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Le Présent Défini
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19 novembre 2015

Fragment d'un voyage immobile... vers la léthagie.

BoussoleBoussole, roman de Mathias Énard

Actes Sud, 2015 - Prix Goncourt 2015

 

Quelle consternation ! Quelle déconvenue ! Trois ans d’attente depuis le dernier opus pour 378 pages indigestes, asphyxiantes, inabordables. Si fort que j’aime Mathias Énard, si idolâtre que je sois de ses précédents livres, il m’est impossible de défendre celui-ci, qui m’est tombé des mains par trois fois, et dont je ne suis péniblement venue à bout que par déférence envers l’homme de plume ; un pensum, un Himalaya de l’ennui, - d’aucuns* l’ont même élu somnifère de l’année -, un gavage forcé qui vous laisse hébété.

Comment parvenir à assommer à ce point un lecteur quand on lui parle d’avant et d’ailleurs, du XIXème et des rêves d’opium, de Palmyre et d’Istanbul, de Liszt et de Mahler, de Rimbaud et d’Annemarie Schwarzenbach ?

On aurait tant aimé retrouver dans Boussole, un peu de cette poésie, de cette grâce, de cette délicatesse de style dont Mathias Énard faisait preuve pour nous raconter Michel-Ange, et ses projets de pont sur la Corne d’Or. Mais à trop vouloir nourrir son propos, à radoter un peu aussi, à laisser filer sa plume sans contrôle ni relecture (combien de fois retrouve-t’on le mot « altérité » ? - j’ai cessé de compter à 15…), l’écrivain passe à côté d’un grand ouvrage.

Le livre (je n’ose dire roman, puisqu’aucune trame, aucune histoire ne vient soutenir l’édifice) se confond avec le monologue et les divagations d’un musicologue insomniaque viennois durant une nuit pluvieuse, qui vient d’apprendre que ses jours sont désormais comptés. Le quadragénaire rumine son infortune, fait le bilan d’une carrière universitaire sans grande envergure et reconstruit ses souvenirs du Proche-Orient, sillonné au hasard de ses postes, lorsqu’il n’était encore qu’un jeune chercheur. Et surtout, il s’adresse à sa belle inaccessible, une Orientaliste de renom qui fuit toujours plus à l’Est, avec qui les rendez-vous manqués furent légion.

Alors, indéniablement, globe-trotter formé aux Langues O’, familier de l’arabe et du persan, chercheur en Turquie, Syrie et Iran, Mathias Énard maîtrise son sujet et insuffle à son livre le vécu de ses rencontres, de ses découvertes et son savoir encyclopédique. Mais sans se demander à aucun moment si le lecteur moyen peut le suivre dans ce catalogue étouffant de références livresques, d’anecdotes, de culture démente, d’érudition si pointue qu’elle en devient infernale.

Les rêveries du musicologue sont une suite de digressions sans fin, de détours prompts sur un détail, de cabrioles impétueuses, de virages en épingle à cheveux, comme une bille de flipper hors de contrôle qui ricoche frénétiquement. Mathias Énard manie de plus un « name dropping » continuel un peu crispant : sur deux simples pages qui précèdent le récit du dernier concert viennois donné par Beethoven déjà atteint de surdité, il est capable de suivre soudain une idée et de rebondir sur pas moins de vingt cinq noms, de Hammer-Purgstall à Louis-Philippe, en passant par Beethoven, Dr Glossé, A. et T. Apponyi, Chopin, Liszt, Sand, Balzac, Hugo, Lamartine, Metternich, Napoléon, Talleyrand, Goethe, Hafez, Schubert, Mendelssohn, Schumann, Strauss, Schönberg, Rückert, Jalal od-Din Roumi, Louis XVI et Louis XVIII ! Cela devient totalement apocalyptique lorsqu’il s’amuse ainsi avec des compositeurs, poètes, traducteurs, philosophes, diplomates arabes, voire des leaders de tribus bédouines, de nous connus ni des lèvres ni des dents : pas une note, pas une ligne biographique, le néant, on navigue en terre inconnue.

S’attacher aux personnages est difficile, tant leur seule raison d’être est d’étaler continuellement leur bagage doctoral, même lorsqu’ils se draguent, qu’ils s’adonnent à l’opium, qu’ils fréquentent les bordels, qu’ils fouillent des sites archéologiques, qu’ils organisent des nuits à la belle étoile, ou qu’ils perdent pied dans des crises de folie. Sont-ils verbeux et pédants ! De plus, tous répondent à un schéma préétabli qui confine à la caricature ; la belle est évidemment sublime, brillante, insaisissable, multilingue, incarnant à elle seule toutes les saveurs de l’Orient, les chargés de thèse sont vieux et libidineux, les archéologues trafiquent les œuvres d’art en sahariennes et foulards couleur crème, les chercheurs abusent des paradis artificiels et finissent timbrés…

Mais qu’est donc censé servir ce colloque perpétuel pontifiant ? L’Orient, ou plutôt les relations entre Orient et Occident, leurs limites floues, leurs enchevêtrements, leurs allers-retours culturels, les échanges et les emprunts ; « sur toute l’Europe souffle le vent de l’altérité, tous ces grands hommes utilisent ce qui leur vient de l’Autre pour modifier le Soi, pour l’abâtardir, car le génie veut la bâtardise, l’utilisation de procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant de l’église et de l’harmonie ». Ainsi, la musique s’enrichit de ces dialogues constants où elle va et vient, adoptée, renouvelée, puis renvoyée dans sa culture d’origine où elle séduit encore davantage, comme s’il y a avait du soi en l’autre. Pas d’Occident dominateur ni d’Orient dominé, car l’Orient est une construction, une illusion, un ensemble de représentations dans laquelle chacun puise à l’envi. C’est à Lucie Delarue-Mardrus que nous devons cette phrase extraordinaire : « Les Orientaux n’ont aucun sens de l’Orient. Le sens de l’Orient, c’est nous autres, les Occidentaux, qui l’avons. » L’Orientalisme n’est en fin de compte qu’une construction mentale, une rêverie, une déploration, une exploration toujours déçue. Tous les voyages vers l’Est sont une confrontation  avec ce songe. Il y a même un courant fertile qui construit sur ce rêve, sans avoir besoin de voyager. Heinrich Heine glissera à Liszt avant son départ pour Constantinople : « Comment ferez-vous pour parler d’Orient quand vous y serez allé ? »

Nombreux furent ces orientalistes tentés de guérir leur mélancolie foncière par cet ailleurs ; la quête de soi au travers des autres… Peine perdue, ils se sont fracassés sur leur propre exil.

 

* Je parle de vrais lecteurs, pas de la presse cireuse de pompes.

 

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14 avril 2015

Un requiem et des couacs...

La C

La Clarinette, roman de Vassilis Alexakis

Seuil, 2015

 

J’apprécie habituellement chez Alexakis son aptitude à associer astucieusement fiction et réel, à donner des clefs inattendues pour un peu mieux cerner ses compatriotes, à doser son bagage d’érudit, je goûte ses dérapages, ses digressions, sa manière de faire parler les absents, sa fausse légèreté, son élégance. Mais encore faut-il que le texte, parfois glissant, se resserre autour d’un centre fort, d’un sujet clairement défini. Or, ce dernier roman souffre d’un assemblage contraint de propos discordants, que l’auteur tente maladroitement de faire cohabiter : les coutures deviennent alors trop ostensibles, la narration boiteuse, le dessein confus.

Ça partait pourtant bien : le narrateur se rend compte un beau matin qu’il a oublié le mot clarinette, en français comme en grec, impossible de retrouver le nom de l’instrument. Son parcours dans les rues de Paris pour retrouver le mot fugueur vire à la traque cocasse avant de devenir un gouffre qui peut tout engloutir. Car cette étourderie lui renvoie surtout sa mémoire usée, mise depuis trop longtemps à contribution pour garder le contact avec sa langue et son pays d’origine. En grec, c’est la chose oubliée qui prend l’initiative de disparaître, de se soustraire à notre vigilance. Puisque les mots ont leur vie propre, qu’ils sont enclins à se carapater et que l’on tient à garder des bonnes relations avec son passé, c’est qu’il est temps de rentrer à Athènes. Mais on ne retrouve pas les siens, vivants ou partis, sans faire un état des lieux précis de son pays d’origine, surtout lorsque la crise économique, la mainmise de la Troïka et l’influence croissante d’Aube dorée, ont redistribué les cartes.

Le roman devait d’ailleurs s’imposer en langue grecque, avant que l’éditeur et ami de longue date d’Alexakis ne soit irrémédiablement rattrapé par la maladie. L’écrivain, porté sur les dialogues d’outre-tombe, poursuit alors ses conversations avec ce frère choisi trépassé : Il m’a fallu un certain temps pour réaliser que j’avais besoin de te parler et qu’il était absurde de m’adresser à toi dans une langue que tu ne pouvais comprendre. Le grec nous aurait éloignés l’un de l’autre. Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec un livre bancal, qui oscille entre le passé et le présent, la Grèce et la France, les réminiscences heureuses et l’actualité cruelle, les fêtes athéniennes et le pavillon des cancéreux, Exarcheia et le 6ème arrondissement de Paris. L’écriture est indécise, hésitant entre le journal intime tendre et le reportage journalistique sec. Pour toute béquille justificative, l’auteur fait dire à son ami qui subit une lourde thérapeutique, j’ai l’impression que l’Europe et le FMI infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand’chose. Un peu facile, le raccommodage tout de même…

De plus, Alexakis met son lecteur dans une position de voyeurisme assez inconfortable, dans ce qui n’est que de l’anecdote germanopratine redondante : les pages consacrées à son éditeur disparu (Jean-Marc Roberts*, pour ne pas le nommer) sont un sommet d’ennui pour tous ceux qui gravitent loin du microcosme parisien des prix littéraires. Le lecteur subit les longues pages de leurs dîners assommants (avec moult détails des menus), les dessous de leur vie privée et familiale, leurs goûts respectifs en matière de femmes, leurs tête-à-tête vides, la liste précise des errances immobilières de Roberts dans Paris, l’étendue de son carnet d’adresses et de ses bonnes relations avec les gens qu’il faut, son panégyrique dithyrambique constant, et on baille ferme. Décidément, les bons sentiments et la littérature ne font pas bon ménage. S’imaginer que les relations amicales d’un écrivain vieillissant et de son éditeur (même devenu personnage de fiction) intéresseront quelqu’un, passées les frontières du boulevard Saint-Germain, relève d’une sacrée suffisance.

Alors, évidemment, il y a ces pages consacrées à Athènes, qui, elles, tapent dans le mille. On boit du petit lait à suivre Vassilis Alexakis pilonner l’église orthodoxe, - rappelant son avidité, ses mensonges historiques et ses liaisons dangereuses avec l’extrême-droite -, et s’écharper carrément par voie de presse avec le métropolite du Pirée (p. 98, 99 et 100). On aime qu’il prenne le temps de remettre en perspective historique les raisons de la gabegie financière commencée dès les années 1980, quand Andréas Papandréou a chargé l’avenir des dépenses du présent,  pour sortir le pays de la pauvreté. Car la Grèce est passée à côté de la Renaissance et a ignoré le siècle des Lumières qui a établi les principes de la modernité. Placé sous contrôle étranger, le pays a vu émerger une classe politique sans pouvoir, dont l’idéologie se limitait à la défense acharnée de leurs intérêts particuliers. Les dirigeants sont toujours écartelés entre la nécessité de satisfaire leurs protecteurs et leurs électeurs. Ils ont conservé la même vision clientéliste du pouvoir qui explique l’hypertrophie de l’administration et aussi sa médiocrité (p. 314 et 315). On l’écoute nous raconter des anecdotes de la Grèce « d’avant », celle des rapatriés de 1922, celle de l’hiver 1941-1942 où les gens mouraient de faim en pleine rue, nous amener sur les traces de Sophocle et de Périclès, nous rappeler les origines du rébétiko, nous apprendre à danser le zeïbékiko. On le suit au cimetière du Céramique, où les amoureux sans toit se retrouvent la nuit, mais aussi dans les quartiers pauvres d’Athènes, qui accueillent les réfugiés comme ils le peuvent. Le constat est lucide sans être amer : comment avons-nous fait pour rendre aussi misérable un si beau pays ? Nous avons toujours excellé dans la fabrication des mythes : c’est le seul talent que nous avons hérité de nos ancêtres. Hélas, nous avons renoncé à leur goût pour la vérité et "faute d’un mot, j’ai été entraîné dans la fuite et l’exil, et la vie de mendiant pour toujours" **.

  

* Jean-Marc Roberts (passé par Julliard, le Seuil, Fayard puis enfin Stock), éditeur donc de Vassilis Alexakis depuis ses débuts, de Michel del Castillo, de Philippe Claudel, d’Érik Orsenna, mais aussi d’Aurélie Filippetti, de Christine Angot et de Marcela Iacoub - moins classe sur le déclin - amateur de coups médiatiques et ami fidèle du détrousseur de vieilles dames, François-Marie Banier.

** In Œdipe à Colone, Sophocle.

 

25 janvier 2015

Athènes, la vie d'après... variations.

81Qzo7a3oiLEva (Ευα), roman d’Ersi Sotiropoulos

Stock, « La Cosmopolite », 2015

Traduction Michel Volkovitch

 

Ersi Sotiropoulos aime décidément les personnages bancals, mal arrimés à leur vie ; après la culbute d’un sous-secrétaire d’État dans la courte parenthèse prospère que furent les années 2000, la romancière nous colle aujourd’hui aux basques d’une héroïne à la dérive pendant une nuit de Noël, dans une Athènes que la crise économique vient d’harponner. Ce portrait de femme en extérieur peut dérouter à la première lecture si on le considère comme un roman contemporain ordinaire à l’intrigue rondement menée ; or, Ersi Sotiropoulos rédige comme un diesel, faisant encore une fois le choix d’une longue mise en place ronronnante, avant de laisser ses personnages partir enfin en roue libre. Pour faire simple, Eva tiendrait d’Antonioni, de Losey et de Panos Koutras.

Entre Eva et son mari Nikos, le silence, l’ennui, l’incommunicabilité, ont remplacé l’euphorie des débuts. Le couple d’artistes ratés (elle, dans la littérature, lui, dans le dessin) s’est délité mais joue les prolongations, englué dans les déceptions, les revers et les factures qu’ils peinent à régler. Une première gifle vient de désagréger le peu qu’il restait. Le livre s’ouvre sur ce qui deviendra leur dernière soirée en commun, une fête dans une boîte de nuit où s’exhibe le gratin culturel et politique d’Athènes, ramassis de « bouffons, de pseudo-intellos et de détraqués ». Le couple traverse la soirée en invisible, « personne n’est venu nous parler, tous ceux qui passaient à côté nous bousculaient et tournaient les talons sans s’excuser … Nikos absorbait cette indifférence, ce mépris, par tous les pores de la peau ». Tous les deux flirtent tristement avec d’autres perdants, durant cette notte frelatée où l’on comble le vide avec des illusions. L’irruption des premiers laissés-pour-compte de la crise, venus quémander travail et nourriture dans l’antre des nantis titubants et vaseux, précipite les fêtards dans la ville.

Commence alors l’errance d’Eva en solitaire dans la nuit glaciale, dans une Athènes déserte, comme filmée en noir et blanc. Passablement défoncée, Eva mélange réalité et hallucinations, et contemple dans les magasins crasseux d’Omonia « des bestioles à carapaces dorées… des insectes capables de diffuser une lumière d’une immuable intensité. Un halo l’enveloppait comme une auréole et les rayons aveuglants embrasaient le corps minuscule ». L’atmosphère vire à l’étrange, la ville devient ruine mortifère, linceul grisâtre où s’étendent les sans-logis. L’Athènes de carte postale est écartée au profit de sa face cachée, un décor hostile, usé, pourri, bas-fond sordide devenu repère de marginaux en tout genre. « La chaussée était crevassée, de grands trous béaient, remplis d’eau stagnante… les dalles semblaient avoir explosé, des pierres, des fils électriques et des tuyaux rouillés émergeaient à la surface du sol comme d’un ventre ouvert. Les pierres louchaient…chaque flaque emprisonnait un œil d’argent dans ses eaux troubles ». L’hôtel du Parthénon n’abrite plus qu’une faune hétéroclite de vieilles putes sur le retour, de camés, de mediums boiteuses et de pickpockets, comme exilés dans un no man’s land oublié, que les promoteurs laissent se gangréner pour mieux spéculer.

Mais, c’est ici qu’a lieu la collision frontale entre le monde réel et les visions extravagantes d’Eva, dans un temps suspendu où surgissent des personnages trop burlesques pour être réels : comme Alice suivrait son Lapin Blanc sans se poser de questions, Eva se met à la remorque de quatre individus aussi improbables que leurs noms, comme cette Moïra, dont la jarretière pend entre les genoux « parce qu’il faut qu’un truc cloche, sorte des clous. Sinon, la vie est insupportable ». Cette parenthèse chaleureuse permet à Eva de remonter le fil de son mal-être dans des monologues sans concession, jusqu’à l’élément déclencheur, un contact furtif avec un voleur à la tire pas très doué qui a su «rappeler d’autres gestes et frôlements que je m’étais moi-même interdits. Des gestes oubliés mais bien réels ». Le souvenir de sa voix  « suffisait à me réchauffer, répandant un souffle de liberté, un espoir ». La longue flânerie à travers les rues d’Athènes singulières n’est en fait qu’un voyage dans le psychisme d’une femme qui redécouvre au bout d’une nuit de divagations ce qu’elle est réellement, et la solitude de son existence qui lui a échappé. Évidemment, dans le petit matin neigeux qui la ramène chez elle, cette introspection nocturne laissera plus que des désillusions, Ersi Sotiropoulos maniant d’une plume acide l’ironie et le pessimisme.

 

18 janvier 2015

Athènes, la vie d'avant...

41aGqBoPK-LDompter la bête (Δαμάζοντας το κτήνος), roman d’Ersi Sotiropoulos

Quidam Éditeur, 2011

Traduction Michel Volkovitch

 

Á trois milles kilomètres d’Athènes, bien audacieux celui qui espère vraiment comprendre ce qui se passe depuis six ans dans le berceau de la démocratie. On a beau y passer du temps, se vriller le cervelet sur les subtilités de la langue, laisser parler les Grecs que l’on croise en chemin, lire toute la glose journalistique, harceler de questions les amies expats’, peine perdue, on entend tout et son contraire, vérités, approximations, calomnie, mystifications… le plus simple était de demander à Ersi Sotiropoulos, née à Patras en 1953, de nous brosser le portrait d’une certaine société athénienne, celle au pouvoir au début des années 2000, avant le grand plongeon ; nul doute que la romancière connaisse son sujet de l’intérieur, on allait donc y voir un peu plus clair dans les faux-semblants.

Eh bien, on est servi. Le roman s'ouvre sur une peinture sarcastique des mœurs et coutumes des anciens opposants de gauche en exil durant la dictature, arrivés au pouvoir en cultivant des relations douteuses, totalement aveugles aux premiers symptômes du chancre qui gangrène toute la société ; corruption, paresse, cynisme, dépravation, irresponsabilité, le navire prend déjà l'eau pendant que la bourgeoisie abêtie de la banlieue chic du Nord d'Athènes danse avec insouciance et narcissisme sur le pont. La ploutocratie tient tous les pouvoirs en main, elle croit encore aux lendemains qui chantent à coup de pots de vins, de privilèges, forte d'une richesse à crédit qui semble couler à flot. Que cette prospérité aussi soudaine qu'inattendue soit déjà en sursis n'effleure pas grand monde. Aris Pavlopoulos est pourtant de ceux-là, d'une manière... indirecte. Sous-secrétaire d'État, puis simple conseiller d'un obscur ministre, clairement rétrogradé avant d'être remisé en "disponibilité", ce quinquagénaire libidineux, poète à ses heures, subit en une vingtaine de jours une dégringolade professionnelle, familiale et artistique. L'univers personnel d'Aris se délite en même temps que se referme la parenthèse frivole sur une crise du pouvoir toute proche. Il sait que cette vie facile et superficielle n'aura qu'un temps, car elle sonne faux. Son emploi est bidon, sa belle épouse italienne, anorexique et névrosée, son fils unique, retardé, sa mère, alcoolique et accro aux séries américaines, sa maîtresse, intéressée et un poil perverse. N'avait-il pas affublé son premier recueil de poèmes d'un titre prémonitoire, "Les Tambours de la Défaite"?

Il va suffire alors d'une simple question de sa mère sur un événement lointain de son adolescence pour que bascule cet équilibre précaire dans un désarroi existentiel. Comme ces lotophages qui consommaient les exquises fleurs de l'oubli, Aris a mis depuis longtemps sa mémoire en sommeil, s'est construit un passé pour supporter son présent boiteux. Mais que se passe t-il le jour où les souvenirs se réveillent et que l'on doit faire face à la vérité ?

Ce glissement subtil de la fresque sociale vers le roman d'introspection est la grande réussite du livre. À travers la chute d'Aris qui ne s'y retrouve plus dans une histoire déformée, c'est tout un pays qu'Ersi Sotiropoulos met face à son amnésie sélective. Ne plus savoir qui l'on est, d'où l'on vient, est un aller simple pour une déconfiture annoncée. Voire davantage. Aris s'imagine tenir comme il le peut sa vie en main alors qu'un concours de circonstances, de coïncidences rondement tissées par le Destin, l'amène en droite ligne vers le grand saut final.

Et, cerise sur le gâteau, la romancière fait de la ville d'Athènes un personnage à part entière, une entité fabuleuse, grouillante de vie, braillarde, paralysée par un trafic du diable mais inépuisable source de vitalité : Il aimait Athènes, une ville moche, plus moche de jour en jour... une ville pour les porcs, fantastique... elle avait, cette ville, une énergie incroyable. (p. 28). Les rues adjacentes étaient pleines de voitures qui se déversaient dans la voie principale. Où allaient-ils tous à trois heures de matin, joyeux et pomponnés, vitres baissées, musique à fond ? Grecs de merde. Il était plongé dans une mer de voitures qui klaxonnaient toutes ensemble. Dans des moments pareils elle lui plaisait, Athènes, il y avait là une intensité qui l'électrisait. Ville géniale. Il mit la main dehors et frappa la portière en cadence. (P. 174)

 

11 janvier 2015

Christos Chryssopoulos… un rendez-vous presque manqué, mais pas tout à fait.

J’avais prévu de démarrer l’année avec lui, à l’heure où les beuglements venus d’outre-Rhin  contestent à un pays européen la plus élémentaire liberté de conscience, le choix d’élire qui lui sied. Le timing étant parfait, j’ai donc ouvert avec une mine réjouie Une lampe entre les dents (Φακος στο στομα) - Éditions Actes Sud, 2013, avant de déchanter et que le livre me tombe littéralement des mains. Je ne connaissais de Christos Chryssopoulos (né en 1968) que la réputation qu’on lui prête, ses dons multiformes (professeur, critique, traducteur, essayiste, photographe, vidéaste, lauréat du prix de l’Académie d’Athènes en 2008) et quelques avis de critiques littéraires patentés, le considérant comme « l’un des plus prolifiques et des plus originaux écrivains de sa génération ». Original, certainement. Tellement que je m’y suis perdue, incapable de trouver une place dans ce récit sec, fuyant, hybride, mais surtout anesthésié.

Une lampe entre les dents se veut le récit des déambulations de l’auteur dans les rues d’une Athènes bouleversée par plusieurs années de crise. Cette chronique tricote des éléments réels, de la fiction et des digressions générales sur la ville. Ce n’est pas un reportage, encore moins un essai, ni une réflexion, c’est un Objet Littéraire non Identifié où l’on apprend en fait peu de choses sur la transformation d’une capitale saignée à blanc par la récession. Car l’auteur parle avant tout beaucoup de lui, de son rapport à l’espace, à l’identité, à sa condition d’écrivain et même lorsqu’il échange avec un SDF, son discours le ramène toujours à son introversion. L’auteur flâne, photographie, constate froidement les modifications que le paysage urbain a subies, croise tous les laissés-pour-compte, sans empathie, sans émotion. À l’opposé, il se vautre avec délice dans l’intellectualisme le plus revêche, le plus hermétique, à grand renfort d’expressions pour moi nébuleuses : « La pensée se projette en un espace intermédiaire défini par notre répugnance à choisir une fois pour toutes l’un ou l’autre extrême (attention : je n’ai pas dit de façon disjonctive) ». Athènes fonctionnerait selon les lois de l’entropie, elle est une hétéropie, … un continuum spatial, … un gigantesque processus de subjectivation.

Page 67 : « Je regardais les passants quand mes yeux se sont attardés sur les pas d’un homme qui marchait pieds nus dans ses chaussures. Enveloppés de haillons en guise de chaussettes… Les lumières d’une vitrine voisine éclairaient une blessure qu’il avait sur la cheville gauche et ça m’a aussitôt fait penser aux chaussures du tableau de Van Gogh et au débat entre Heidegger et Schapiro* (avec entre eux l’intervention contestable de Derrida)… ». Alors, soit je fonçais questionner ma moitié sur les références philosophiques qui me font cruellement défaut - mais je pressentais de longues heures d’ennui assurées** -, ou bien je déclarais forfait, en feuilletant paresseusement les 53 pages restantes (heureusement, le Monsieur écrit court), toutes aussi assommantes. La deuxième option m’a semblé plus raisonnable. Je reposais donc le pensum en bougonnant.

1 2

Mais dans la pile de livres qui m’attendait, dormait un second ouvrage du même auteur, La Destruction du Parthénon (Ο Βομβιστης του Παρθενωνα) - Éditions Actes Sud, 2012, plus proche d’un roman - et encore… - que d’un embrouillamini égocentrique et indigeste. Quatre-vingt onze pages alignent les pièces du dossier, morcelé comme autant de vérités, un peu bancal, impartial aussi (témoignages, aveux, pièces à conviction, photographies, archives) d'un attentat fomenté par un jeune athénien contre le monument qui veille sur la ville depuis deux mille cinq cents ans, le Parthénon, l'incarnation quasi-sacrée d'Athènes dans l’inconscient collectif. Il y avait bien eu dans les années 1940 une bande d'énergumènes*** pour coucher sur le papier la volonté de faire carrément sauter l'Acropole, mais désormais c'est chose faite, le Parthénon est parti en fumée un soir d'été. Évidemment, avec Christos Chryssopoulos, ce n'est jamais limpide et on se doute bien que le Parthénon n'est qu'un prétexte tout trouvé pour nous parler d'autre chose****. Car l’édifice voué à Athéna n'est jamais nommé, il est "Lui", "Il", entité trop puissante, ou trop distante, dont il ne faut pas prononcer le nom : "Qu'est ce que la ville sans Lui ? N'était-ce pas auprès de Lui que nous trouvions refuge quand cela était nécessaire ? ... Notre ville ne Le méritait pas, elle ne Le valait pas... c'est la ville, c'est elle qui L'a tué. Car derrière le Parthénon, c’est de l’identité grecque qu’il s’agit : comment exister lorsque l’on a perdu « un point de repère unique qui, pour cette raison même, remplit de multiples fonctions. Il n’existe alentour aucun autre jalon identifiable et si ce lieu de mémoire venait à manquer, alors nous aurions le sentiment de vivre dans un monde étranger. » Faut-il sacrifier le passé, se détacher des vieilles pierres pour enfin exister ? Car après tout, l’édifice - du moins ce qu’il en reste, enlaidi d’étais et de grues -  n’a comme grandeur que celle qu’on veut bien lui prêter. « Je cherchais seulement à nous libérer de ce que d’aucuns considéraient comme la perfection indépassable. Je me voyais comme quelqu’un qui offre un cadeau, qui propose une issue, qui relève un défi… il devait tomber, à n’importe quel prix. » Le criminel, Ch. K. (dont les initiales ressemblent étrangement à celles de l’auteur) abomine la disparition de l’idéal antique au détriment de la laideur d’une ville indigne de son histoire : qu’ont fait les Athéniens de cet idéal de Beauté, devenue vertu oubliée ? Le monologue de l’insoumis vire alors au réquisitoire à charge contre ses contemporains : avidité, ignorance, bêtification, repli sur soi, lâcheté, torpeur, et surtout cette servitude aux colonnes de marbre mal rafistolées, tout y passe. Mais lorsque le symbole s’écroule, que là où Il se dressait, il n’y a plus que le ciel, les Athéniens, pour la première fois, « n’ont plus d’origine… le parcours doit être réinventé, l’histoire doit être réécrite. »

Le sacrilège fera t-il office de catharsis pour contraindre les Grecs à se construire un futur en tournant le dos à un passé trop accablant ? La prise de conscience n’aura pas lieu, on rebâtit à l’identique le Parthénon. Christos Chryssopoulos cite Giorgio Agamben (philosophe italien né à Rome en 1942) comme dernière pièce du dossier « le sacrilège est la tâche politique de la génération qui vient » *****. Selon l’auteur, « cela signifie que cette génération doit être capable de changer elle-même »…

 

* Je vous rassure, je ne sais absolument pas de qui on parle non plus…

** Oui, on peut être totalement sourde à la Philo, je n’y peux rien.

*** La Société des Saboteurs Esthétiques d'Antiquités, par la voix de son Président, le poète surréaliste Yorgos Makris (1923 - 1968).

**** De nombreux lecteurs grecs ont pris au pied de la lettre la provocation de Chryssopoulos, l’amenant à se justifier d’avoir choisi une telle métaphore. « La destruction de monuments est moralement fausse et politiquement inutile », a-t-il martelé à chaque interview ou conférence. Cette réaction épidermique des Athéniens justifie à elle seule le roman.

***** Profanations, trad. Martin Rueff, Rivages Poche, n° 549, 2006, 128 p. – un livre d’actualité...

 

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1 septembre 2014

Le Cercle des chats disparus...

9782848050140_1_75Les Sept Vies des chats d’Athènes (Οι Εφταψυχες των Αθηνων), roman de Takis Théodoropoulos

Éditions Sabine Wespieser, 2003

Voilà de quoi faire patienter ceux qui ne retourneront en Grèce, que lorsque les autres en seront rentrés. En attendant Athènes dans six jours (croix matinale sur le calendrier, comme le trouffion qui attend la quille), pour en retrouver la saveur et le caractère, voici un court récit qui philosophe un peu, se moque beaucoup et déraille énormément.

Si les Égyptiens et les Hindous donnent au chat neuf vies, les Grecs lui accordent sept âmes. Le chat efflanqué, le greffier solitaire, le félin errant, relèvent du nécessaire et de l’inévitable dans les rues d’Athènes ; car contrairement au matou châtré et obèse qui ronronne sur les cousins cossus de ses maîtres, «aussi longtemps que vivra le dernier chat de gouttière, rien ne sera perdu, l’esprit antique restera vivant et ne périra point ». Le Cercle des sept-âmes, assemblée de dames sur le retour, souvent veuves et un peu frustrées, dominé par un président érudit, spirituel et séducteur à ses heures, s’est donné la mission de défendre la présence des vagabonds à poil dans les cités européennes, mais surtout et d’abord à Athènes ; car ces vaillantes initiées et leur mentor sont convaincus que les chats de gouttière sont les nobles réincarnations des philosophes antiques, « qui errent parmi nous, drainant leur vérité ». Pour déchiffrer les mouvements et desseins de ces félins, les membres du Cercle ont découpé Athènes en territoire qu’elles arpentent nuitamment, suivant Platon ou le cynique Antisthène, dans leurs déambulations et jeux nocturnes.

Alors, lorsqu’en prévision des Jeux olympiques de 2004, la cité, berceau de la philosophie, doit éradiquer le chat des rues par mesure de salubrité, la contre-attaque s’organise ;  apprentissage du miaulement, sit-in à Syndagma, mobilisation de la télévision, articles de presse, réunion des chats philosophes entre la première et seconde lune du mois d’août, la cause devient une affaire d’état qui dépasse les plus folles espérances des pasionarias des gouttières.

Takis Théodoropoulos s’est visiblement beaucoup amusé à faire dialoguer le monde contemporain et l’antiquité, le quotidien et les sphères supérieures qui régissent les destinées, la réalité et le conte. La plume est vive, légère, insolente et désopilante. Nul besoin de potasser à nouveau vos livres de Terminales, Théodoropoulos donne aux chats philosophes leurs lettres de noblesse en les répertoriant selon des fiches biographiques officielles, légèrement revues et corrigées…

 

24 août 2014

Du superflu... sauf les restes

41qRcEPZplLL’Unité (Enhet), roman de Ninni Holmqvist

Éditions SW Télémaque, 2011

Je finissais par désespérer… été parisien mouillé qui n’en finit pas, des vêtements d’automne ressortis dès le 18 août, des matins frileux où l’on retrouve des escargots sur ses fenêtres… et pas grand-chose à se mettre sous la dent côté musique, film, opéra ou bouquin. De déception en déconvenue, de désappointement en dépit bileux, j’ai tendu la main sans conviction vers ce qui devait être mon énième échec de la saison, le premier roman d’une suédoise née en 1958, nouvelliste et traductrice. Je lis habituellement peu les Scandinaves, à l’exception de Dreyer je préfère rester très éloignée de leur cinéma, trop souvent délétère, et je n’aime ni Grieg, ni Sibelius. Pourtant, je dois à Ninni Holmqvist une de ces improbables rencontres littéraires, une vraie secousse qui m’a laissée toute pantelante, le dernier paragraphe achevé. Il y a des romans qui émeuvent, qui séduisent, qui emportent, qui épouvantent et puis il y a ceux qui, l’air de rien, provoquent un séisme parce qu’ils posent simultanément un tas de questions très dérangeantes auxquelles on ne voudrait surtout pas répondre.

La romancière nous emmène dans ce qui pourrait être la Suède de demain, une société occidentale où la liberté individuelle et l’épanouissement personnel ne sont plus des valeurs de référence ; la primauté de la communauté, l’égalitarisme strict, le sacrifice de ses propres intérêts pour le bien de tous, sont devenus des corollaires du développement économique qui soutient le progrès du pays. Nul besoin de basculer dans un régime totalitaire, la Suède est toujours une démocratie qui a su faire valider par son peuple ce léger glissement d’idéal, en suivant un raisonnement très simple : si la société repose sur l’égalité de tous les citoyens, nul frein ne peut être mis en place à l’évolution de carrière des femmes. Donc, du partage à part égale du congé parental, on passe à la crèche obligatoire pour tous les enfants ; plus d’excuse pour à la fois ne pas procréer et ensuite travailler dur à l’enrichissement du pays. Cette abondance produite est alors partagée de manière équitable entre les citoyens, de manière à promouvoir la reproduction et la croissance. « Je vis et je meurs afin que le P.I.B. augmente ». Mais, quand la maladie, symbole criant de l’injustice, tombe au hasard sur les citoyens, l’état trouve la panacée suprême : utiliser les organes des superflus, ceux restés, volontairement ou non, en marge de cette obligation de procréation et d’enrichissement, au contraire des nécessaires. Á cinquante ans pour les femmes, à soixante ans pour les hommes, les superflus sont emmenés à L’unité, banque de réserve de matériel biologique, pour servir de cobayes, puis de donneurs d’organes, enfin pour accomplir le don final, qui saura redonner un sens à leur vie considérée stérile et égoïste. Moyen radical de traiter dans le même temps du déficit chronique des retraites et de la sécu.

Dorrit Weger, sans enfant, sans parent à soigner, sans richesse, peu rentable donc, fête ainsi son demi-siècle en passant la porte de cette cité du non-retour, gigantesque et hermétique blockhaus de verre truffé de caméras et de micros. L’État n’a pas lésiné sur le confort des résidents, l’Unité a tout d’un village de vacances luxueux avec spa haut de gamme, température et météo constante, soleil artificiel, gymnases, jardin d’hiver, atrium, bibliothèques, cinémas, boutiques, activités diverses de loisirs, fêtes de bienvenue et évidemment soins médicaux dernier cri. La vie de Dorrit ne lui appartient plus, d’autres ont posé sur elle un jugement sans appel.

On imagine alors découvrir ces cadavres en sursis révoltés, réfractaires, mutins, insoumis. Il n’en est rien, à peine un sentiment d’injustice affleure-t-il parfois. Car tout a été pensé pour conditionner ces pensionnaires et les priver de leurs instincts de survie, anesthésiant les envies de fuite. Dans le monde extérieur, les superflus sont souvent des intellectuels, des solitaires, des indépendants, pour qui concevoir, consommer et accumuler n’a aucun sens. L’unité leur donne pour la première fois l’occasion de faire l’expérience d’une solidarité, d’une complicité, d’une amitié forte basée sur une épreuve commune. Dans ce temps raccourci qui est donné à Dorrit, il devient urgent de rencontrer, de connaître, d’échanger, d’aimer et de vivre. Le mouroir classieux est paradoxalement un lieu créateur de bonheur ; qu’importe l’issue fatale programmée quand on découvre sur le tard la fraternité, l’entraide, et l’amour. Ces liens nouveaux, forts, sincères, piègent ces seniors qui vont droit à l’abattoir sans faire de bruit, de crainte d’effrayer les nouveaux arrivants.

Ce roman qui tient du Soleil Vert, de 1984, de l’Âge de cristal, de tous ces livres et films dont les utopies sont devenues cauchemars, met très mal à l’aise parce qu’il ne suit aucun des codes de la Science Fiction. Il nous demande par contre quel sens donner à une vie, à quelle aune estimer sa valeur, si nous savons vraiment ce qui nous appartient et ce que l’on devra rendre un jour, quelle est la place de la liberté si l’on veut garder une cohésion dans une société et si on peut renoncer sciemment à cette liberté pour le bien commun. L’égalité implacable peut-elle être un socle suffisant pour « le vivre-ensemble », le corps humain peut-il être réduit à un simple ensemble de pièces détachées que l’on recycle, jusqu’où aller pour générer toujours plus de profit, sommes-nous condamnés au pragmatisme économique, comment faire cohabiter éthique et capitalisme… il y a tout cela dans L’unité.

L’histoire récente de la Suède n’est sans doute pas étrangère à ces questions politiques, sociétales et philosophiques. En application des lois eugénistes de 1935 adoptées à l'unanimité par le Parlement et visant à empêcher la dégénérescence de la population, quelque 63.000 stérilisations ont été pratiquées entre 1935 et 1975.Les années 50 ont constitué une rupture, où l’on est passé "d'une majorité de stérilisations forcées à une majorité de stérilisations consenties, de l'application des théories eugénistes et de "préservation de la race" à un programme de « planification familiale et de cohésion sociale"*.  Glaçant !

* http://www.lexpress.fr/informations/suede-une-trop-parfaite-democratie_624334.html

 

11 août 2014

Harlem passé au Noir

-Burke-Larue-New1-Jaune911 (Black Flies), roman de Shannon Burke

Éditions Sonatine, 2014

 

Il y a des corporations auréolées par essence de considération, mâtinées d’altruisme, d’humanité et de dévouement ; en sauvant leur prochain, les pompiers et les urgentistes incarnent les anges gardiens de la cité, bardés d’honneur et de prestige, toujours bienveillants envers les plus faibles. Mais on peut faire confiance aux romanciers et scénaristes made in US pour recadrer les images trop lisses. 911 est aux ambulanciers de New-York ce que Hill Street Blues et The Shield furent pour les commissariats des quartiers sinistrés des grandes villes américaines, une plongée peu ragoûtante dans la face cachée d’institutions « régaliennes » soi-disant exemplaires. Shannon Burke, ambulancier* à Harlem dans les années 90, livre une chronique perturbante de ce « sacerdoce », avec toute la sincérité du vécu et des expériences partagées. Pas étonnant qu’il donne à son double narratif le nom lourd de sens d’Ollie Cross**, bleusaille des beaux quartiers surnommé par les vieux briscards « mère Teresa », pétri d’empathie et de bonne volonté pour secourir toute la misère de cette zone oubliée. Cross a choisi ce coin pouilleux après avoir échoué à l’entrée de la fac de médecine, pour se sortir de la théorie du manuel, pour s’endurcir, se coltiner la médecine d’urgence de front, croisement entre le soldat et le secouriste : « nous étions comme des aides-soignants militaires en plein champ de bataille… l’expression ‘zone de combat’ revenait très souvent ». « Des rues sales, des stations de métro délabrées, des poubelles qui débordent, des rats, des terrains vagues, des immeubles condamnés et abandonnés, sans électricité…nous étions en sous-effectifs, nous disposions d’un matériel désuet qui fonctionnait à peine… ». Et la population locale est tout sauf reconnaissante, voyant dans ces hommes les représentants d’un État oublieux de leurs conditions de vie, conséquence des politiques socio-économiques désastreuses successives. Il faut dire aussi que le panel est gratiné : poivrots, toxicos, dealers, clochards, putes séropositives coupant le cordon ombilical de leur nourrisson avec un tesson de pipe à crack, vieillards crasseux et obèses bouffés par le diabète, malades mentales croquant des légumes mis au frais dans la partie la plus intime de leur anatomie***, flics de quartier corrompus et ultra-violents, cadavres très avancés, grouillant de vers, baignant dans leur liquide putride et couverts de blattes… secourir les habitants des districts de West Harlem et de Washington Heights a tout du châtiment, de l’auto flagellation. Violence permanente, détresse et suicide, racisme ordinaire, misère endémique, ingratitude des habitants, il faut s’habituer très vite à la souffrance pour enfiler des semaines de 70 heures, par grand froid ou sous la canicule des étés new-yorkais.

Alors on met très tôt en garde les jeunes recrues : « étant donné la suite sans fin de maladies, de misères et de morts qu’il doit affronter, le professionnel soignant s’habituera à la souffrance, y deviendra indifférent et finira même par la mépriser… un patient, c’est du boulot… l’indifférence est chose commune, les exemples de cruauté spontanées choses communes… vous en viendrez un jour à souhaiter la mort de quelqu’un, par simple paresse ».

Nul ambulancier ne peut faire de vieux os sous son uniforme ; coincés entre un quotidien sordide qu’ils prennent en pleine face et la mésestime imméritée des patients, les cadences infernales et un sérieux manque de moyens, les hommes de la Station 18 s’abîment vite. Les relations amicales ou amoureuses se distendent, se délitent, jusqu’à ne plus vivre qu’entre ambulanciers, comme un corps d’élite qui en a trop vu et qui vit désormais selon ses propres règles. Pas toujours très belles puisqu’aucune vraie fraternité ne lie les ambulanciers (sauf quand l’un d’eux finit avec une balle dans le caisson, une fois franchi le point de non-retour), très occupés à se tirer dans les pattes, à humilier les nouveaux, et à décider qui de leurs patients doit vivre ou mourir. On croise autant de cyniques et de narcissiques que de bienfaiteurs, penchés au-dessus des patients de Harlem : « lorsque vous croisez la mort tellement de fois qu’elle en devient banale, que vous êtes dévoré par la culpabilité d’être vivant parmi les morts, alors vous finissez par devenir parfaitement insensible… de cette indifférence, qui n’est que protection, découle un risque bien particulier du métier. Lorsque plus rien n’a de sens, y compris la vie ou la mort d’autrui, vous n’êtes qu’à un pas du mal. » Et certains ambulanciers le franchissent facilement. Quelques-uns aiment le pouvoir que leur donne la souffrance d’autrui et s’arrogent le droit de malmener des patients inconscients pour les punir d’être camés ou dealers, quand d’autres passent carrément la barrière, et laissent mourir un nouveau-né pour la simple raison qu’ils n’en peuvent plus. La froideur affichée s’est muée en désinvolture criminelle : on survit comme on peut, à la Station 18.

Shannon Burke livre une narration brute, sans chapitres, suite d’interventions toutes plus insensées les unes que les autres, support à l’évolution de son novice et de ses coéquipiers plus aguerris. L’auteur s’est visiblement sorti par l’écriture de sa plongée dans l’enfer des urgences et a su garder une grande part d’humanité envers ses personnages, donc de ses condisciples. Pas de délectation dans le sordide ou de morale à deux dollars, juste une tension qui s’amplifie, des drames humains qui se jouent et une tonalité gris-cendre qui flirte souvent avec le désespoir. Pour survivre quand on est urgentiste dans une zone de non-droit, il n’y a qu’un moyen de s’en sortir : en partir.

 

*L’ambulancier d’outre-Atlantique s’apparente aux urgentistes français du SAMU et du SMUR

** Sainte Croix

*** J’ai un peu de mal à manger du céleri branche désormais…

 

27 avril 2014

La Trilogie « Gormenghast », romans de Mervyn Peake

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Titus d’Enfer (Titus Groan, 1946) / Gormenghast (Gormenghast, 1950) / Titus Errant, (Titus Alone, 1959)

Éblouissante traduction de Patrick Reumaux, chapeau bas...

La postérité peut être sacrément injuste dans le tri qu’elle fait des écrivains. Si elle est incapable de les ranger dans le bon tiroir, si ça dépasse, si ça coince, si ça se singularise à outrance, vlan, aux oubliettes de l’histoire littéraire, perte sans profit, voilà ce qui arrive aux singuliers qu’on ne peut mettre au pluriel. Dessinateur, illustrateur des Contes de Grimm, d’Alice au pays des Merveilles, de L’île au trésor, poète, dramaturge et romancier, Mervyn Peake (1911 - 1968), fait figure d’artiste bizarre à peine identifié, même dans son Albion natale. Si l’on sait ce que sa trilogie n’est pas, bien malin celui qui pourrait la définir en deux lignes : trop tardive pour être rattachée au Roman gothique, dont il n’a gardé que le goût pour les châteaux et les ruines, pas assez insolite pour lorgner vers l’Heroic Fantasy, trop réaliste pour s’arrimer au fantastique, trop sombre pour un conte, trop atypique pour devenir une légende... on la présentera comme un long récit imaginaire de 1512 pages et puis c’est tout, je ne me risquerai pas au-delà.

Le lecteur se cramponne comme il le peut à son seul point d’ancrage, le gigantesque, le dantesque château de Gormenghast, berceau héréditaire des Comtes d’Enfer : forteresse inextricable, dédale de pierres extravagant, masse grise démesurée hérissée de tours hirsutes, fantaisie architecturale, construction oppressante et lourde qui incarne les rêves excentriques des 76 Comtes qui se sont succédés dans ces murs, la superbe du château règne sur le roman, loin devant le destin des personnages, les intrigues, les rebondissements. Avant tout dessinateur, Mervyn Peake possède le don merveilleux d’une prose visuelle qui donne vie à son décor : les longues descriptions des différentes ailes du château ne sont jamais rébarbatives ou superfétatoires. Il peut se permettre de nous prendre par la main pour une balade de dix-huit pages sur les toits du château, sans que notre attention faiblisse. Il faut bien avouer que la structure de Gormenghast recèle d’inventions très graphiques, comme ces arbres jaillissant à angle droit de la maçonnerie, suffisamment énormes pour que des personnages s’y promènent comme sur un boulevard et y prennent le thé, ou ces tours circulaires, transformées en bassin par l’eau des pluies, servant de piscine naturelle pour les juments et leurs poulains… Dessinateur mais aussi poète, donc narrateur délicat, adepte de la nuance, de la demi-teinte, de la phrase qui se déroule lentement avec grâce : « accrochant à son col une broche de pierres précieuses, il soupira, et au sein de l’océan tragique de ce soupir se fit entendre le murmure d’une vague moins amère ».

Ce fief austère, trop vaste, humide, vétuste, voire déliquescent, pourri par des pluies diluviennes, est un monde clos, figé, silencieux, vide, d’une incommensurable tristesse. La famille d’Enfer, ses serviteurs, son médecin, forment une galerie de portraits curieux, très imagés. Si au commencement était le verbe, Mervyn Peake donne à ses personnages des noms très évocateurs, pour les croquer d’un simple trait : Craclosse, Lenflure, Finelame, Tombal, Salprune, Grisamer, Brigantin, ces noms caractérisent immédiatement la nature de l’individu. Ils sont saisis sur le vif, par un détail de leur anatomie, un tic de langage, une attitude, une gestuelle, qui résume leur caractère ou leur destin : « Le Dr Salprune sourit, exhibant deux éblouissantes rangées de dents plantées dans ses gencives comme des pierres tombales… le rire du Dr Salprune faisait partie de sa conversation… ce rire évoquait le vent sifflant dans les combles, ou le hennissement du cheval. Ce n’était d’ailleurs pas un rire humoristique, mais un simple accident de conversation… ». Le chef des cuisines, l’énorme Lenflure, entre en scène et harangue ses jeunes marmitons avec un laïus à la saveur toute personnelle : « Venez mes calculs ! Venez mes biliaires ! Écoutez-moi avec attenchion ! Mes chérubins tranchpirants, dites-moi qui je chuis ? Lenflure ! C’est tout ce que chavez mon petit ochéan de trognes ? Chilenche ! Chef de Gormenghast, homme et garchon, chage et fou, choleil et pluie, chable et chiure, cornes et cul, tout cha pluche une pinchée de poivre rouge ! ». Mervyn Peake excelle dans ces représentations réalistes, animées, saisissantes, éminemment drôles, de ses personnages. Avec toujours le détail qui fait mouche : « Irma était étendue de tout son long sur le sol. Elle se contorsionnait comme une anguille qu’on vient de couper en deux et qui garde encore quelques idées personnelles sur les contorsions ».

La trilogie relate l’enfance, l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte de l’héritier de Gormenghast, Titus d’Enfer, au moment où un jeune apprenti des cuisines, Finelame, décide de s’élever dans l’échelle sociale du château, au prix de manigances, de trahisons et de meurtres. Ces deux personnages vont, chacun à leur manière, dynamiter l’ordonnancement du château, ses rites ancestraux, son protocole, sa tradition étouffante qui régissent la vie de ses habitants. Plus que le Comte Tombal d’Enfer, c’est Grisamer, Maître du Rituel, Gardien des documents, qui règne en ces lieux et qui régit, avec l’aide de vieux volumes poussiéreux, l’emploi du temps de la famille : « dans le premier des trois tomes, la date était suivie par la liste précise de tout ce que le comte devait faire minute par minute pendant la journée. Les heures exactes, les vêtements à porter en chaque occasion, les gestes symboliques à accomplir ». Aucun affectif pour les membres de la famille, la Loi de Gormenghast, l’obéissance à la tradition, priment sur les individus : « Aucun membre de la famille en chair et en os n’éveillait en lui la loyauté qu’il éprouvait pour le symbole. Que le grand fleuve sombre de lignée poursuivît indéfiniment son cours, sans jamais sortir du lit de la terre sacrée, était son unique souci ». Nos deux insoumis verront sur les deux premiers volumes leurs destinées se croiser, se combattre, s’opposer dans la conception même de leur mutinerie : Titus d’Enfer cherche à se réaliser hors du château, quand Finelame sème le chaos pour se rendre maître des lieux. Ce combat à l’issue fatale contamine jusqu’au cœur même des pierres, qui suintent devant l’ennemi : « le mal est dans le château… quelque chose a changé… il y a quelqu’un, un ennemi… ce n’est pas un fantôme, la rébellion ne démange pas les fantômes… la malfaisance rode. » Combattant Finelame durant une tempête apocalyptique qui noie le château sous d’incessantes trombes d’eau, Titus sauvera Gormenghast du sinistre arriviste, comme une fin du parcours initiatique, où il laisse, en même temps que les dépouilles des siens, une partie de son innocence. Titus quittera alors sa terre natale pour éprouver cette liberté nouvelle, hanté par la pensée de cet autre monde qui pouvait exister hors de Gormenghast.

Ce dernier opus, qui relate les errances de Titus d’Enfer très loin de chez lui, souffre de l’absence de la forteresse, source première de fascination chez le lecteur. Le monde imaginé par Mervyn Peake ne ressemble à rien de connu, tout en étant vaguement familier, comme une excroissance de pierre sortie de terre, un magma originel aux limites floues, autour duquel tournerait tout l’univers.  « Il n’y a pas d’ailleurs. Tu ne feras que parcourir un cercle, Titus d’Enfer. Il n’y a pas de route, pas un sentier qui ne te ramène à ta demeure. Car tout mène à Gormenghast ».

 

9 mars 2014

Petits meurtres entre amis… Dona Tartt

bookLe maître des illusions (The secret story), roman de Dona Tartt

Éditions Plon, 1993

 

Dans quel univers plonger après le séisme Kerangal ? Pas envie d’un roman très tranchant, marquant, salissant, juste le besoin d’un bon gros pavé rassurant, où l’on se laisse vivre sans se poser de questions, laissant l’auteur faire tout le travail et mener son lecteur dans le méandre d’une intrigue bien ficelée, pas trop déliquescente. F. m’a alors rappelé que je n’avais jamais ouvert un seul des trois livres de Dona Tartt, romancière américaine précoce et discrète, qui sort un lourd volume tous les dix ans, avant de replonger dans un silence studieux, et accessoirement ancienne copine de fac de Bret Easton Ellis dans les années 80’. Gros soupir au nom d’Ellis… « glauque, illisible, vide sidéral, pas ma cam’, je passe »…. Mais F. a dégainé l’argument  béton « elle aussi pose son roman sur un campus, mais ça te rappellera plutôt Keating, ‘Capitaine oh mon Capitaine’, ‘Carpe Diem’, dans une version plus retorse et plus adulte que le film, mais très éloignée toutefois des Lois de l’Attraction de son condisciple ».

Belle rencontre en effet que ce roman daté de vingt ans, toujours solide, dont on dévore les 700 pages d’une seule traite, malgré une intrigue déflorée dans les deux premières pages du prologue. Si le suspens n’est donc pas le muscle qui tient une intrigue assez classique, le lecteur est captivé par la douceâtre manipulation qui lie entre eux les personnages, la séduction des mystificateurs, la dissimulation, la fausseté, qui perlent sous des coutures bien lisses. On entre à l’université d’Hampden, dans le très sélect Vermont, candide et propre, on en ressort tartuffe, avec du sang sur les mains.

Nous suivons durant toute une année scolaire une suite d’événements calamiteux qui vont s’abattre sur les étudiants de l’unique classe de grec du campus. Aux cinq premiers élèves, seuls admis à suivre le cours élitiste d’un professeur hors normes et fascinant, s’ajoute en début de semestre le narrateur du roman, boursier déraciné de sa Californie natale, ébloui de découvrir ce nouvel horizon d’érudition qui s’ouvre devant lui. Prenant à la lettre les enseignements de leur mentor, un peu provocateur sous le vernis du fin lettré distingué, quatre d’entre eux vont mettre en pratique le sujet d’un cours sur « Platon et la folie dionysiaque » et recréer les conditions d’une vraie bacchanale : « l’attrait de ne plus être soi-même est très puissant. Échapper au monde cognitif de l’expérience, transcender l’accident de son propre moment d’existence… comme si l’univers se dilatait pour remplir les limites du soi. Après une telle extase, à quel point peut être insipide l’existence ordinaire dans ses limites quotidiennes ! » . L’expérience d’exaltation collective va tourner au cauchemar : un homme croisé par hasard y laissera le vie, « le cou brisé, le visage couvert de cervelle » massacré par deux des membres du quatuor, en transes. Pas de témoin du drame, le groupe des hellénistes semble se serrer les coudes, l’incident est clos. Le venin va venir de l’intérieur du groupe, au compte-gouttes, distillé par celui que l’on avait écarté de la démence rituelle pour son instabilité, son insouciance, son irrespect chronique. Chantage, menaces, provocations, il faut faire taire celui qui enfreint les règles de la fraternité, son meurtre est savamment organisé.  Mais on ne retire pas deux vies en quelques mois sans que cela ne provoque des séismes au sein de ce petit groupe refermé sur lui-même, vivant en vase clos, sans contact avec le reste de l’université ; la certitude de leur singularité, de leur supériorité, avait soudé les six jeunes gens comme une famille, qui n’envisageaient en aucune manière de se séparer après leurs études. Les longs interrogatoires de police, la pression, les soupçons, les doutes sur les rôles de chacun, la défiance généralisée, les manœuvres ambigües, une insupportable tension, vont venir raboter le vernis de l’indéfectible amitié et de la culture portée en étendard ; chacun va alors se révéler plus complexe, plus faible, plus lâche, plus laid, jusqu’à la déflagration ultime. Car ce n’est pas Dionysos que les étudiants ont rencontré dans les champs du Vermont, mais Thanatos.

La principale qualité du roman tient dans le portrait du quintette hellène, bastion anachronique et élégant qui évolue au rythme du trimètre iambique : Hampden est un campus pour gosses de riches, indolents, arrogants, pour qui les années universitaires riment avec défonce et beuverie. Émerge au-dessus de cette médiocrité la poignée d’érudits, attachée à son unique professeur, qui tient ses cours dans un bureau/salon, saturé de fleurs, de tapis, de porcelaines, embaumant le thé de Chine et la bergamote : les jumeaux (frère et sœur) « joyeux et graves comme des anges flamands » affectionnent les vêtements de couleurs pâles et apparaissent « ici et là, tels les personnages d’une allégorie ou les invités morts depuis longtemps d’une garden-party oubliée », le génie linguiste aborde de minuscules lunettes rondes à l’ancienne, de sombres costumes anglais et un parapluie, en traversant d’un pas raide les foules de hippies et de punks « avec l’air contrait et cérémonieux d’une vieille ballerine », le dandy albinos affectionne les chemises empesées, les manchettes à la française, des cravates splendides à la Montesquiou et le dilettante du groupe, faussement négligé, apprécie les marches militaires qu’il fait brailler au beau milieu de la nuit. On verrait mieux ces étudiants à Oxford ou entre les pages d’un roman d’E. M. Foster. La fascination que le lecteur éprouve pour ces personnages tient à cet équilibre ténu entre l’élégance revendiquée et un certain maniérisme pervers. Ils ont quelque chose d’extrêmement suranné, d’exquis, de précieux, de secret, qui ne déparerait pas dans un roman gothique anglais, car chacun porte une zone d’ombre évidente. Á l’issu des meurtres perpétrés, le charme diffus vire à l’angoisse, les secrets aux vices, la séduction à la dépravation. L’esthétisme disparaît au profit d’une brutale décadence, terrible et tranchante, sans rédemption possible.

Dionysos est bien ce maître des illusions, de faire voir à ses fidèles le monde tel qui n’est pas : « La mort est mère de la beauté. Et qu’est ce que la beauté ? La terreur… ce que nous appelons beau nous fait frémir… quelle gloire de déchaîner ces passions destructrices ! », scandait leur professeur. Les survivants de cette tragédie, qui se traduira par la mort réelle ou symbolique de chaque acteur, ne liront plus jamais Eschyle de la même manière : le meurtre ne peut être séduisant, il n’est que déchéance et irrémédiable destruction.

 

2 mars 2014

Le cœur déposé… Maylis de Kerangal

71CoFPox9GLRéparer les vivants, roman de Maylis de Kerangal

Éditions Verticales, 2014

 

Après m’être ensevelie avec frénésie dans les 5 000 pages de Game Of Thrones durant deux mois et demi, le dernier roman de Maylis de Kerangal me semblait un écart de genre et de style suffisamment monumental pour revenir bon train à la réalité du monde : du fantastique légendaire à la transplantation cardiaque, il y avait une foulée de géant, et la percussion ne devait en être que plus frontale. En 2010, la romancière nous menait en Californie (Naissance d’un pont), deux ans plus tard en Sibérie (Tangente vers l’Est), nous naviguons cette année entre Le Havre et Paris, pour accompagner le voyage d’un cœur, de la poitrine d’un jeune surfeur mort sur la route, à celle qui va renaître. J’étais très perplexe devant un sujet tel que le don d’organes, qui me semblait, comme les services de réanimation et les blocs de chirurgie, peu matière à « romanesque ». Je craignais le pathos, les bons sentiments, la larmichette en coin et l’emphase du discours convenu. Á côté de la plaque sur toute la ligne, Réparer les vivants est un remarquable roman sur la tragédie de la mort, qui transforme une vie en destin.

Car on ne donne pas pour patronyme à son héros celui de Simon Limbres, (à une lettre près…) au moment où ce dernier va rencontrer Charon, sans raison. Le lecteur perçoit rapidement que, derrière le réalisme prosaïque d’un accident de la circulation, la lumière crue d’un hôpital et la douleur sidérante des parents d’un adolescent parti bien avant son heure, Kerangal dissimule une histoire plus universelle, qui raisonne comme une inéluctable tragédie. Le jeune Simon n’est pas seulement un beau lycéen fou de surf, il est celui qui « devient déferlement, devient vague ». Lui et ses deux amis « partiront à la recherche de la plus belle vague qui se soit jamais formée sur Terre… et seront seuls sur le line up quand surgira enfin celle qu’ils attendaient, cette onde venue du fond de l’océan, archaïque et parfaite, la beauté en personne, alors le mouvement et la vitesse les dresseront sur leur planche dans un rush d’adrénaline quand sur tout leur jeune corps perlera une joie terrible, et ils chevaucheront la vague, rallieront la terre et la tribu des surfeurs, humanité nomade aux chevelures décolorées par le sel et l’éternel été ». Simon sur sa planche a tout de la version moderne d’un valeureux guerrier, tel Achille sur son char, que sa mère plongeait d’ailleurs dans les flots (!) du Styx pour le rendre immortel et qui préféra une courte mais glorieuse existence à une longue vie d’ennui.

Le fleuve sombre est aussi présent au moment où les parents de Simon, en état de mort cérébrale, se débattent dans un cauchemar d’une magnitude inconnue : celle de ne pas avoir su protéger leur enfant, en lui ayant inoculé le virus de la mer, du surf, des expéditions périlleuses, en oubliant d’écouter ses propres limites de fatigue : « ils arrivent enfin en vue du fleuve…ne freinent que lorsque le pré commence à verser lentement dans l’eau, noire ici, congestionnée de branches molles, de souches en décomposition, de cadavres d’insectes que l’hiver aura tués et pourris, une fange saumâtre, immobile… la pâleur de la sauge, le drapé d’un linceul, le franchir semble possible mais dangereux… ils sont piégés là, devant des eaux hostiles. ». C’est devant ce paysage lugubre, sépulcral, horizon désolé répondant au chagrin sans fond des parents, que l’acceptation de la disparition a lieu : les adultes passent le cinquième cercle de l’Enfer, consentent à la réalité physique de la mort de leur fils et ouvrent la porte à la possibilité du don de ses organes (cœur, poumons, foie, reins), comme un sens nouveau révélé au décès de Simon.

Thomas, l’infirmier coordinateur des prélèvements, percevra la singularité de la situation lorsqu’il se penchera sur le cadavre du jeune homme, mutilé après ces prélèvements multiples, sur cette intimité déformée traversée d’une longue entaille, et ressentira alors la nécessité de rétablir l’ordre en cette fin de parcours : « Est-ce le geste de coudre qui a reconduit le chant de l’aède, celui du rhapsode de la Grèce ancienne, est-ce la figure de Simon, sa beauté de jeune homme issu de la vague marine, ses cheveux plein de sel encore et bouclés comme ceux des compagnons d’Ulysse qui le troublent, est-ce sa cicatrice en croix, mais Thomas commence à chanter… le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire tandis que Thomas enveloppe la dépouille d’un drap immaculé, et l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservait intacte la beauté du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille, afin de lui garantir une place dans la mémoire des hommes ».

L’enchaînement des événements dramatiques, Simon passant au travers d’un pare-brise jusqu’à la remise en route de son cœur dans le corps d’une femme qui ignore tout de lui,  relève d’une implacable fatalité. Simon a défié les éléments, l’hybris a causé sa perte. Mais le héros a un destin à accomplir, celui de sauver quatre vies et de triompher ainsi de la mort, en une seule journée (contrainte de la tragédie classique).

Le roman se déroule sous vingt quatre heures moins une minute, les temps du deuil et du recueillement viendront plus tard. Kerangal reste clinique, physique, lorsqu’elle décrit les couloirs des hôpitaux, l’espace confiné et oppressant, le langage codé des médecins, les scalpels et les écarteurs, avec une précision d’orfèvre. La galerie de portraits qui s’agitent autour du cadavre de Simon est un peu la faiblesse du roman – grands pontes caricaturaux,  infirmières d’avantage intéressées par leurs nuits tumultueuses que par les patients, médecins insomniaques accros à la nicotine ou aux substances hallucinogènes, leurs petites amies déjantées, on se fiche de tout ce beau monde qui contamine le lyrisme du roman. Le face-à-face, le duel, l’affrontement qui va opposer l’infirmier aux parents de Simon, pour faire de leur fils un stock d’organes sur lequel il s’agit de faire main basse, est une hallucinante partie d’échecs qui se serait avérée suffisante pour appréhender le milieu des blouses blanches ; discours bien huilé, questions orientées, contre-arguments prémâchés, oscillation permanente entre le passage en force et le recul prudent, cet échange est limite nauséeux. La médecine glaciale et pressée ne sait pas parler à ceux qui restent ; il faudra un peu de temps, le calme d’un moment passé à suivre du regard un navire solitaire qui désigne à lui seul l’absence des autres, la douceur d’une main qui apaise, la douleur qu’on laisse jaillir afin qu’elle devienne supportable, pour que les parents acceptent que Simon se donne à des inconnus.

Il faut sortir de ce carcan médical étriqué pour que se déploie le verbe de la romancière, qui jaillit alors, libéré comme une eau longtemps retenue. Certaines phrases dévalent sur une page entière, comme une respiration que l’on fait durer pour vérifier que l’on est bien en vie. Court une formidable énergie dans ces lignes, qui atteignent le sublime dans leur description des éléments, mer, fleuve, ciel… Maylis de Kerangal est fille et petite-fille de marin, elle sait regarder et traduire l’indicible, les nuances infimes, les teintes délicates en images singulières. On retrouve alors, en tournant le dos à l’hôpital, les grands espaces ouverts que Simon affectionnait, somptueux et resplendissants, pour nimber le jeune surfeur d’éclat : « des pans entiers de mer et de ciel surgissent et disparaissent dans chaque remous de la surface lente, lourde, ligneuse, une pâte basaltique. L’aube abrasive brûle son visage et sa peau se tend, ses cils se durcissent comme des fils de vinyle, les cristallins derrière ses pupilles se givrent…il se place pour s’insérer dans l’envers de la vague, dans cette torsion de la matière où le dedans s’éprouve plus vaste et plus profond encore que le dehors… cette seconde-là est celle que Simon préfère, celle qui lui permet de ressaisir un à un tout l’éclatement de son existence, de s’incorporer au vivant, d’étirer l’espace ».

 

21 décembre 2013

Mystic Horror... Harry Crews

LFASLa foire aux serpents (A Feast of Snakes), roman de Harry Crews

Éditions Gallimard, 1994

 

Un premier roman qui met la tête à l’envers et l’estomac en ratatouille ne se pointe pas venu de nulle part. Sans écrire nécessairement dans la plume d’un autre, des filiations, des parentés semblent parfois évidentes entre plusieurs auteurs ; Le Diable, tout le temps de Pollock pourrait ainsi être le rejeton de Flannery O’Connor et d’Harry Crews, un concentré de cette littérature rurale, âpre et féroce, qui vous colle la chair de poule. D’autant plus que ces deux géniteurs putatifs ont eu l’idée de naître en Géorgie, champ de « rednecks » mal équarris, prolifique terrain de tordus de tous poils.

La trombine de Crews (1935-2012) vous fiche déjà un peu les jetons, genre dur-à-cuire à qui la vie n’a pas fait de cadeau, entre le biker atrabilaire et l’échappé de Sing Sing. Un homme en fait cabossé, confronté très tôt à la brutalité, passé par l’uniforme des Marines, routard à ses heures, pour se ranger enfin comme professeur d’anglais. Ce type-là n’écrit pas des romans, il régurgite du vécu, du Sud certifié pur sucre, des tranches de vie imbibées de gnôle, passées au bleu ecchymose. Plus nerveux, plus sec que Pollock, il ne se donne aucune limite dans la chronique des trous perdus, de leurs bouseux affreux, sales et méchants. Et il l’a beaucoup pratiqué, ce ramassis de cul-terreux fauchés comme leur blé, à l’accent « corsé comme de la semoule de maïs ». Alors, lorsqu’il nous emmène à Mystic, pour la foire aux crotales, on se dit que la fête va très mal tourner. Ce bled est une image d’Épinal à lui tout seul, avec son équipe de foot, son quaterback vedette, son coach bedonnant, sa fanfare et ses pom-pom girls à la cuisse légère, son shérif libidineux, le trafic de whisky, les combats de pitbulls, les râteliers de flingues sur les pick-up. Tout ce petit monde adore le beau blond Joe Lon Mackey, ancien caïd des Crotales Fatals du lycée, laissé aux portes des équipes universitaires pour cause d’illettrisme. « On disait de lui que c’était le gars le plus courtois de tout le comté de Lebeau, même s’il était de notoriété publique qu’il avait commis quelques trucs assez moches ; comme la fois où il avait emmené un représentant de commerce jusqu’au ruisseau de July Creek et l’avait noyé ». L’amabilité amnistie le crime, à Mystic ! Mais Joe Lon n’est pas dans la réserve polie, c’est un taiseux, une brute, un cogneur, une grenaille dégoupillée qui menace d’exploser à tout moment. Une mère suicidaire, un père teigne et alcoolique, une sœur bonne à enfermer, ça vous colle aux chausses comme de la terre poisseuse dont on ne peut s’extirper. Et Joe Lon ne comprend pas pourquoi une autre vie est passée tout prêt sans le saisir, et qu’il reste en rade dans sa caravane, entre une épouse défraîchie qu’il tabasse et deux mioches qui braillent. Cette violence mal contenue ira crescendo jusqu’au point de non-retour, lors de cette fête annuelle aux serpents, bacchanale frénétique où tous les illuminés, les pervers, les cinglés des alentours s’abattent sur Mystic pour 48 heures de beuverie, de débauche, de sauvagerie bestiale : « y a du sang dans l’air. Je le sens. Je l’ai dans les naseaux, ce putain de sang dans l’air ».  L’hystérie collective répondra aux crimes du héros local devenu meurtrier de masse, comme expiatrice des vices de ce patelin que l’on purge de son chancre, la violence de la foule survoltée balayant celle de l’idole devenu le réprouvé.

Harry Crews décrit une certaine Amérique figée, bloquée par ses habitudes, un espace-temps comme isolé du reste du pays, qui cramponne les habitants à un mode de vie fruste, voire primitif : les générations passent et rien n’évolue dans ce vase clos. On tient le débit de boissons de père en fils, les capitaines de l’équipe de foot sortent rituellement avec les cheerleaders, les ados se défoncent aux mêmes médocs, les noirs sont toujours des déclassés… nous sommes en 1975, mais on se croirait dans les années cinquante. « Pour la première fois il savait et acceptait que demain serait pareil, demain et toujours. Pour certains individus, les choses changeaient. Mais pour d’autres, tout restait toujours pareil. » Ce statu quo permanent, cette mauvaise vie minable et interminable exacerbe les relations humaines, les rivalités, dans une compétition permanente pour exister. Mystic est un chaudron bouillant où les disputes conjugales, les raclées, les combats de chiens servent d’exutoire, avant que le dégoût de la vie emporte tout : hurler, cogner, picoler, ne servent plus à rien. Reflet de ces contrées de barbares détraqués, le plume acide de Crews colle aux névroses de ses personnages ; elle en devient parfois insupportable tant elle sonne juste de férocité et de violence gratuite. Il écrit comme ses personnages survivent, à l’instinct. L’unique scène « d’amour » du livre (8 pages) est un sommet de rage, d’insensibilité, mélange de mépris voulu et d’humiliation consentie, d’obscénité et de dégradation. C’est cru, brutal, physique. Dérangeant.

crews

 

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Le Présent Défini
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