant la direction de Valsamonero (μονη βαλσαμονερου), puis d’Agios Fanourios (Αγιος Φανουριος) : si vous êtes en veine, cette toute petite église, insignifiante de l’extérieur, ne vous opposera pas porte close et vous laissera bouche ouverte. Agios Fanourios appartenait autrefois à l’un des plus éminents monastères de Crète, vaste ensemble de bâtiments, foyer d’érudition, reconnu pour sa bibliothèque et son école religieuse. De ce monastère Valsamonero, bâti au XIVe, ne reste que cette église, dont la première des trois nefs, vouée à la Vierge, date de 1332. La nef Sud, dédiée à Αγιος Ιοαννις, est ajoutée en 1428 et dix ans plus tard, une nef latérale, consacrée à Αγιος Φανουριος complètera le bâtiment. Les murs sont totalement recouverts de fresques magnifiques, et très bien conservées, issues de cette école crétoise qui prospère sous l’occupation vénitienne : même si l’on reste un peu sur notre faim de ne trouver aucune monographie disponible sur le lieu, on suit sans trop de difficultés les grandes scènes bibliques qui se déroulent sous nos yeux émerveillés.

Agios Fanourios

 

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22 juillet 2013

Kritsa et sa Panagia Kera

Si comme nous vous avez pris la clef des champs après avoir difficilement survécu à Agios Nikolaos (station balnéaire qui n’a de crétoise que le nom, moderne et sans caractère, grouillante comme une fourmilière, tape-à-l’œil et synthétique), faites dix kilomètres dans les terres jusqu’à Kritsa… je sais, j’entends bon train les commentaires, « Kritsa, pas contrefaite ? Kritsa, pas falsifiée ? ». Moderato siouplait. Kritsa est avant tout un vrai et vieux village construit à flanc de montagne avec, sur ses hauteurs, d’anciennes demeures bordant des ruelles typiques, étroites et fraîches. Certes, la magie opère moins lorsque des armées de cars déversent les touristes venus d’Agios Nikolaos, pour arpenter la rue principale, ourlée de boutiques de broderie : si quelques mamies cousent, crochètent, festonnent encore sur leur pas de porte, les quintaux de tissus manufacturés viennent tout droit … de très loin. Nous avons été médusés par l’agressivité de ces grand' mères vêtues de noir, devenues business women, qui vous intiment l’ordre d’entrer dans leurs échoppes à grand renfort d’admonestations tonitruantes : c’est à celle qui braillera le plus fort, qui vous attrapera par le bras, qui jettera sur vous les pires anathèmes en vous voyant entrer chez leurs voisines. Vous aurez l’inconfortable impression d’être tombé dans un nid d’araignées sous amphétamines, qui n’ont de cesse de vous capturer dans leur toile. Flippant.

Il faut déambuler tard le soir, lorsque le calme revient, que les rues sont désertes, pour goûter l’atmosphère paisible qui se dégage de ses murs, ou venir très tôt le matin, lorsque la lumière douce dore les pierres et joue dans la vigne vierge des balcons : on y croise encore des papys sur leurs ânes qui ramènent les herbes fraîchement coupées, les livreurs de fromages frais et de lait auxquels les mamies encore sereines tendent leur bidon, et un bottier sans âge qui confectionne encore des bottes crétoises certifiées conformes.

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Kritsa  Kritsa7

Ceux qui ont pu voir le film de Jules Dassin, Celui qui doit mourir, adapté du roman de Kazantzakis, Le Christ crucifié, reconnaîtront les ruelles de Kritsa comme toile de fond de cet hymne à la résistance grecque devant l’occupation turque (la place centrale du village porte d’ailleurs le nom de son actrice de prédilection et épouse). Le choix de Dassin n’a rien d’étonnant, puisque Kritsa est le lieu de naissance de Rhodanthe, surnommée Kritsotopoula, jeune fille héroïque dans sa lutte contre l’occupant et qui batailla avec les rebelles crétois dans des habits d’homme, jusqu’à tomber en 1823, sous les balles turques.

Enfin, Kritsa est surtout fameuse pour sa Panagia Kera, église à trois nefs et coupole, dédiée à la Dormition de la Vierge, située sur la route du village. De l’extérieur, ce bâtiment court sur pattes, lourd comme une pâtisserie retombée, encore épaissi par des contreforts bourratifs, ne vous secoue pas de curiosité. Mais une fois le seuil franchi, les couleurs vont littéralement… retentir, sonner, carillonner, vous aciduler le palais.

Panagia Kera

La nef centrale à coupole basse, de structure archaïque, date de la fin du XIIe siècle ; un siècle plus tard, lors de sa restauration à la suite d’effondrements, on la flanquera de deux nefs latérales, communiquant par des passages intérieurs arqués. S’il reste encore des fresques originelles datées du milieu du XIIIe siècle dans l’abside du sanctuaire de la nef centrale, tous ses autres murs seront alors recouverts de nouveaux motifs, comme le seront, au milieu du XIVe siècle, les deux nefs supplémentaires. L’intérêt de la Panagia Kera est donc de suivre l’évolution sur un siècle des motifs, des caractères, de la facture des fresques, admirablement conservées.

Ainsi, de la première couche picturale de la nef centrale dédiée à la Vierge, ne subsistent que des évêques officiants, quelques Saints et des Archanges, suivant une représentation bien établie par les codes de l’époque, empreinte de solennité, de spiritualité… et de sévérité. La seconde vague de fresques de la nef centrale, réalisée cinquante ans plus tard, illustre les grands temps de la vie du Christ, de sa naissance à sa Résurrection, entouré d’Archanges, des Évangélistes, des Apôtres, de Diacres et de Prophètes mais aussi d’une très étonnante vision des enfers, bien audacieuse. Les visages s’humanisent, expriment des sentiments, prennent de la chair et du volume, même si les corps restent encore figés et mal proportionnés.

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La nef Sud, dédiée à Sainte Anne et à la conception de la Mère du Christ, est habillée de  fresques qui s’éloignent totalement du style de la nef centrale : dans une très complète monographie de la Panagia Kera, l’archéologue Katerina Mylopotamitaki relie la fragmentation de l’Empire byzantin après la chute de Constantinople et la disparition d’un pouvoir fort centralisé, avec une liberté d’expression artistique accrue, davantage tournée vers l’homme, ses sentiments et les problèmes sociaux de l’époque. Disparue la raideur des postures, les vêtements suivent désormais les mouvements et dessinent les rondeurs des femmes, la ligne épaisse et sombre des visages s’affine jusqu’à disparaître, les couleurs s’éclaircissent, le rendu des scènes acquiert un certain réalisme : les textes bibliques ont désormais des résonnances et des prolongements dans le monde terrestre.

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Les couleurs des fresques du Jugement Dernier de la nef Nord, vouée à Saint Antoine, claquent un peu moins : il faut bien reconnaître que le sujet se prête à plus de sobriété, respectant ainsi le caractère funèbre de la thématique. Néanmoins, on retrouve comme dans la nef Sud, des visages fins et expressifs et des vêtements aux plissures délicates.

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De nombreux commentateurs soulignent l’apparition du clair-obscur dans le traitement des visages, dès la fin du XIIIe siècle, dans la seconde couche picturale de la nef centrale, puis dans les deux autres nefs. J’ai eu beau chercher les effets d’ombre et de lumière, force est de constater qu’il ne s’agit en fait, pour donner du relief aux traits des personnages, que de coups de pinceaux blancs sur de l’ocre claire, creusée d’ocre brune. Il y a loin de la coupe aux lèvres…

 

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