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Le Présent Défini
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29 janvier 2012

Atys - 1ère partie - Une réputation parfaitement fondée

hgvnzw1pLB_20111127PHTMN9PBSKJean-Baptiste Lully, 1676 – Enregistré à l'Opéra Comique en 2011 / DVD 2011

Trop jeune, en 1987, pour avoir assisté à la renaissance de cette tragédie lyrique, tombée dans l'oubli après une dernière représentation en 1753, il me faut remercier le mécène américain Ronald Stanton, spectateur ébloui de la première heure, d'avoir ramené Atys à Paris en 2011, pour une re-création du fameux spectacle, dont nombre de baroqueux parlent encore avec des sanglots d'extase dans la gorge. On pourra gloser tant que l'on voudra sur ces grandes fortunes venues d'outre-Atlantique, elles nous permettent aussi de sauver notre patrimoine tout en finançant des productions dispendieuses et mémorables.

William Christie et le metteur en scène Jean-Marie Villégier ont choisi, pour commémorer le tricentenaire de la mort de Lully en 1687, Atys, triomphe absolu lors de sa création à Saint Germain-en-Laye, devant un Louis XIV fasciné, qui exigera de le réentendre à plusieurs reprises. Surnommé « l'opéra du Roy », Atys est une tragédie en musique, un drame amoureux à l'issue terrible, traversé de conflits, de trahison, de cruauté et de folie. Le livret raconte les amours contrariées de la nymphe Sangaride, (déjà promise au roi de Phrygie) et du berger Atys, beau mortel convoité par la déesse Cybèle. Pourtant, rien de « pastorale » dans la mise en scène, la lecture de Villégier convoque la tragédie classique pour comprendre les enjeux de l'œuvre : ce choix s'inscrit dans une totale cohérence avec le prologue, où Melpomène, muse de la tragédie, indique à Flore et au Temps :

La puissante Cybèle

pour honorer Atys qu'elle a privé du jour,

veut que je renouvelle

dans une illustre cour

le souvenir de son amour.

Que l'agrément rustique

de Flore et de ses jeux,

cède à l'appareil magnifique

de la muse tragique,

et de ses spectacles pompeux.


Les décors multiples, la machinerie sont oubliés au profit de la règle classique des trois unités. Et puisque Cybèle veut rejouer devant nous ce que fut son amour pour Atys, Villégier nous amène à la cour du Roi, pour une commémoration funèbre jouée d'avance. Cette ambiance lugubre d'une cour où règne la morale de la soumission, de la culpabilité, des secrets devant la toute puissance de l'institution religieuse de Cybèle (ou de l'institution d'un roi absolu) répond à ce deuil perpétuel de la déesse. « Si l'on fait le voyage d'Atys, on découvre une œuvre très méchante, un XVIIème très sinistre, des personnages très souffrants. Des héros affaiblis, domptés par le Prince, maladivement fixés au seul devoir de lui plaire. C'est cette image-là qu'il faut se forger, comme un cauchemar, pour y voyager. »*

Des gravures d'époque des appartements du monarque ont inspiré le décor unique, une antichambre vide, froide comme un astre mort, toute de marbre noir et argent, d'une élégance glacée, tachetée de quelques chiches accessoires. Tous semblent lestés d'afflictions et de douleurs, parés de costumes sombres, déclinant des nuances de gris et des noirs funestes. Ce choix d'une esthétique ténébreuse, précieuse et raffinée est visuellement magnifique et compréhensible par le public, car il paraît soudain évident.

Parfaitement ordonnée, la direction d'acteur est tout aussi sensationnelle : les chanteurs bougent avec agilité, extériorisant leurs émotions, leurs sentiments, comme le feraient de vrais acteurs : cette aisance du geste donne une évidence aux ballets, qui racontent aussi l'histoire, dans un art noble réservé aux gentilshommes de France : si la musique est un divertissement où règnent les Italiens, la danse est un art politique maîtrisé par le plus grand Roi d'Europe. Les chorégraphies sont ici un régal pour les yeux, en parfaire adéquation avec le spectacle, réalisées à partir d'archives d'époque. On ne se lasse pas de ces battements, de ces frottés, pliés, glissés, de ces jambes qui virevoltent alors que le haut du corps bouge très peu. Les attitudes, les ports de tête altiers, l'arrondi d'un bras, le placement des doigts, tout est beau ; parce que l'harmonie entre le théâtre, la musique, le chant et la danse fait des choix de mise en scène et de direction, une quasi évidence.

*Commentaire de Jean-Marie Villégier, in « Un rêve noir habité par un soleil ».

Atys-Opera-Comique-2011

 

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12 janvier 2012

Orlando Furioso - 2ème partie – ça dirige, ça chante… et pourtant, ça coince

arton2738-eaeacJean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheus livrent sur scène, pour la première fois depuis 1727, la version originale de la partition, sans coupe, ni arrangement singulier. Suite à de longues recherches sur le livret d’époque et la partition autographe, ils proposent au public la restitution la plus authentique possible, dans la musique et dans l’esprit.

Beaucoup de musicologues, et autres exégètes patentés, (tout comme ma moitié !) délirent sur la partition d’Orlando Furioso, considérée comme la plus aboutie de Vivaldi. Tous de souligner la « maturité lyrique », sa « séduction mélodique », une « couleur instrumentale lumineuse » et une « vitalité rythmique électrisante », des « accompagnements nourris, complexes et variés », « une écriture magistrale ». Alors, pourquoi cette musique me laisse-t-elle de glace ? Sans doute parce qu’elle n’est qu’une quasi succession d’airs de bravoure, que la rythmique est infernale, que la virtuosité supplante la ligne mélodique, que les récitatifs s’enchaînent au détriment des arias : il y a en effet quatre/cinq airs d’une grande beauté (dont le sublime « Sol da te mio dolce amor » de Ruggiero à l’acte I ou la complainte d’Angelica « Poveri affetti miei, siete innocenti » au III), mais c’est bien peu sur plus de trois heures. La musique demande un réel effort pour accepter sans relâche cette exaltation continue, la folie du personnage principal, les scènes de jalousie sans fin, à grand renfort de frénésie, de fièvre, de tumulte qui finissent par me lasser.

L’orchestre est-il à la hauteur du bouillonnement de la partition ? Il est tout simplement remarquable, au service de la musique qui fulgure sans relâche. Je plains les pauvres archets qui doivent sortir lessivés de la représentation, tant leur énergie est soutenue. La fosse tient le tempo insensé et rutile, époustouflant d’agilité et de relief. Les très chiches lamenti qui leur sont offerts sont de pures merveilles, inspirés et aériens, qui contrastent d’une façon bien tranchée avec la tempête déchaînée des cordes démoniaques,  des bois et des cuivres qui flamboient. Mais tout sensationnel que soit l’orchestre, la partition reste ce qu’elle est : un magma étouffant, dont je sature très vite.

La distribution des voix est un défi : toutes se doivent d’être au-delà du remarquable, tant le niveau d’exigence atteint des altitudes himalayennes. Pas de rôle secondaire, pas de scène légère où reposer sa voix, aucun temps mort. Trois mezzo(s) et une contralto s’affrontent dans une lutte impitoyable, où celle qui faiblirait se ferait aussitôt engloutir par les autres. Ce n’est plus une scène mais un ring. Á ce jeu des rivalités, Jennifer Larmore (Alcina) sort victorieuse, tant son engagement scénique est sidérant. Elle écope aussi du rôle le plus complexe, tour à tour magicienne enjôleuse, mante religieuse dévorant le jeune Ruggiero, monstre manipulateur, harpie délirante, puis simple créature sans pouvoir, accablée et touchante. Ses da capo sont éblouissants de maestria, ses vocalises intrépides jaillissent comme des feux d’artifice, son énergie débridée déborde, alors tant pis si le timbre est un rien mat. Veronica Cangemini (Angelica) a passé l’âge du rôle - la mezzo, Romina Basso, qui interprète son amoureux Medoro, a l’air d’être sa fille - et fait pâle figure à côté de Larmore. Voix râpeuse, manque de souplesse, couleurs ternes, aigus aigres, elle est la grande déception de cette distribution. L’Orlando de Marie-Nicole Lemieux est aussi frustrant : je n’ai pas été saisie par sa version du paladin, héros légendaire qui devient sous nos yeux un homme très vulnérable. J’ai trouvé son interprétation étonnement fragile, sans fougue ni ardeur et la grande scène de folie du III, totalement surjouée. Les vocalises ne sont pas assurées, la voix s’essouffle, son manque d’aisance pour ce rôle colossal est patent.

Heureusement, il y a notre contre-tenor Philippe Jaroussky, qui irradie comme un soleil. Il ouvre ses jolies lèvres et c’est l’extase. Tout est magnifique : timbre, respiration, nuance, légèreté et agilité, sensibilité du chant et maîtrise des ornements. L’avantage du DVD, c’est que l’on peut se repasser dix fois de suite son « Sol da te », la magie opère sans relâche. 

Le baryton Christian Senn (Astolfo) est impeccable - pas désagréable d’entendre une voix grave, ferme, ample et mature dans une partition dédiée à d’autres tessitures et les deux mezzo(s), Kristina Hammarström (Bradamante) et Romina Basso, parfaitement en place, agiles, déterminées et en phase avec leur personnage.

Bilan ? Très mitigé. Á vous de voir, selon votre sensibilité, vos goûts, votre intérêt pour la seule technique stérile et la virtuosité vaine.

 

 

10 janvier 2012

Orlando Furioso - 1ère partie – les raisons d'une déconvenue

0822186021484Antonio Vivaldi, 1727 - Enregistré au Théâtre des Champs-Elysées en 2011 / DVD 2011

Ce dramma per musica a donné lieu à une longue controverse  et à un débat nourri avec mon ami doux : comment peut-il bouillonner d’enthousiasme pour un spectacle aussi long, aussi lugubre, orné d’une partition que je qualifierai de « surabondante » et d’un livret tellement barbant ? Je ne sais pas s’il m’est donné de mettre autant ennuyée durant un spectacle, et ce malgré un orchestre fabuleux et des chanteurs, presque tous, remarquables. Le visionnage à deux reprises (dans la douleur et les ronchonnades) du DVD n’a pas opéré de miracle, Orlando Furioso est un opéra qui me laisse sur le bas-côté, malgré toute ma bonne volonté.

C’est dans un but précis que Vivaldi compose ce second Orlando, quatorze ans après un premier opéra sur ce même sujet (Orlando Furioso, 1713), - à ne pas confondre avec Orlando finto pazzo, autre opéra de Vivaldi présenté en 1714 : reconquérir la scène vénitienne, alors que les opéras napolitains et les castrats captivent la Sérénissime.  Pour résister aux œuvres de Porpora et de Vinci, Vivaldi revient aux sources du théâtre vénitien. Si plus personne ne lit l’Arioste aujourd’hui, considérables étaient à l’époque sa popularité et son influence sur les arts. Durant trois siècles, cette épopée chevaleresque et sentimentale de 40 000 vers, va inspirer un nombre impressionnant d’œuvres musicales (250 !)  chez Lully, Charpentier, Scarlatti,  Haendel (Ariodante, Orlando et Alcina,  excusez du peu….), Haydn, Gluck, Rossini…

Vivaldi refuse le recours aux castrats très en vogue (Farinelli arrivera à Venise en 1728), leurs cachets exorbitants et leurs caprices de divas, et confit le rôle titre masculin d’Orlando à une contralto, dans une distribution qui met au premier plan des voix de femmes. Et pour mener cette lutte de genre contre l’opéra napolitain, Vivaldi choisit de parler aux Vénitiens de leur ville et de leur vie, faite d’intrigues, de manipulations, de ruses, de mystifications, de déguisements et de faux-semblants. Mais aujourd’hui, comment captiver l’auditoire avec une histoire alambiquée, qui se déroule sur une île enchantée, où l’on croise une magicienne (Alcina), une princesse (Angelica), un paladin (Orlando),  un chevalier maure (Ruggiero), une amazone (Bradamente), un modeste soldat (Medoro), les cendres de Merlin, le temple d’Hécate, un philtre d’amour et un anneau merveilleux… on attendait du spectacle, de la féérie, de l’exubérance, bref, du baroque, pour occuper un peu l’espace pendant que badine tout ce beau monde. Parce que, les histoires de cœur de ces personnages, on s’en fiche un peu : 3h15 de marivaudage, entre la coquette, le pragmatique, la manipulatrice, le jaloux, la fidèle, le cœur pur… mais que c’est assommant !

La mise en scène aurait pu nous donner des moments de tension, souligner les effets dramatiques, donner de la profondeur au texte, le rendre lisible pour des spectateurs du XXIème siècle, mais sa pauvreté neutralise tous les éléments fantastiques. Visuellement, on ne peut pas faire plus sinistre. Tout est noir, gris, dépouillé, dans un pseudo salon vénitien éclairé par un gigantesque lustre de Murano, meublé de  chaises à dossiers creux (?) et d’une table, qui servira d’esquif, de lit d'amour, de grotte…on fait à l’économie, tant pis si le baroque y laisse son âme. Les costumes sont aussi charbonneusement monochromes, et on occupe l’espace à grand renfort de robes moirées qui tournoient sous des lumières très étudiées. Ne cherchez aucune subtilité dans la direction scénique des chanteurs ; tous les déplacements sont artificiels, réglés au cordeau pour faire joli ou esthétisant, dans des effets très lourds.

On passe l’acte III devant un mur de briques tout aussi funèbre, où tous les personnages ont l’œil passé au kohl baveux, le cheveu agité et le costume en lambeau, rejoignant Orlando dans son délire, agité d’une danse de Saint Guy bien trop appuyée. Les personnages se heurteraient-ils à la prison de leurs vrais sentiments, murés dans les mensonges et leurs illusions… d’accord, j’arrête de persifler… prochain post, orchestre et voix.

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15 décembre 2011

La Botte secrète..."Les égouts de Paris, c'est Venise chez soi"

Claude_TerrasseMusique de Claude Terrasse, livret de Franc-Nohain

Théâtre de l’Athénée, jusqu’au 08 janvier 2012

Que ceux qui connaissent Claude Terrasse lèvent la main … immanquablement, on frôle le fiasco prévisible. Non, je vois quelques Satrapes, Régents et Provéditeurs se manifester gaillardement, entonner « la chanson du décervelage » et rappeler que le « hault » compositeur a été canonisé par le Collège de Pataphysique et inscrit pour « l’éthernité » à son calendrier perpétuel.

Digne successeur d’Offenbach, passé maître en bouffonnerie pétulante durant la Belle Époque, Claude Terrasse forme avec Alfred Jarry et le peintre Pierre Bonnard le trio qui compte pour des spectacles un peu givrés. C’est l’époque du Chat noir, de Montmartre, des groupes d’artistes extravagants qui allument le bourgeois.

Après avoir composé la musique d’Ubu roi, lancé le « Théâtre des Pantins », un théâtre de marionnettes où se retrouve tout le gratin de l’avant-garde (des Nabis, aux membres de la Revue Blanche), Claude Terrasse devient le compositeur reconnu d’opérettes, ou opéras-bouffes, parodiques et très décalés. Il s’entoure de Courteline, Tristan Bernard et Franc-Nohain pour dynamiter les vieux mythes, l’histoire, la bienséance et l’hypocrisie de ses contemporains. La musique est joyeuse, inspirée, enthousiaste. Rien de barbant, de pesant, d’assommant. Terrasse manie la légèreté, le leste, le satirique, les anachronismes, les blagues de potaches et les jeux de mots capilotractés.

La sinistrose ambiante, qui est devenu notre climat quotidien, a rappelé ces spectacles loufoques dont on ressort les zygomatiques dénoués, la tête aérée et la rate dilatée. Á ma connaissance, seuls Les Travaux d’Hercule ont été enregistrés en CD. Le Sire de Vergy , Au temps des Croisades ont été donnés récemment à Paris. Á compter de demain, « La botte secrète » est jouée au théâtre de l’Athénée, par la troupe détonante des Brigands, créée il y a dix ans et issue du Chœur des Musiciens du Louvre. Cette joyeuse bande s’est donnée comme quête de dénicher de vieux trésors tombés dans l’oubli, d’en garder le souffle caustique et moqueur, d’en rajouter comme il se doit, avec moult bouillonnement et une énergie contagieuse. Voilà un spectacle de fin d'année à ne pas manquer si vous êtes dans les parages.

Pour en savoir plus :

-         Claude Terrasse, biographie de Philippe Cathé, Èditions L'Hexaèdre, 2004, 224 pages

-         Le Magazine littéraire N°388, « La Pataphysique », juin 2000, article de Jean-Paul Morel, page 35.

 

11 décembre 2011

Hercules – 2ème partie – deux voix qui enchantent

recordings-dvdVous me direz alors, si cette mise en scène est à ce point litigieuse, pourquoi faire l’acquisition du DVD ? Eh bien, d’une part, parce l’enregistrement gomme une partie des défauts de la mise en scène. Les choix aberrants de Luc Bondy ne se sont pas évanouis par magie mais la caméra resserre notre attention sur les interprètes, gommant ce décor cafardeux et ce vide béant, qui absorbait trop souvent les voix : on ne perd plus rien de l’émotion et on reste focalisé sur les conflits intérieurs des personnages.

D’autre part, règne sur cet oratorio, Joyce DiDonato, théâtrale au possible, qui tient l’œuvre de bout en bout : tendue, dramatique, majestueuse, elle compose une Dejanire mémorable, capable de la pire fureur, d’excès, d’une surabondance d’émotions et puis soudain, d’un incommensurable chagrin dont la sincérité bouleverse. Durant l’aria de l’acte II « Cease, ruler of the day, to rise » Joyce DiDonato se dépouille de sa carapace, abandonne sa rage de femme présumée bafouée, et pleure son désespoir qui la ronge. Il m’a fallu revoir Hercules en DVD pour remarquer que la mezzo américaine laisse couler de vraies larmes, étendue sur le sable, endurant un intolérable désespoir.

Ce mélange de puissance vigoureuse et de sensibilité à fleur de peau  trouve son paroxysme avec son grand air frénétique du III « Where shall I fly ? », où elle semble s’embraser de culpabilité, en plein délire fiévreux. Sa densité vocale est remarquable, solide comme un muscle bien entraîné, alerte et souple. Ce n’est plus une interprétation, mais une performance.

A ces côtés, en contraste absolu, la toute jeune soprano suédoise Ingela Bohlin, est aussi formidable. Sa voix a la transparence de l’onde, toute en douceur irisée. Si elle sait affronter Déjanire dans une joute de vocalises bien campée, elle excelle dans les nuances et dans une infinie délicatesse.

Les deux rôles masculins, Hercule (William Shimell) et son fils Hyllus (Toby Spence), sont tenus par deux chanteurs au physique approprié. Et c’est à peu près tout : carrure d’athlète et joli minois, mais timbres insignifiants. On aurait aimé un Hercule…herculéen, digne de sa filiation avec Jupiter, puissant, combatif, pugnace, bien campé dans ses graves et ses rangers. Pourtant cela reste flou, flottant, sans netteté. Toby Spence fait ce qu’il peut mais reste pâlot, trop tendre et l’on s’ennuie devant son manque d’inspiration. Sans doute souffrent-ils de la comparaison avec la complexité de Déjanire et l’interprétation de Joyce DiDonato, qui s’investit sans limite et qui éclipse des personnages trop lisses. L’oratorio a beau s’intituler Hercules,  il s’agit, comme de coutume, d’une œuvre à la gloire des femmes.

 

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6 décembre 2011

Hercules - 1ère partie - une mise en scène qui fâche

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Georg Friedrich Haendel, 1744 - Enregistré à Garnier en 2004 / DVD 2005

J’étais sortie bien irritée de Garnier, en décembre 2004, à la fois comblée par la musique et les interprètes féminines, et remontée contre la mise en scène de Luc Bondy, très contestable. Hercules est un oratorio, un drame musical inspiré des tragédies grecques : le demi-dieu rentre chez lui auprès de son épouse Déjanire et de son fils Hyllus, après avoir massacré le peuple d’Oechalie, tué le Roi et fait prisonnière la Princesse Iole. Le guerrier triomphant aspire alors au repos familial :

Adieu donc aux armes! Désormais le temps m'emportera doucement vers l'âge mûr.

De la guerre je vole à l'amour, j'oublierai mes soucis

dans la tendre étreinte de l'aimable Déjanire.

Mais Déjanire, vieillissante, va développer une implacable jalousie, totalement injustifiée envers la jeune Iole et se persuader sans aucun motif de l’infidélité de son époux. Pour recouvrer l’amour d’Hercule qu’elle pense perdu, elle lui offre une prodigieuse tunique, sensée raviver les sentiments amoureux du guerrier, imbibée du sang du centaure Nessus, tué jadis par Hercule pour la conquérir ; la tunique sera en fait le linceul empoisonné d’Hercule, vengeance posthume du centaure.

Le plateau de Garnier, très profond, restera quasiment vide durant plus de trois heures, délimité par les hauts murs de béton gris d’un bunker, le sol couvert de sable, de rochers et d’une statue brisée du demi-dieu. Les costumes sont contemporains (rangers et treillis), minimalistes, assez hideux en ce qui concerne le chœur. Je suis en général cliente des mises en scène hardies qui font un bond de sept lieux au-dessus des époques. Encore faut-il que cette modernisation ait un sens, qu’elle nous apporte une connivence avec les personnages, que les problématiques de l’époque puissent davantage raisonner. Le livret de Thomas Broughton est sans ambigüité sur la lisibilité des héros. Luc Bondy lui a préféré une autre vision de l’histoire, artificielle, se risquant à des contresens fâcheux qui perturbent la compréhension de l’œuvre d’Haendel.

1)      Luc Bondy fait de Déjanire une cinglée, une démente, dès le début de l’acte I, comme si la jalousie était un sentiment extrême qui mettrait en péril sa santé mentale, alors que le texte dit absolument le contraire : Déjanire souffre et exprime sa douleur tout au long de l’oratorio. Elle implore le ciel de devenir folle à la fin III, pour supporter sa responsabilité dans la mort ignoble d’Hercule. De là, à la présenter sur scène, traversée des tics nerveux des malades mentaux, il y a un gouffre.

Que je suis misérable! C'est par moi que meurt Alcide!

Ce sont ces mains impies qui, avant l'heure, ont envoyé

mon maître au royaume des ombres! Que vienne la folie! 

2)      Chez Bondy, Hercule, tel un vieux pervers qui tourne autour de la fraîche Iole, offre des présents à la belle, alors que rien dans le livret ne dit qu’Hercule soit troublé par sa prisonnière, l’adultère n’est jamais suggéré. La jalousie de Déjanire ne repose sur aucun élément avéré chez Broughton, comme elle l’avoue dans le III :

La charmante enfant est innocente

et c'est moi seule qui suis la cause de tout.

3)      Le traitement du personnage d’Iole par le metteur en scène laisse songeur. La jeune princesse captive a vu sous ses yeux le glaive d’Hercule plonger dans le corps de son père, et son peuple soumis par le déchaînement de la violence. Elle exprime à la fin du I son accablement :

Vaines espérances! Non! - adieu à jamais,

joies souriantes et plaisirs innocents;

de la jeunesse et de la liberté, ôtez-moi le souvenir!

Luc Bondy nous la présente à l'acte II, lisant un magazine et sirotant un cocktail, acceptant les cadeaux d’Hercule, qu’elle jette à la face de Déjanire pour mieux la faire enrager. Où a-t-il vu qu’Iole était une manipulatrice de bas-étage, ayant déjà effacé les terribles épreuves traversées ? Il s’agit d’une Princesse, fière, honnète et droite. Comment pourrait-elle entrer dans le jeu de celui qui a assassiné son père, un Roi ?

4)      Le pire est à venir lors d’une séance de manucure, infligée à Iole par Déjanire (mais oui, n’en doutez pas, la femme d’un demi-dieu s’occupe des cuticules d’une Princesse !!), qui dégénère en un crêpage de chignon grotesque et déplacé.

5)      Je n’ai pas bien saisi le symbole de l’orange pressée au début du I, du bidon rouillé d’où est extraite la tunique, de la nuisette très courte d’Iole…

Luc Bondy a enlevé toute la grandeur aux personnages, faisant d’eux des gens du commun, animés de bien petits sentiments. En dénaturant l’histoire, il appauvrit l’oratorio et défait le mythe, qui s’appuie sur des prophéties, le venin de la jalousie qui se nourrit de lui-même, le châtiment d’une créature enchantée et l’élévation d’un demi-dieu consumé vers l’Olympe.

 

 

30 novembre 2011

Didon et Énée… remember it !

clip_image001Henry Purcell, 168? - enregistré à Covent Garden en 2009 / DVD 2009

Didon et Énée, œuvre minimaliste d’une heure, est une anomalie dans l’Angleterre du XVIIème siècle : les contemporains de Purcell goûtent les longs « semi-opéras », - King Arthur, The Fairy Queen…-, ces spectacles où se joignent théâtre, musique, danse, machinerie, décor féerique pour des extravagances permises et souhaitées. L’opéra, comme nous l’entendons, était alors la prérogative des Italiens, dont la langue passait pour plus adaptée au chant, que l’Anglais. Je n’ai jamais bien compris cet argument (en quoi la langue anglaise était-elle un obstacle à un spectacle entièrement chanté ?). D’autant plus que des troupes itinérantes ont tenté d’implanter à Londres l’opéra italien sans trouver de public, qui ne s’y intéressa pas avant le début du XVIIIème siècle. Les Anglais préféraient peut-être tout simplement les divertissements fantaisistes, où tous les arts avaient leur place sur scène, dans un joyeux mélange de numéros cocasses et extravagants. Le music-hall avant l’heure.

On ne connaît toujours pas aujourd’hui les raisons de la naissance de cette œuvre : on la pensait composée en 1689, pour un pensionnat de jeunes filles (alors que le thème peut sembler très incongru pour des jouvencelles). Les dernières recherches prouveraient une certaine parenté de composition entre Didon et Énée et Venus et Adonis de John Blow, professeur et ami de Purcell. Venus et Adonis fut créée en 1681, pour divertir le Roi, et donnée quelques années après dans le même pensionnat. Les spécialistes de Purcell s’entendent désormais sur le fait que l’opéra a dû être présenté à la cour du roi Charles II dès 1684, mais sous quelle forme ? Après la mort de Purcell, la partition sera adaptée, découpée pour accompagner des pièces de théâtre. Et le seul manuscrit, incomplet, qui nous soit parvenu résulte de nombreuses « révisions ».

La version de Wayne Mac Gregor, dirigée par Christopher Hogwood, magnifie le travail de Purcell. Elle fait de Didon et Énée une tragédie, un drame très sombre que rien ne vient parasiter, focalisé sur une femme qui va payer de sa vie le fait de s’être abandonnée à l’amour : décor dépouillé, formes géométriques épurées, rectitude des lignes, costumes neutres et intemporels, jeux de lumières en clair-obscur, rien qui puisse raccrocher le drame à une réalité historique (même si l’influence japonaise des costumes est indiscutable). La version de l’Opéra-Comique en 2008 m’avait énormément frustrée : la mise en scène nous emmenait dans un univers « badin », galant, où l’on cherchait à faire joli et raffiné, à grand renfort de décors chargés, de robes lourdes, de marins acrobates et de gamins qui cavalaient sur scène. Une suite d’idées datées et sans cohérence, un bazar plat, chanté sans émotion. Or, la force de Didon et Énée réside dans la seule musique. Elle y est tellement poignante, tellement douloureuse que la mise en scène doit se faire toute petite devant elle, elle doit servir la partition, non se mettre en avant. C’est exactement le choix de Mac Gregor.

Evidemment, quand on ne peut se cacher derrière les artifices d’une mise en scène brouillonne et bruyante, il faut être une interprète de grande classe. Et dans cette production, c’est carton plein. Le rôle de la reine de Carthage est taillé pour les épaules de Sarah Connolly : point de simagrées, de maniérisme chez la mezzo britannique. Elle campe une souveraine tragique, droite, tourmentée par son devoir, qui hésite à déclarer ses sentiments au prince troyen. Elle pressent que l’idylle sera de courte durée et que son destin n’est pas de couler des jours heureux. Sa voix est parfaitement placée dès le début de l’acte I, ample, riche, pleine dans les graves. Le public retient son souffle pour le fameux « When I am laid in earth… », que Connolly contient jusqu’à son dernier souffle. C’est brutal, âpre, funeste et juste somptueux.

 

7 novembre 2011

12 mars 2011, opéra de Rome : Verdi envoie Berlusconi au tapis.

Je suis cramoisie de honte (0030) d’être totalement passée à côté du soulèvement des Romains, lors d’une représentation de Nabucco à l’opéra de Rome au printemps dernier. Pour les bouchés de la feuille qui persistent à considérer l’art lyrique comme un somnifère barbant réservé aux têtes chenues, le coup de tonnerre, qui a raisonné dans la salle, balaie les préjugés et rend à l’opéra toute sa dimension politique.

Verdi compose Nabucco en 1842, opéra qui sera joué pour la première fois à la Scala de Milan. Sous le prétexte limpide de raconter l’histoire des juifs esclaves à Babylone, Verdi stigmatise les Autrichiens, qui occupent le royaume de Lombardie-Vénétie, créé de toute pièce après la défaite de Napoléon en Italie. « Va, pensiero, sull'ali dorate », l’air le plus fameux chanté par le "chœur des esclaves", reste pour les Italiens le véritable hymne de leur pays, le chant intemporel de l’opposition à tous les oppresseurs qui piétinent leur terre.

Le maire de Rome avait ouvert la soirée en montant sur scène, pour dénoncer les coupes budgétaires effectuées dans le budget de la Culture, en présence de Berlusconi, venu écouter Nabucco pour célébrer le 150ème anniversaire de la création de l’Italie. Chacun connaît les difficultés actuelles des Italiens et les frasques de leur gouvernement.

Lorsque « Le chœur des esclaves » a retenti, les Romains ont retrouvé leur dignité : selon le Times, Riccardo Muti, raconte ce qui fut une véritable soirée de révolution : «J'ai immédiatement senti que l'atmosphère devenait tendue dans le public. Il y a des choses que vous ne pouvez  pas décrire, mais que vous sentez. Auparavant, c'est le silence du  public qui régnait. Mais au moment où les gens ont réalisé que le « Va,  Pensiero » allait démarrer, le silence s'est rempli d'une véritable  ferveur. On pouvait sentir la réaction viscérale du public à la  lamentation des esclaves qui chantent :

 Oh mia patria si bella e perduta!

O membranza sì cara e fatal! »

Et le public va demander un « Bis » pour cet air, au milieu des « Viva l'Italia » et « Viva Verdi », dignes de la scène fameuse du Senso de Visconti. Muti hésite (peu de chefs acceptent de casser le déroulement d’une œuvre pour reprendre une seconde fois un air célèbre). Mais Muti a compris que cette soirée est différente et qu’il doit se passer quelque chose. Il laisse les gens exprimer leur enthousiasme, hésite, se retourne vers le public et Il Cavaliere,  et se lance.

« Je n'ai plus 30 ans et j'ai vécu ma vie, mais en tant qu'Italien qui a beaucoup parcouru le monde, j'ai honte de ce qui se passe dans mon pays. Donc j'acquiesce à votre demande de « bis » pour le "Va, pensiero" à nouveau. Ce n'est pas seulement pour la joie patriotique que je ressens, mais parce que ce soir, alors que je dirigeais le Choeur qui chantait "Oh mon pays, beau et perdu", j'ai pensé que si nous continuons ainsi, nous allons tuer la culture sur laquelle l'histoire de l'Italie est bâtie. Auquel cas, nous, notre patrie, serait vraiment "belle et perdue".  Moi Muti, je me suis tu depuis de trop longues années. Je voudrais maintenant... nous devrions donner du sens à ce chant ; comme nous sommes dans notre Maison, le théâtre de la capitale, et avec un chœur qui a chanté magnifiquement, et qui est accompagné magnifiquement, si vous le voulez bien, je vous propose de vous joindre à nous pour chanter tous ensemble. »

Et toute la salle, chœur compris, de se lever, reprenant d’une seule voix l’ode à la liberté, sous la direction d’un Muti qui ne dirige plus son orchestre mais la salle, un peuple tout entier.


"Va pensiero" por Riccardo Muti. Marzo 2011.

 

 

2 novembre 2011

Platée….ça déménage dans le marécage

DVD_Platee_2Jean-Philippe Rameau, 1745 - enregistré à Garnier en 2002 / DVD 2004

Quel est le meilleur anxiolytique à la taciturnité ambiante ? Faites fi du marasme obstiné, des nouvelles fâcheuses, des horizons blafards et plongez tête la première dans un marais tourneboulant, pour déguster un festin de quelques grenouilles, pas piquées des vers. Repris moult fois à Garnier durant la dernière décennie, ce spectacle réconcilierait avec l’opéra les plus opiniâtres récalcitrants.

Nous sommes en 1745, à Versailles, le Dauphin, fils de Louis XV, vient d’épouser un laideron, sa cousine l’Infante d’Espagne. Rameau compose pour cette occasion une comédie lyrique, un ballet bouffon, totalement saugrenu. Le compositeur dynamite la norme et détourne les règles de composition pour un tohu-bohu de la fatuité, qui fit grand bruit. Tous en prennent pour leur grade : la nymphe batracienne Platée est jouée par un ténor (l’usage dans l’opéra français était de confier les rôles des nourrices vieillissantes et comiques à des hommes), ce qui la décale du rang des héroïnes formatées et souligne son côté grotesque (tout comme son texte, paré de nombreuses rimes en «oi», ses «Coâ ? Coâ ?» tordants et innombrables). Persuadée que ses charmes glauques et vaseux ont su attirer Jupiter, elle s’imagine en toute bonne foi succéder à Junon dans le Panthéon divin. Rameau la fait redescendre vertement dans son cloaque, rappelant au passage qu’on ne s’extirpe pas aussi facilement de sa condition première et qu’il ne faut jamais prendre au sérieux le baratin des hommes. Le sujet de l’œuvre, l’amour et les noces du plus grand des dieux et d’une naïade ridicule, n’est plus traité à grand renfort de bons sentiments, de morale et de vertu mais piétiné, détourné, bafoué. L’hymen des puissants (mais aussi des Dauphins) devient une tromperie, un mensonge, au détriment des plus humbles. La majesté des dieux (mais aussi des Rois), leur autorité, leurs principes de noblesse et de dignité sont relégués aux oubliettes : le canular, la rosserie, la cruauté, voilà leur quotidien.

Ce pastiche des opéras respectables et un peu poudrés, a le goût d’une sucrerie acidulée, qui oscille entre la franche pantalonnade et l’ironie caustique. La mise en scène maligne de Laurent Pelly (dont on avait savouré au Châtelet La Belle Hélène et La Grande-duchesse de Gerolstein) se permet toutes les folies, tous les délires. Le prologue, où la muse Thalie, le dieu Momus, l’Amour et le poète Thespis, accordent leur voix pour proposer un « spectacle nouveau »,

"Cherchons à railler en tous lieux,
Soumettons à nos ris et le ciel et la terre :
Livrons au ridicule une éternelle guerre,
N'épargnons ni mortels ni dieux."

se déroule dans une salle d’opéra qui fait face au public de Garnier : les chanteurs nous tendent un miroir et ce sont nos travers qu’ils vont railler : nous sommes sujets, non témoins. Ce décor va se métamorphoser sous nos yeux durant trois actes, se décomposant, pourrissant, couvert de mousse,  de sphaigne verdâtre, comme les espérances matrimoniales de Platée qui partent à vau-l’eau. Le marigot est habité de créatures improbables, qui coassent, stridulent, criaillent : les amphibiens déplient leur longues pattes, jouent à saute-grenouille, sous les vents furieux d’une Junon atrabilaire. Les costumes, extrêmement soignés, suffisent à camper les personnages. Platée, toute de vert couverte, à l’exception du nénuphar rose qui lui sert de jupe, traîne un petit sac carré et un collier de perles qui lui donne des allures de douairière anglaise sur le retour, absolument irrésistible. On comprend tout du personnage : son goût des apparences, de la bienséance, des nobles élans, sa candeur, sa naïveté, mais aussi sa vanité, sa crucherie. Le trio divin (Jupiter, Junon et Mercure) semble arriver tout droit du Tennessee, pantalons lamés, robe couverte de strass, cheveux gominés pour dynamiter les bonnes manières désuètes de celle qui a le cœur « tout agité, tout impatienté ».

platee

L’opéra comporte un grand nombre de ballets, surtout dans le dernier acte. La chorégraphe joue aussi du ridicule, du truculent, du décalé, des oppositions, pour tenir cette tension d’une histoire qui ne mollit pas, enrichie de mille détails que l’on découvre au fil des représentations : il y a un monde fou sur scène, ça cavale, ça bondit sans répit, l’énergie féroce passe la rampe et se diffuse dans le public.

Côté voix, volent très au dessus des autres, Yann Beuron, toujours irréprochable et Paul Agnew, qui se glisse dans la robe de Platée avec un bonheur évident. Sa diction est parfaite (impossible de déceler une once d’accent anglais), sa voix convaincante, ses ornements très beaux. Sa gestuelle, son sourire godiche, ses mimiques dérideraient un dépressif chronique. Il réussit à exprimer une réelle féminité, une fragilité émouvante avec une drôlerie, une bêtise qui rend cette naïade très humaine. Bien sûr il y a la Folie, chantée mais surtout interprétée par Mireille Delunsch, dont le grand air du II soulève à chaque fois le public. Choucroutée de boucles blondes comme une Pompadour, la robe couverte de partitions, elle s’avance crânement, la mine bravache, pour brocarder l’union de la dryade et de Jupiter. La Folie s’empare alors de l’orchestre et se lance dans un solo endiablé, une suite de vocalises absolument dominées, qui illustrent ses sarcasmes caustiques. Imaginez une « Reine de la Nuit » sous amphétamines, croisée avec le « Joker » grimaçant.

Il faut bien reconnaître que Minkowski est aussi largement responsable de cette atmosphère de démence partagée. Depuis le temps qu’il fréquente la partition, il en connaît les ressorts comme personne. Je ne désespère pas de le voir un jour vraiment s’envoler au dessus de son pupitre, tant il met de punch à diriger ses troupes. Il insuffle de la vitalité à cette musique, qui déborde et jaillit de la fosse. Ecoutez la vigueur des cordes, la pétulance des bois, les contrastes rythmiques, le mordant des attaques et puis soudain cette douceur qui n’est jamais sucrée mais suave.

Si vous ne reprenez pas une plâtrée de grenouilles, c’est à désespérer !

 

12 octobre 2011

Theodora, le DVD mythique des baroqueux

cn2004_theodora_christieGeorg Friedrich Haendel, 1749 - Enregistré à Glyndebourne en 1996 / DVD 2004

Cette version de l’avant-dernier oratorio d’Haendel a fait date : elle est LA référence, à la fois par la hardiesse de sa mise en scène et par l’excellence de ses voix, le trio Hunt – Croft – Daniels. Je ne comprends pas bien le choix très grinçant de Dawn Upshaw dans le rôle titre, aux antipodes de la perfection des autres solistes ; personnalité falote, oscillant entre inconsistance et frénésie, attitude caricaturale, mais demander à l'Américaine - visiblement plus à l’aise dans le registre musicals - de ressentir la complexité d’une martyre chrétienne du IVème,  relève des causes perdues. La voix maniérée a la suavité du vinaigre et les aigus qui chancèlent, crissent douloureusement. On va dire que je suis très partiale, mais ceux qui ont eu la chance d’écouter Mireille Delunsch dans le même rôle, (au cas où il resterait une équivoque, je nourris pour cette soprano une admiration sans limite) souffriront de cette interprétation de Theodora essoufflée. 

Cette erreur manifeste de casting ne doit pas obscurcir la splendeur de cet oratorio, réinterprété par un Peter Sellars visionnaire. Comment intéresser le public au destin d’une vierge pieuse d’Antioche, qui rejette le culte de Jupiter et de l’Empereur Dioclétien, persécutée par des Romains intolérants et  frustes, puis sacrifiée aux côtés de son ami, un centurion converti ? On a connu des livrets plus appétissants… le metteur en scène nous téléporte dans une Amérique qui pourrait être celle de McCarthy ou celle des Bush père et fils, où sévit un gouverneur insensé, ivrogne et vulgaire, dont l’ego s’entretient à coup de conférences de presse qui fanatisent son peuple ; ce dernier, abreuvé de Coca et de bière bon marché, idolâtre son meneur et accepte d’échanger sa raison contre « des jeux et de l’alcool », en écoutant des discours patriotiques et xénophobes. Le pouvoir politique s’appuie sur une garde rapprochée de militaires d’élite, lourdement casquée, bannière étoilée au bras gauche, FM au poing, pour faire régner la pensée unique. Les opposants et les croyants d’autres cultes n’ont qu’à bien se tenir. Cette transposition de l’histoire fait bien douloureusement sens.

Si cet oratorio émeut autant le spectateur, c’est qu’il recèle subtilité et humanité. Peter Sellars, en contraste avec la violence suintante du gouverneur et de son peuple, aligne en fond de scène de gigantesques lacrymatoires de verre fêlé, fioles translucides et fragiles qui irradient la lumière, tels des Justes qui veillent. Car on rencontre aussi, parmi ces militaires, des individus sensibles à l’arbitraire, qui n’admettent pas de servir un pouvoir oppresseur. Didymus, converti au christianisme, refuse de traiter les siens comme des hommes de seconde zone et préfère délivrer Theodora en échange de sa propre vie. Son compagnon d’armes, Septimus, va faire le douloureux apprentissage de l’éveil de la conscience, du déchirement entre son devoir et son humanité – qu’aurions-nous fait à sa place ? Le geste de sacrifice de Didymus va très loin symboliquement : ce personnage chanté par un contre-ténor (un choix signifiant) accepte de prendre la place de Theodora dans la prison en se dépouillant de ses vêtements au profit d’une femme. Voilà un soldat qui bouleverse à la fois l’ordre politique et l’ordre social.

La mise en scène téméraire ne réduit pas l’œuvre au faire-valoir d’un artiste inventif et Sellars sait très bien ne pas trop en faire. Il sait garder sa spiritualité, jouant avec les lumières, la gestuelle du chœur, les silences et les symboles. La scène finale, le sacrifice de Theodora et Didymus, mis à mort par injection létale devant le gouverneur et son peuple rassemblé, a médusé le public. Les deux lits de sangles où sont immobilisés les suppliciés, se lèvent doucement durant leur duo final d’une beauté à pleurer, et les plantent, tels des crucifiés, face à la salle, leur pouls qui faiblit, enregistré par les machines jusqu’au dernier souffle. Comme pour Le Messie, donner un sens contemporain au livret, ne le dénature aucunement : il en augmente toute la portée et exalte les émotions.

 

26 septembre 2011

L’Incoronazione di Poppea

belair_poppea-300x433Claudio Monteverdi, 1642 -  enregistré au festival d’Aix en 2000 / DVD 2005

Cette œuvre tardive de Monteverdi est certainement un de mes opéras préférés : composé juste après  Le retour d’Ulysse - pensum dévoué aux bons sentiments et assommant au possible - Le Couronnement de Poppée laisse loin derrière lui les pastorales bucoliques, les interventions des habitants de l’Olympe, le charme falot de l’Arcadie au profit d’une histoire profane, de passions humaines déchaînées, d’un drame où règnent pouvoir, désir, meurtre et dépravation. Les héros ne sont plus des demi-dieux ou des guerriers légendaires mais des créatures qui nous ressemblent, manipulatrices, infâmes, ambitieuses.

L’Empereur Néron, marié à Octavie, nourrit une passion dévorante pour Poppée, jeune intrigante arriviste, prête à renier tous principes (dont l’amour du tendre Othon) pour évincer l’épouse légitime et porter les lauriers d’Impératrice. Elle parviendra, en jouant des sens de Néron, à obtenir le pouvoir, l’Amour sensuel imposant sa suprématie sur la Vertu et le Destin.

Le Couronnement de Poppée est une œuvre luxuriante, profonde, où le tumulte des passions mène furieusement au crime, où l’égoïsme et la démence des puissants triomphent de la morale, de l’honnêteté du peuple, dans une folie débridée. Elle offre des personnages complexes, des contrastes marqués, de brusques changements de situation et de ton (alternance de scènes cocasses, indécentes, tragiques),  des langages bigarrés (réflexions philosophiques de Sénèque, transes amoureuses des deux amants coupables, lamentations d’Othon, élégies d’Octavie).  Mais la structure reste harmonieuse car tous les personnages (à l’exception de Sénèque, voix bafouée de la raison qui domine ces turpitudes) sont pris dans la ronde frénétique de toutes sortes d’amours : concupiscence chez Néron, convoitise avide chez Poppée, amour offensé chez Octavie, passion sans espoir chez Othon, sacrifice amoureux de Drusilla pour Othon.

Deux seuls manuscrits de la partition nous sont parvenus, l’un, datée de 1646, trouvé à Venise en 1888, le second, daté de 1651, trouvé à Naples en 1930. Les deux diffèrent. Libre est donc le chef d’orchestre d’agrémenter la ligne de basse continue comme il pense devoir le faire. Chacun prend des deux versions, coupe, agrémente d’autres airs, choisit les harmonies, l’instrumentation. Le magnifique air final « Pur ti miro » n’est pas de Monteverdi mais de Ferrari. Il est donc impossible de retrouver ce que Monteverdi a dirigé lors de sa création en 1643 mais chaque chef tente de restituer le « style » monteverdien.

Marc Minkowski et Klaus Michael Gruber ont pratiqué un certain nombre de coupes (disparition d'un personnage, scènes jugées inutiles) pour privilégier un spectacle intime, resserré, troublant avec un orchestre adapté au lieu (basse continue à 14 musiciens) et des ajouts du violoniste Marini, pour marquer les changements d’atmosphère.

Le tour de force de cette mise en scène est de suggérer les passions dévastatrices des personnages sans jamais épaissir le trait : tous se frôlent, se dérobent, s’effleurent, font naître une tension palpable ; la folie les consume, la volupté bridée les électrise. Mireille Delunsch (Poppée) règne sur cette partition lascive : dans sa longue robe blanche qui la couvre des pieds à la tête, elle manœuvre, envoute, piège un empereur avec un habile mélange de fragilité, de grâce sensuelle et de d’insensibilité cruelle. Comme toujours Delunsch rayonne, irradie, et l’on reste ébahi devant l’intensité des émotions qui passent dans sa voix. Á ses côtés, le Néron colérique et instable campé par Von Otter déconcerte. Le vice triomphe du devoir d’état et la voix de la mezzo a bien du mal à garder sa souplesse dans cette succession brutale de fureurs, d’extases, de frasques fantasques.

Les personnages semblent flotter dans le décor immense, dépouillé, glacial, sombre écrin de leurs égarements. Le rouge éteint des villas de Pompéi, le noir et les ombres du jardin de Sénèque, le clair-obscur, les lumières froides contrastent avec le brasier et la violence qui flambent dans leurs veines. Minkowski refuse les ornements faciles et tient ses troupes serrées : le drame ne faiblit pas, l’intensité est là. 

 

13 septembre 2011

L’Orfeo, la musique en état de grâce

dvdClaudio Monteverdi, 1607 – enregistré à Madrid en 2008 / DVD 2009

Mis à part une Didon et Enée décevante à l’Opéra-Comique en décembre 2008 où j’avais copieusement baillé, le travail de William Christie me captive. Il y a chez lui un enthousiasme, une audace, une joie évidente à diriger son ensemble, à proposer une musique, à relire des partitions d’époque souvent limitées dans leur notation pour nous offrir les plus belles couleurs qui soient. Vous connaissez beaucoup de chefs qui dirigent avec un sourire jusqu’aux oreilles et qui n’hésitent pas à aller danser sur scène en fin de spectacle avec toute la troupe (ceux qui ont vu et applaudi les Indes galantes en 2003 comprendront) ? Aucune emphase, aucune raideur, aucune dévotion coincée mais une hyper-sensibilité, un ressenti de la musique très personnel et reconnaissable même pour un sourd, un virtuose de la nuance.

On retrouve tout cela dans cette version de l’Orfeo. Si j’ai un peu tendance à m’éterniser sur les mises en scène, ce spectacle donné à Madrid est d'abord une fête de la musique. Les Arts Florissants (ensemble et chœur) sont dans une forme sensationnelle : les musiciens ne sont pas enfouis dans un cul-de-basse-fosse mais élevés, à quelques marches du niveau de plateau ce qui leur donne un lead incontestable : les instruments s’expriment à tour de rôle, s’écoutent, se répondent (suavité des violons, délicatesse de la harpe et du théorbe), aussi agiles dans les madrigaux que dans les lamenti, enchaînant selon le livret raffinement, énergie, fulgurance, allégresse, puis drame, douleur, souffrance, enfin, bonheur et exultation. La tenue parfaite ne faiblit pas, à la fois implacable et souple. Après la version pétrifiée de révérence de Savall, ce dynamisme, ce bonheur communicatif enchantent.

Pier Luigi Pizzi fait mieux que Delfo (ce qui n’est pas une prouesse, vu d’où l’on partait) mais pêche encore par excès d’hommage (quelle est cette manie inutile de costumer les musiciens ?). J’attendais des choix plus baroques, plus audacieux, surtout dans les deux premiers actes, autre chose qu’un pseudo-palais ducal apparaissant au milieu du plateau pour un « théâtre dans le théâtre ». L’atmosphère très Renaissance (les costumes semblent sortir d’une toile de Véronèse) laisse place dans les III et IV à des tableaux de toute beauté (étonnement proches du symbolisme), plus modernes, dépouillés : Pizzi sort enfin de son musée pour plonger aux enfers. Le choc visuel est frappant, Orphée redevient un simple mortel sans attache historique en approchant Caron.

Le choix de Dietrich Henschel dans le rôle d’Orphée a fait couler de l’encre : ce baryton n’est pas un spécialiste de Monteverdi ni de la musique baroque (pas de Haendel au compteur, mais du Berg, du Korngold, du Mozart un peu, du Wagner beaucoup). C’est peu dire qu’il sidère. Sa voix un peu sèche, qui manque de souplesse pour chanter ce répertoire, apporte une vision totalement différente du personnage : rien de douceâtre, de rond, d’onctueux. Cet Orphée-là, efflanqué physiquement, ne cherche pas à émouvoir, à charmer, même dans ses plaintes : c’est un homme ardent, vif, nerveux, doté d’un orgueil sans limite qui aura raison de lui. Même s’il est vrai qu’il peine un tantinet dans le I, les vocalises redoutables du « Possente Spirto » dans le III sont assumées sans savonnage.

Résultat : Christie 1/Savall 0

 

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Le Présent Défini
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