Le Messie – 1ère partie – La mise en scène
Georg Friedrich Haendel, 1741 – Enregistré à Vienne en 2009 / DVD 2010
Charles Jennens, déjà librettiste pour Haendel de deux précédents oratorios, lui propose durant l’été 1741 une suite de textes sacrés tirés de plusieurs sources, Ancien Testament, épîtres de Saint Paul et Apocalypse selon Saint Jean. Ce livret sans intrigue, sans action et sans personnage est en quelque sorte une méditation sur les prophéties annonciatrices du Messie, sa venue, sa résurrection et son rôle de rédempteur. Avouons-le clairement, le Messie n’est pas l’œuvre d’Haendel que je préfère… Mais vouant un quasi-culte à Richard Croft, je me résignais à une longue soirée de musique sacrée juste pour la voix du ténor. Et puis le miracle eut lieu (soit dit sans sarcasme aucun). Avec l’idée toute simple de matérialiser devant nous celui dont on parle pendant deux heures et demie, de donner un rôle au sein d’une histoire aux cinq solistes, bref, de mettre en scène, de donner une réalité contextuelle et surtout humaine à des fragments des Ecritures, le spectacle devient lumineux, et les émotions suscitées par la musique et le chant s’en trouvent décuplées.
Le metteur en scène Claus Guth n’a pas ambitionné la modernisation artificielle du Messie, ou l’irrévérence injustifiée devant un tel monument, il a juste cherché ce qui est immuable depuis sa création et ce qui concerne encore aujourd’hui les hommes, le doute. La lecture théologique consacrée du Messie ne m’intéresse pas beaucoup. Mais cette mise en scène-là parle de notre vie, des souffrances des êtres humains, de la cruauté de leurs rapports, des coups bas, de l'extrême solitude qui peut mener au geste fatal. Ouvrir Le Messie sur une scène d’obsèques, avec un cercueil sur la scène en dit long sur le peu d’espoir qui règne encore ici bas. Et tout l’oratorio va tourner autour de la question de la foi, de cette lutte implacable pour garder l’espérance d’un salut possible. Les solistes, excepté Richard Croft dans le rôle du pasteur, sont tous de la famille du défunt suicidé (figure christique interprétée par un danseur au regard fixe) : ils l’ont tous trahi, abandonné, ils sont porteurs de culpabilité et se retrouvent pour le dernier repas, dans une scène (Cène ?) d’anthologie. Le Jugement dernier va avoir lieu. La superbe voix de basse de Florian Boesch a raisonné pour moi comme celle d’un commandeur qui accuse, accable les convives, qui baissent tous la tête de honte : y aura-t-il quelqu'un pour leur pardonner ? La partition de l’oratorio a beau se refermer sur un message d’espoir et le triomphe reconnu de celui qui s’est sacrifié pour sauver l’humanité (mais chanté par le chœur, pas par les solistes), je ne suis pas sûre que le metteur en scène partage cet optimisme béat. Le Messie n’est pas seulement le claironnant « Hallelujah », il n’a rien d’une "ode à la joie" (dans ce spectacle, il était d’ailleurs peu glorieux, et pour cause...). Certains spectateurs ont parlé de « contre-sens » de cette mise en scène, funeste et dérangeante. Je l’ai trouvée en ce qui me concerne acide, presque ironique (l’"Hallelujah", chanté à l’arrivée du cercueil d'un suicidé... quel contre-pied !), en tout cas sans illusion. Les hommes sont toujours seuls, pêcheurs, et la prophétie qui a ouvert Le Messie avec l’annonce de la venue du rédempteur résonne dans le vide.
Belshazzar
Georg Friedrich Haendel, 1744 – Enregistré à Aix en Provence en 2008 / DVD 2011
Cet oratorio nous raconte l’histoire de la chute de Babylone et de son régent Belshazzar, défait par Cyrus, roi des Perses. Le livret qui fait la part belle à la corruption, la dépravation, l’amoralité d’un souverain qui chute devant la droiture, l’humanité et la bonté de son ennemi aurait pu conduire à une mise en scène suffisante, alourdie de références appuyées à telle ou telle grande puissance proche du déclin. Il n’en est rien, dieu merci, l’intrigue ayant encore, hélas, suffisamment d’échos au XXIème siècle. Christof Nel propose une « théâtralisation » (peut-on vraiment parler de mise en scène pour un oratorio ?), une mise en situation minimaliste mais habile dans un décor unique, magnifiquement éclairé au fil des trois actes.
Tous les protagonistes restent sur scène, occupant l’espace de leur présence, tel Belshazzar que l’on entend très tard mais que l’on voit arpenter dès l’ouverture les hautes marches de son empire, le regard fou, la hache à la main et la couronne démesurée, symbole du roi guerrier à l’arrogance sans limite. Comme tout oratorio, le chœur est évidemment au centre de la partition, d’autant qu’il tient ici un triple rôle dans lesquels il se glisse par de simples changements de couvre-chef : tour à tour peuple licencieux du tyran, soldats enflammés du libérateur et captifs brocardés mais annonciateurs de la décadence de Babylone, le RIAS Kammerchor est fabuleux de dynamisme, d’engagement et d’énergie. Et au pupitre, un René Jacobs inspiré dirige un ensemble subtil, à la fois tout en nuances et enthousiaste.
Dans le rôle titre, le ténor Kenneth Tarver m’a semblé bien pâle, plus à l’aise dans sa gestuelle de régent dément que dans son chant, manquant de prestance et d’épaisseur, tandis que Rosemary Joshua est une Nitocris très investie à la fois sur le plan dramatique, déchirée entre son rôle de mère et la réalité politique, et sur le plan vocal, dont sa voix est aussi ciselée que parfaitement maîtrisée. Beaucoup de spectateurs ont tressé des louanges au contre-ténor Bejun Mehta : j’avouerai être absolument hermétique à sa voix, n’étant pas fan de cette tessiture improbable dans les opéras et préférant entendre ces rôles chantés par des mezzos. Il ne s’agit aucunement d’un jugement sur le talent du monsieur, juste d’une perception auditive. J’apprécie les contre-ténors dans un Stabat mater, une cantate, une aria, un motet, rarement dans un opéra, où la virtuosité, les ornements et les vocalises prennent souvent le pas sur l’émotion (je bémolise avec le Didymus de Daniels dans Theodora, qui m'avait serré la gorge, ou avec le Sant'Alessio de Jarrousky, mais là, on est chez les très grands).
The Fairy Queen : to listen eyes wide open
Henry Purcell, 1692 – Enregistré à Glyndebourne en 2009 / DVD 2010
On ne peut qu’applaudir lorsqu’autant de talents se réunissent pour proposer un spectacle total. Je râle souvent devant l’arrogance de certains metteurs en scène qui nous imposent leurs obsessions souvent très éloignées des livrets et qui s’imaginent imaginatifs et talentueux alors qu’ils ne sont que dédaigneux de l’œuvre originale. Mais quand une troupe entière se met au service d’une féerie avec l’envie manifeste d’emmener le public avec lui, le résultat est jubilatoire.
Tout comme King Arthur, The Fairy Queen est un semi-opéra, genre anglais du XVIIème, où se mêlent théâtre, musique, chant et danse. Librement inspiré du "Songe d’une nuit d’été", The Fairy Queen imbrique trois univers, trois « histoires » qui vont s’entremêler, jouées par des acteurs : les chamailleries du roi et de la reine des fées, Titania et Oberon, les chassés-croisés amoureux de deux jeunes couples athéniens et une troupe déjantés d’ouvriers qui répètent la tragédie de Pyrame et Thisbé. Durant une nuit où tout est possible, dans une forêt enchantée, royaume des fées, des personnages qui n’auraient jamais dû se rencontrer, vont être soumis à des sortilèges, des métamorphoses et vivre bien des rêves et des désordres amoureux.
Ce socle théâtral est enrichi de parties instrumentales, de ballets, de chœurs et d’intermezzo chantés par des solistes, symbolisant des figures allégoriques (la Nuit, le Sommeil, Le Secret, Le Mystère, Les Saisons et des dieux). La trame narrative totalement invraisemblable est un tremplin pour toutes les inventivités de mise en scène. Avec des effets visuels de toute beauté, des lumières splendides, un imaginaire débridé et une audace sans limite (comme seuls les anglais en sont capables…), les quatre heures de spectacles filent à cent à l’heure.
Les tableaux s’enchaînent avec fluidité, évidence, ajustés sans que l’on sente que l’on passe d’un genre à l’autre. Cette cohérence de l’ensemble, dont le nerf principal reste la pièce de théâtre offre dans « les divertissements chantés » une liberté absolue. Machinerie baroque, couleurs rouge et or, masques et trappes, lyrisme mais aussi bouffonnerie, voire paillardise, les airs sont des odes à la folie. Même le superbe lamento « If love is a sweet passion » est chanté devant une Titania endormie dans les bras d’un Bottom à tête d’âne, au creux d’une barque manœuvrée par un gondolier à tête de perroquet. Les moments d’émotion, de poésie, intenses et délicats (« Oh let me weep ») se coulent dans la drôlerie, la frénésie délirante. Le spectateur reste ébahi devant la générosité de cette Fairy Queen, où tous les intervenants s’amusent autant que lui. Pas de « grandes stars », personne pour tirer la couverture, juste une bande de joyeux drilles qui connaissent leur partition et qui donnent le meilleur d’eux-mêmes au service de la fantaisie. Quant à la direction, c’est du William Christie, inutile d’en rajouter.
La Traviata, Aix en Provence 2003 : s’il ne devait en rester qu’une…
Pas la peine d’argumenter contre cette mise en scène un peu déroutante, de souligner certaines faiblesses vocales de Mireille Delunsch, d’insister sur la noirceur de cette production, cette Traviata là reste pour moi dans les annales. Huit ans après, elle raisonne encore comme un spectacle singulier, un ovni musical à l’émotion jamais retrouvée.
Le metteur en scène a choisi une interprétation extrêmement simple mais audacieuse, Violetta va mourir dès le lever du rideau et voit défiler sa vie, mêlant le passé et le présent, comme les motifs de la musique qui s’entrelacent et qui reviennent dans des actes différents. Des images sont projetées durant la représentation, sur un rideau transparent où coulent des gouttes de pluie, des lumières, des clignotants. Le plateau restera quasiment vide et toujours sombre, comme la vie que Violetta sent lui échapper. Il est demandé au spectateur de percevoir le monde avec les yeux de Violetta et de l’accompagner sur cette dernière route et de partager sa douleur. Nous sommes donc très loin des productions classiques, où la Traviata évolue vers la mort. Ici, tout est plié dès la première note. Le metteur en scène dilate le temps de ces dernières secondes de lucidité et nous partageons alors son cauchemar.
C’est pourquoi la direction des chanteurs est exempte de gestes inutiles : d’une grande sobriété, elle sert juste à accompagner la musique et les voix, l’essentiel. Resserré autour des souvenirs de la dévoyée, la mise en scène épurée concentre l’attention sur la douleur d’une femme miraculeusement portée par Mireille Delunsch. Splendide et déchirante dans sa robe blanche (seule touche de couleur dans cet univers cafardeux), elle donne à cette Traviata une totale incarnation scénique. Elle EST Violetta, sa présence est une évidence. Aucun pathos ne vient alourdir sa théâtralisation du personnage. Tout se joue sur la nuance, le délicat, l’indicible presque. L’artifice n’a plus sa place quand on va mourir, la sincérité, la vérité sont les seules admissibles. Elle ne force jamais sa voix, mais exhale une ligne claire fragile et douloureuse absolument bouleversante. On connait l’approche très théâtrale de Mireille Delunsch, son travail des personnages, son écoute du metteur en scène. Le choix de ce dernier s’est porté sur une interprétation presque morbide du livret, ce qui explique le rejet des certains spectateurs qui ont hurlé à la trahison de Verdi. Je pense juste que cette relecture empreinte d’une infinie tristesse permet à la musique du compositeur de raisonner avec la profondeur d’un diamant très noir.
La Traviata, Aix en Provence 2011 : un combat perdu d’avance
Pourquoi une soprano qui n’a plus l’âge du rôle souhaite t’elle chanter un opéra taillé bien trop grand pour ses capacités vocales ? Si Natalie Dessay s’est coulée à merveille dans Mozart ou Donizetti, le personnage de la demi-mondaine phtisique semble bien loin de son univers, Mais toutes les sopranos en rêvent avant qu’il ne soit trop tard.
Et bien côté voix, ce n’est pas vraiment cela. Le début sera à la limite de l’audible, des notes aigres, des aigus mal assurés, du tranchant et du cinglant. On espérait d’avantage de rondeur et de volupté de la part d’une courtisane amoureuse. Dans l’acte II, on attend de la souffrance, du déchirement dans le duo le plus poignant de tout l’opéra, et il ne se passe rien. Plus le livret avance, plus l’héroïne est rattrapée par la maladie, plus la voix doit se faire dramatique, tragique, jusqu’à devenir au dernier acte un souffle, une respiration souffrante avec un timbre qui râle. Nathalie Dessay se contente de sur jouer, de caricaturer le rôle avec des tics vocaux vite insupportables. Non, la Traviata n’est pas folle, non elle n’est pas une hallucinée, elle se meurt d’une maladie qui épuise son organisme. Là où l’on attend une extrême fragilité, une voix brisée, une vulnérabilité bouleversante, on observe des gestes saccadés, une raideur des mouvements, une démarche titubante.
Evidemment, l’émotion ne passe pas, on ne croit pas un seul instant à son personnage qui laisse de glace. Il faut dire que la soprano n’est pas aidée par les choix du metteur en scène. Pourquoi avoir fait de Violetta une femme déjà mûre, usée, maquillée à outrance ? Lorsque Violetta retire sa perruque, j’ai eu soudain la vision d’une Gloria Swanson décatie. Violetta, réduite à une caricature de vieille femme parkinsonienne…Trahison du livret. Les duos d’amour ne fonctionnent pas (Violetta a l’air d’être la mère d’Alfredo) et tout l’opéra vacille dans un pathos de mauvais aloi. Son agonie devrait être celle d’une femme encore jeune et belle qui sent son corps l’abandonner mais qui reste absolument lucide jusqu’au bout, couchée dans un lit où la maladie l’a clouée. Eh bien, Natalie Dessay, reste debout, telle une démente : étonnant pour une tuberculeuse…
Ce manque de lisibilité du livret, ce goût de l’exagération qui vire au grotesque, ce refus de la simplicité de l’histoire de la Traviata mettent mal à l’aise. La musique est si remarquable, malgré une direction d’orchestre un peu faiblarde (pardi, faire jouer du Verdi à un orchestre symphonique…), les duos tant porteurs d’émotion, les grands airs tellement magiques que l’on se doit de se mettre au service de la partition, pas de réécrire l’histoire pour le seul plaisir de paraître intelligent.