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Le Présent Défini

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26 novembre 2012

Berlin, ville Histoire, ville Culture - prologue

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Ça devait être Athènes (avion trop cher), puis Rome (hôtel trop cher), enfin Roscoff... et  les prévisions météo, batraciennes en diable, tout juste bonnes pour les limaces, nous ont mis le projet en vrac, mode panique, 72h avant le départ. On écoute alors les bons plans des potes (merci Étienne !) et on file tout droit retrouver les anges de Wim Wenders, Postdamer Platz, les images oniriques qu’on a pu se créer, les battements d’ailes en noir et blanc, les terrains vagues où monologuent les poètes, une ville saignée en deux, qu’on imagine encore en douleur. Et là, on peut assurément parler d’une grande percussion, d’une remise à l’heure des pendules, d’un ricochet qui balaie les chromos, les épreuves sépia, les planches contact d’un autre âge, aujourd’hui révolues.

Contrairement à de nombreuses villes européennes, bien endormies ou en coma déjà dépassé, Berlin vous empoigne dans son énergie musclée, vous pousse dans le dos, vous entraîne dans une ronde étourdissante, vous brasse comme une essoreuse sous amphétamines. D’où vient ce mélange prodigieux d’activités, cette idée que tout est encore possible, cet enthousiasme, ce creuset de tendances, cette joie de vivre, cette tolérance à toutes les minorités qui enrichissent sans jamais cliver ? De leur passé brun/rouge accablant, les Berlinois ont gardé mémoire et l’assument sans ambigüité, comme s’il s’agissait du meilleur repoussoir à la bêtise, au renoncement, à l’abattement généralisé. Quand on a survécu aux totalitarismes de tout poil, qu’il fait bon créer, bouillonner, imaginer, accueillir, devenir le fer de lance des artistes, des alternatifs, des « décroissants » et autres cervelles originales et barrées.

Territoire à part, enclave culturelle, capitale économiquement encore très abordable, Berlin surprend d’abord par son étendue, ses flancs larges (neuf fois Paris), ses vastes espaces de nature, son assemblage bigarré d’architectures, cette rencontre improbable de deux idéologies contraires qui ont marqué les quartiers au burin, offrant toujours des ambiances, des atmosphères, des respirations contrastées, toutefois unies dans une même vitalité. Une semaine est bien trop courte pour répondre à toutes les sollicitations de Berlin : tant de musées, de quartiers, d’histoires, de gens à croiser, tant de choses à apprendre, à découvrir, à partager, et il faut déjà rentrer, laissant Berlin dans sa marche en avant. Selon les imaginations, les attentes, les parcours, les générations, la ville peut être appréhendée de moult façons : pour nous, les cicatrices laissées par le régime de la RDA, les quartiers Est, les traces matérielles d’un passé encore si récent, les vestiges d’une époque liberticide ont été les marqueurs les plus forts, les plus émouvants, j’y reviendrai dans un autre post. Mais libre aux plus jeunes qui n’ont jamais entendu parler d’Honecker et de Brejnev de privilégier le Berlin des musées (180 au total), du design et des galeries d’art, des concerts électro et techno, des buildings de verre et d’acier.

Il suffit d’enfourcher un vélo, d’arpenter le nez en l’air et les yeux grands ouverts les larges espaces d’une ville qui vous adopte rapidement, de pousser des portes, d’entrer dans des arrière-cours, de se montrer curieux et réceptif pour se sentir en harmonie, et un peu Berliner…

 

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12 novembre 2012

Pourquoi y a-t’il rien plutôt que quelque chose ?

9782330012595Le sermon sur la chute de Rome, roman de Jérôme Ferrari, Prix Goncourt 2012

Éditions Actes Sud

Fallait bien qu’un livre de cette rentrée littéraire, cru 2012, me tombât des mains… j’ai laissé choir l’opus à trois reprises avant d’en venir laborieusement à bout, flottant dans une léthargie narcotique, assommée par la vacuité du propos et la fadaise de l’histoire. Vous me direz que la presse a barytonné des louanges extasiées et que, place Gaillon, les jurés l’ont convié au Drouant la semaine dernière, pour leur fameux déjeuner de couronnement annuel.

Les livres promis aux hautes récompenses d’automne arrivent durant l’été chez les journaleux qui s’ennuient au Cap-Ferret ou dans le Lubéron*. La livraison arrivée, on trie selon les quatrièmes de couverture lues en diagonale. Et cette année, miracle, un livre a semblé plus ingénieux que les autres, certainement bien profond et joliment spirituel, car écrit sous l’autorité de Saint Augustin et de Leibniz : ça donne envie, hein ? Alors, évidemment, pour ne pas passer pour un cornichon illettré, on s’y accroche comme la bernique sur le brisant et on bêle au prodige, allant jusqu’à comparer son auteur à Bernanos…

Jérôme Ferrari nous narre une saga familiale sur trois générations (en seulement 200 pages… on ne risque pas de s’attacher aux différents personnages), traversée d’une même fatalité, celle de l’échec, de la désillusion, de la chute inexorable car « ce que l’homme fait, l’homme le détruit » et « Dieu n’a fait pour lui qu’un monde périssable ». Pourtant, le roman s’ouvre sur le seul personnage prenant, le patriarche Marcel, né après la Grande Guerre, gangrené de maladies, passé maître dans l’art des fiascos, putréfié sous le soleil des colonies qui se décomposent en même temps que lui, acrimonieux et morbide depuis que la faucheuse lui a ravi le seul amour de sa vie, cet homme symbolise la « Chute » à lui tout seul, d’autant plus belle quand on peut y entraîner les siens. C’est lui qui financera le projet de bistrotier de son petit fils Matthieu, qui abandonne ses études de philosophie pour servir des pastis à de piteux chasseurs, dans le bar du village, berceau de la tribu : il met en marche la nouvelle calamité familiale, se gondolant d’avance de la culbute du jeune homme, qui aura effectivement bien lieu. Chaque époque de l’intrigue se distingue par un niveau de langue différent et il faudrait être bien scélérat pour ne pas souligner la beauté des longues phrases sinueuses quand Ferrari écrit sur le vieil homme : elles se déploient, s’étirent, se tendent, sans que la lecture n’en devienne pénible, jamais ballonnées ou mijaurées, toujours fluides, seyantes, souvent acides ou ironiques au point final.

On se dit alors que Jérôme Ferrari serait l’auteur d’une grand livre s’il était resté sur les basques du très périmé mais fascinant Marcel. Mais il préfère affaiblir sa langue en changeant d’époque, s’appesantir sur les propriétaires successifs ineptes du bar et sur la débâcle annoncée « par une nuit de pillage et de sang ». La lecture devient inconfortable et pénible car on distingue un peu trop les coutures lâches, le rapiéçage, les astuces et la construction bancale : les personnages contemporains sont caricaturaux (le candide, le blasé, le sauvage, le cruel, la Sainte…), sans vraiment d’épaisseur, souvent bâclés et d’un seul tenant, comme la sœur de Matthieu, qui ne traverse le livre que pour incarner lourdement la notion phare de Saint Augustin, de libero arbitrio. Plaquer gauchement des notions philosophiques, un vocabulaire mystico doloriste, osciller pesamment entre la bêtise et l’intelligence, le bien et le mal, débiter des sentences  pompeuses à défaut d’être fines, lasse rapidement. Il ne suffit pas de transposer ses cours de philosophie dans un débit de boissons contemporain pour faire un grand livre. Visiblement, rappeler le fatalisme catégorique de Saint Augustin dans une parabole pourtant médiocre, à l’heure où notre société semble, elle aussi, mal en point, plaît. Heureusement, « Dieu a-t-Il jamais promis que le monde serait éternel… ».

 

* vivre avec un critique, ça aide pour connaître l'envers du décor... :-)

2 novembre 2012

Khaos, les visages humains de la crise grecque…. le degré zéro de l’analyse.

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J’ai un souci avec ce documentaire. J’ai longtemps attendu de faire ce post, prenant la température, écoutant les spectateurs à la sortie, questionnant autour de moi ceux qui vivent depuis 20 ans entre Athènes et Paris et dont les avis, argumentés et réfléchis me semblaient nécessaires pour ratifier ou invalider mes impressions.

Khaos, est un reportage d’une heure et demie, réalisé par la franco-roumaine Ana Dumitrescu, lors de trois voyages en Grèce, effectués entre janvier et mai 2012. Á Athènes, en Thessalie, sur l’île de Kéa, elle recueille la parole des laissés pour compte de la crise économique, sociale et politique, qui vivent au quotidien les décisions insensées et contreproductives de la Troïka (FMI, BCE et UE) : paupérisation extrême, désespoir profond, avenir condamné. Les sacrifices démesurés imposés au peuple par ces créanciers, les purges budgétaires, la dérèglementation du travail, la perte de souveraineté, l’effondrement de la demande intérieure dû au chômage record, plongent le peuple dans un temps de désolation, de misère et de dépression. Ana Dumitrescu saisit avec sa camera les histoires, le quotidien des Grecs qui ont vu leur monde s’écrouler en quelques années.

La démarche est bien évidemment louable. Même si les gens qui aiment ce pays vont régulièrement y prendre eux-mêmes la température, savent aller chercher l’information et suivent très régulièrement grâce au Net, aux blogs des expats, aux sites économiques et aux journaux (comme Courrier International, Le Monde Diplo…) l’évolution de la crise, il est toujours plus percutant de donner des visages et une voix à la souffrance, pour marquer les esprits, diffuser large et éveiller les consciences. Est-ce cependant suffisant ?

Comme la réalisatrice n’est pas grecque, qu’elle est en fait restée très peu de temps sur place et qu’il lui fallait un passeur pour appréhender le pays et les gens, elle s’est associée au blogueur grec Panagiotis Grigoriou, qui intervient dans ce « road-movie » pour faire le lien entre les témoignages. Mais quand on se présente comme une journaliste, cela implique OBLIGATOIREMENT des responsabilités, un point de vue, une mise en perspective. Il ne suffit pas d’aligner 90 minutes de trop courts entretiens, morcelés, mal montés, pour donner du sens. Or, Khaos n’est qu’un constat passif et hélas bâclé, certes humainement déchirant, qui se disperse sans fil directeur, à en devenir presque anecdotique. Comment peut-on parler de la crise grecque en passant sous silence le rôle de l’église orthodoxe ? Ana Dumitrescu se contente de 25 secondes avec un pope, qui annonce froidement que tant qu’on a Dieu dans son cœur, tout va bien (à peu de choses près). Cette séquence n’aurait de signification que si on la mettait en parallèle avec le statut du clergé grec qu’il faut rappeler, ses prérogatives et ses passe-droits, les récents scandales de corruption. Et, ici, rien de tout cela, hop, on passe vite à un autre portrait.

On entend presque tous les intervenants tenir des propos évidemment très critiques vis-à-vis de la classe politique et des élus. On se dit qu’on se rapproche alors du cœur du problème et que Dumitrescu va faire son boulot d’approfondissement en insistant sur cette relation ou plutôt non relation, que les Grecs entretiennent avec leurs représentants, cette défiance s’expliquant en partie par leur histoire *. Dans le supplément livres de Libération, Vassilis Alexakis demande d’ailleurs qu’on appréhende la crise de son pays avec une lecture philosophique, et non comptable, et que le mode de vie consumériste de l’Europe ne pouvait pas fonctionner en Grèce, au regard de ce qu’elle est, foncièrement. Mais Dumitrescu préfère enchaîner les « micro-trottoirs » décousus plutôt que de creuser sur ce qui a façonné la Grèce d’aujourd’hui et a engendré « l’homo hellenicus » du XXIème siècle.

Aligner à l’écran une tentative de suicide en direct, le dénuement extrême, le désespoir profond, la faim, les larmes, la tentation de l’exil, la montée des fachos, me gêne, quand ces images ne sont pas éclairées par le recul et la réflexion. Les images « chocs », données brut de décoffrage dans leur crudité « morbide » n’ont jamais changé le monde. Elles permettent juste à leur auteur de se faire remarquer. Cette vision très parcellaire de la crise grecque ne peut à mon avis pas fonctionner seule du tout, si on souhaite toucher le spectateur au-delà de l’épiderme, de son empathie première et le faire s'interroger. Jouer uniquement sur l’émotion ou la colère, donner la parole à l’indéboulonnable Manolis Glezos, qui vous explique la crise en trois points à grand coup de « ya ka, fo kon », c’est refuser de se poser des questions sans doute moins confortables, de dépasser les lieux communs rassurants, les théories de complot organisé qui dédouane des responsabilités. Et c’est aussi fermer la porte à toute sortie de crise.

En sortant du film, j’ai entendu la remarque d’une spectatrice qui n’avait pas adhéré non plus aux choix de la réalisatrice : « Il sert à quoi son film ? On le sait que les Grecs crèvent à petit feu, mais on ne sait toujours pas, pourquoi ! ». Tout est dit.

 

* Quatre siècles d’occupation turque, mise en place à la tête du jeune état indépendant d’hommes de paille des grandes puissances (un Russe, un Bavarois, un Danois), la déroute en Asie Mineure, main mise des États-Unis sur le pays après la guerre, régime des Colonels et enfin la tentation européenne avec le résultat que l’on connaît

 

29 octobre 2012

Si tu ne viens pas à Athènes, c’est Athènes qui viendra à toi !

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Haroula, Dimitra mais aussi Hadjidakis, Loizos, Theodorakis….

On peut toujours compter sur les trois μοϊρα pour vous retourner le destin : alors qu’on partait pour un dimanche frigo (2° à 08 h 30 !) - écharpes et gants ressortis des armoires -, saturé d’infos du monde dépressives au possible, avec pour seul horizon ce mois de novembre où il fait nuit à 17h30 (en breton, on le traduit par « Du », qui veut dire aussi « noir », le mois sombre), deux places providentielles pour l’Olympia nous ont ramenés en Grèce, le jour de la grande fête du NON (το oχι), pour le concert d’Haris Alexiou et Dimitra Galani.

Barrière de la langue oblige, les Français connaissent très peu les grandes voix de la chanson grecque, à l’exception d’Angélique Ionatos, qui fait partie depuis près de quarante ans de notre paysage immédiat (et qui ne semble en revanche pas très connue dans son propre pays d’origine). Au mieux, Alexiou et Dalaras, parfois Eleftheria Arvanitaki, et puis c’est tout (résultats issus d’un petit sondage perso). Si πουλάκι μου n’avait pas pris en main mon éducation musicale grecque, j’afficherais assurément les mêmes lacunes.

Les travées de l’Olympia accueillaient donc un public aux trois quarts grec ou au moins hellénophone, mais de tous âges, déjà au taquet, disposé à faire la fête, le verbe haut, la belle humeur contagieuse. Habituée aux salles de spectacles depuis longtemps, je pense pourtant avoir assisté à un de mes concerts les plus barrés. Haris Alexiou et Dimitra Galani affichent au compteur 62 ans chacune, leur répertoire ressemble assez peu à des chansons pop rock et cependant, l’ambiance dans la salle était incroyable ! Contrairement aux Parisiens poseurs blasés, raides du balai vissé dans leur fondement, déjà fatigués de devoir applaudir avant le premier titre, les Grecs vivent la rencontre, chantent à la première chanson, tapent dans les mains, réagissent dès la seconde note, se lèvent s’ils en ressentent le besoin pour manifester leur bonheur, saluent une phrase du texte qui les touche par une salve d’applaudissements spontanés et surtout… ils dansent ! Pendant le Αποψε θελω να πιω d’Haroula, ma voisine de droite, jeune fille d’à peine vingt printemps, s’est levée de son fauteuil pour un zeibekiko gracieux, circulaire et ondulant, totalement absorbée par la musique et la voix. Á côté de la console de son, d’autres filles, entre 25 et 65 ans, tournaient lentement aussi, bras levés, comme un Zorba hypnotisé par le sandouri. Le public se sent libre de ressentir avec tout son corps la musique, de faire totalement abstraction des autres, de se laisser aller aux sensations et d’exprimer par la danse leurs émotions. L’ambiance dans la mezzanine était, il est vrai, bien plus débridée qu’au parterre, où les huiles et les sommités se devaient de modérer leur naturel tapageur. 

Nos deux chanteuses vibraient elles aussi d’énergie, de chaleur, communiant avec un public tout acquis, comme un peuple suivrait ses prêtresses. Haris Alexiou et Dimitra Galani ne chantent pas seulement avec des voix fabuleuses mais avec leurs âmes, donnent sans compter, sans tricher, comme le dernier privilège qui leur serait octroyé. Durant deux heures et demi, elles passent en revue, chacune leur tour, puis en duo, leurs grands succès mais aussi les chansons traditionnelles, qu’elles entonnaient à leur début dans les rades de Plaka ; le rythme s’accélère alors, les Grecs se déchaînent, ça chante à plein poumon, le bouzouki fume, le violon s’envole, nous ne sommes plus à Paris, on est à Athènes. Avec courtoisie, Haris et Dimitra communiqueront aussi en français avec nous (même si on enrage de ne pas comprendre les plaisanteries, les private joke, les remarques affectueuses, ces tonneaux de tendresse qu’elles déversent sur leurs compatriotes transportés) pour nous rappeler pourquoi la Grèce reste la terre de la beauté, qu’elle est immuable et qu’il faut toujours l’aimer …

 

22 octobre 2012

Cold Case à Twin Peaks

AHQ

La vérité sur l’affaire Harry Quebert, roman de Joël Dicker

Éditions de Fallois / L’âge d’Homme, 2012

Louper sa station de métro malgré le bruit, la cohue, les mal élevés qui beuglent dans les portables, les frustrés qui tripotent compulsivement leurs IPommes, les chanteurs, les quêteurs et autres hallucinés qui tentent de faire du tai-chi dans une rame bondée (si si, c’est bien du vécu fou-8…), est le signe patent d’un endormissement comateux ou bien de la lecture d’un grand livre addictif. La seconde option est la bonne, je dois à Joël Dicker trois courtes nuits et un allongement non prévu de mon parcours matinal sous terre.

La vérité sur l’affaire Harry Quebert est pour moi LE roman de cette rentrée, curieusement présent sur trois listes des prix littéraires d’automne (les jurés auraient-ils enfin appris à lire ?). Pourtant, fi du microcosme parisien (l’auteur est Suisse), de la prédominance des têtes chenues (il a 27 ans), de l’ancienneté dans le cercle des élus (il s’agit de son second roman), des pelotages intimes (enfin, une vraie fiction !), du trash et du sordide (Dicker ose nous parler d’amour) !

Ce pavé de 664 pages peut être lu de trois façons : comme un fabuleux roman policier qui respecte tous les codes du genre, comme une chronique douce amère d’une petite bourgade américaine de la Nouvelle Angleterre dans les seventies, ou bien comme une réflexion sur l’écriture et la gestation d’un roman.

Nous sommes en 2008, un jeune écrivain new-yorkais, Marcus Goldman, narrateur, auréolé d’un très médiatique succès littéraire avec son premier roman, peine à aligner les premiers mots du suivant (dépression post-partum bien connue). Lassé des aboiements de son éditeur et angoissé par sa soudaine impuissance créative, il renoue avec son ancien professeur de littérature et mentor, l’écrivain Harry Quebert, qui coule une quasi retraite dorée dans une jolie maison au bord de la mer, à Aurora, dans le New Hampshire. C’est dans son jardin, que l’on retrouve les restes bien refroidis d’une jeune fille du coin, mystérieusement volatilisée en 1975, serrant contre elle le manuscrit du livre qui allait consacrer Quebert, lui valant les deux prix littéraires les plus prestigieux du pays. Mais lorsque l’Amérique comprend que le roman d’amour entré dans l’histoire, les mémoires et la littérature, n’est autre que le journal de la liaison de Quebert et de l’adolescente, la machine judiciaire implacable se met en marche, broyant le vieux romancier qui clame son innocence. Qui a tué Nola Kellergan ? Persuadé de l’innocence de son professeur, Marcus intervient dans l’enquête, fouille de son côté, interroge, réveille les vieux souvenirs, secoue la petite ville de sa torpeur, de ses secrets, de ses silences coupables.

Ce thriller tient déjà parfaitement debout tout seul, crédible, habilement construit (fausses pistes, rebondissements, coups de théâtre…), et vecteur de fissures qu’il engendre sur la société middle class trop lisse, bigote et tartufe. Le milieu de l’édition est croqué à l’acide, dirigé par des marketeux et des financiers aux dents longues, avides et vulgaires, assistés d’une armée de ghost writers, prêts à pimenter les livres trop sages de sexe, de boue, de mensonges, de scandales qui font vendre.

Mais La vérité sur l’affaire Harry Quebert est surtout un incroyable vertige de la création (un écrivain, Dicker, qui écrit sur un écrivain, Goldman, qui enquête sur un écrivain, Quebert, qui côtoie un autre écrivain mystérieux …cherchez l’imposteur !), un enchevêtrement de manuscrits (quatre au total), une mise en abîme redoutablement efficace qui finit par perturber ferme le lecteur : qui écrit quoi ? Qui tire en définitif les ficelles de la narration ? Le jeune Joël Dicker s’amuse comme un fou de ce puzzle, de ces pièces savamment distillées dont on ne comprend l’agencement qu’à la dernière page, des frontières incertaines entre le récit et le réel. Ce livre est comme le grand éclat de rire d’un gamin précoce, intelligent et rusé, qui se divertit des errements de son lecteur, trimbalé dans le brouillard par le bout de sa plume et qui joue à cache-cache derrière son personnage d’écrivain en panne. Chaque chapitre s’ouvre sur un conseil littéraire de Quebert à son novice Goldman, comme une sorte de méthode du prêt-à-écrire en 31 stations numérotées à rebours vers le dénouement, que le narrateur respecte à la lettre : tout comme Dicker, avec un humour acidulé non dissimulé… 

Au chapitre 2 (donc, conseil 30), Joël Dicker nous avait pourtant bien mis en garde : « pour être formidable, il suffisait de biaiser les rapports aux autres ; tout n’est finalement qu’une question de faux-semblants.» Les personnages du livre adhèrent à ce jeu de la dissimulation et de la tromperie en y laissant des plumes. Leur créateur, lui, peut être satisfait, sa filouterie huilée comme un coucou suisse lui assure un best-seller… ironie du sort !

 

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12 octobre 2012

Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin)… Berlin année zéro

2682_b_les_ailes_du_desirWim Wenders - 1987

Prix de la mise en scène au festival de Cannes 1987

Discussion de fin de soirée entre copines : « quel serait, pour toi, le film de notre génération, celui qui reste le marqueur d’une époque ? » Silence… sourire qui s’élargit… oui, bien sûr…

Als das Kind Kind war,
ging es mit hängenden Armen,
wollte der Bach sei ein Fluß,
der Fluß sei ein Strom,
und diese Pfütze das Meer.*

… les vers de Peter Handke, un archet qui passe doucement sur les cordes d’un violoncelle, le ciel de Berlin en noir et blanc, des anges silencieux qui perçoivent le bourdonnement constant des pensées humaines, Damiel et Cassiel, une armure venue des nuages, la musique sinistre de Nick Cave, lumière et photo estampillées Henri Alekan**, une histoire qui finit bien. Tout est encore là, bien en place, vingt cinq ans plus tard.

Et si le film avait perdu de sa netteté ? Si la magie n’opérait plus ? Si, ce qui nous fascinait à l’âge des enthousiasmes sans limites, n’était qu’un fatras baudrucheux, prétentieux et surcoté ? Et si… je ne savais plus voir le merveilleux ? Kolossal « ouf » de soulagement, jubilation, allégresse, extase, pas une ride, un sillon, une craquelure, aucun faux pli, les anges sont bien éternels.

De nombreux critiques, exégètes, professeurs, admirateurs, ont écrit sur les Ailes du désir d’épais et d’intelligents volumes, thèses, analyses, découpages pointilleux et autres jus de crânes serrés. Je vais donc éviter d’amener mon dérisoire ruisseau fluet à ce vaste fleuve écumeux. Une seule remarque, tout de même, pour cerner, par quel miracle ce film a totalement échappé à la marque du temps.

En 1987, si les anges tombent du ciel, les murs sont encore debout. Et Wenders choisit pourtant de filmer Berlin comme une ville atemporelle, presque déconnectée de sa réalité géopolitique, comme une enclave vue, donc reconstruite, à travers le regard des anges, qui prêtent peu d’attention aux aléas historiques éphémères des hommes. Le réalisateur délaisse le réalisme de sa ville au profit de personnages « symboliques », errants, se croisant, dans des terrains vagues, des places désertes et vides. Le no man’s land est le simple lieu de promenade et de papotage des anges, un lieu sans avenir où ils se remémorent la terre avant les hommes. Sur la Potsdamer Platz, pourtant symbole de cette saignée dans la ville, le vieil Homère (sic), décrit comme un aède (re-sic), taquine la muse et ses souvenirs de jeunesse, affalé dans un fauteuil au milieu de nulle part.

Lorsque Peter Falk arrive en avion pour son tournage à Berlin, il choisit trois noms pour dépeindre la ville : Kennedy, Emil Jannings et Claus Von Stauffenberg. Personnellement, si on me demandait spontanément de décrire la ville avant sa réunification en trois mots, ce serait plutôt, Capitale du Troisième Reich, Mur et Guerre froide. Wenders privilégie les discours de légende, l’acteur du mythique Ange Bleu et la figure emblématique du grand résistant face au nazisme. L’allégorie, l’idéal, prennent le pas sur les miradors, les barbelés et Checkpoint Charlie.

D’ailleurs le titre allemand est plus explicite sur le regard du metteur en scène « Le ciel au-dessus de Berlin » : Wenders prend de la hauteur, extirpe sa ville de ses blessures de guerre et la place sous la protection des anges et de la poésie : les plaies se cicatrisent, le quotidien devient supportable avec la main d’un ange sur l’épaule, le bruissement des émotions des Berlinois l’emporte sur le tintamarre d’une grande ville, la douleur s’évapore, balayée d’un battement d’ailes. Durant le tournage de son film, Peter Falk regarde l’étoile jaune cousue sur le manteau d’une figurante et s’exclame : « Pourquoi avoir choisi le jaune ? - Les tournesols, Van Gogh ». Extirper des fleurs, du mal… la grâce d’un film repose alors sur une simple tâche de couleur posée sur un ciel plombé.

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* comme les déclinaisons et les verbes irréguliers, inoubliables !

** directeur de la photographie de Cocteau, Clément, Duvivier, Carné…

 

5 octobre 2012

Le Narcisse noir (Black Narcissus)… une sacrée crise de foi

DVDMichael Powell et Emeric Pressburger – 1947

À l’heure où l’Empire Britannique voit l’Inde lui échapper, Michael Powell et Emeric Pressburger adaptent un roman anglais de Rumer Godden paru en 1939, Black Narcissus, récit du choc culturel, social et religieux de deux civilisations que tout oppose, à commencer par l'idéal de beauté et le plaisir des sens.

Basée à Calcutta, la congrégation des Servantes de Marie envoie cinq de ses nonnes (dont les vœux sont renouvelables chaque année) sur les contreforts de l’Himalaya, pour établir école et dispensaire dans le petit village de Mopu, isolé à 2400 mètres d’altitude. Le général local met à leur disposition, sur un piton rocheux abrupt et inhospitalier, l’ancienne Maison des Femmes, le palais qui abritait son harem. Le gynécée déserté abritera désormais le projet Sainte Foi. Les moines qui ont précédé les sœurs dans cette vie de réclusion, n’ont tenu que quelques mois dans cet isolement extrême et on prédit déjà la fuite des nonnes avant la prochaine saison des pluies.

Car ce lieu exceptionnel accroché au toit du monde, qui devrait apporter aux Sœurs le calme, la sérénité et le silence nécessaires à la prière, porte en lui les ferments d’une descente aux enfers, d’un délabrement des esprits, gangrénés par la folie : la morale occidentale et surtout anglicane, sa rigidité, ses principes, ses conventions se désagrègent devant une autre conception plus libre et simple de l’existence, au cœur d’un quasi huis clos oppressant.

Cette trame très fine de violents conflits intérieurs exacerbés en milieu hostile, que les héroïnes n’ont de cesse de combattre, ne pourrait tenir sans le travail de Michael Powell et de son équipe technique, salué par deux Oscars. Tourner le dos à l’Inde et la reconstruire en studio lui permet d’atteindre une perfection formelle (aux antipodes du kitsch que l’on pouvait redouter) et de construire tous les plans comme autant de  tableaux d’une incomparable beauté visuelle. Chaque composante du film, -décors, costumes, lumières, son, cadrage -,  servent à illustrer avec subtilité ce qui bouleverse les nonnes sans qu’elles puissent, elles, en saisir d’abord le sens.  Le sérail, gardé par une vieille folle qui danse et s’agite dans les vastes salons désertés, frémit encore des voluptés passées : fresques lascives, portraits de concubines à demi-nues, miroirs et moucharabiés, fontaines intérieures, longs corridors, soies légères gonflées par le vent qui gémit sans cesse sur ce promontoire. Érigé en à pic de la montagne, ce lieu de plaisir domine le monde en face du sommet de « La Déesse Nue ». Les plis rectilignes des robes blanches des religieuses, la rigidité de leur cornette, leur peau diaphane, s’opposent au moelleux des étoffes des villageoises, à la luxuriance des couleurs, aux superpositions de tissus, aux tailles soulignées de larges écharpes, aux chevilles et aux poignets parés de bijoux, aux longs cheveux ébènes, au Kohl et au miel des visages. Le seul Anglais de la région, plus Indien que Britannique et qui sert d’intermédiaire entre les nonnes et les locaux, se présente en short, jambes nues, quand ce n’est pas totalement dépoitraillé, porteur d’une animalité très assumée. Le technicolor, expérimentalement et courageusement utilisé, renforce les contrastes des teintes, la luxuriance des paysages, enflamme les couleurs, puis nuance les tons roses et bleus si délicats des montagnes, l’extrême pureté de l’air à cette altitude est quasiment palpable et découpe les glaciers sur le ciel. Cette nature et ses habitants explosent de vie dans une atmosphère qui dégouline de sensualité.

Il est assez étonnant, qu’au sortir de la guerre, un réalisateur anglais se penche ainsi sur le désir féminin, ceinturé de bienséance et étouffé par les interdits. Les religieuses subissent l’atmosphère licencieuse du palais et la rejettent physiquement : le vent les tient éveillées des nuits entières, les tambours incessants des guerriers du général leur scient les nerfs, l’eau des montagnes leur donne des boutons, les sœurs n’entendent plus l’Angélus, se plaignent de « voir trop loin » et travaillent en dépit du bon sens, les effluves d’un parfum, tel ce Narcisse noir dont s’inonde le fils du général, réveillent leurs souvenirs, les raisons vacillent, les rivalités s’attisent, les démons du passé ressurgissent, les mémoires s’égarent sur ce qui ne devrait plus venir troubler les recluses, le désir et l’amour. Si la Mère Supérieure (interprétée par Deborah Kerr) se débat pour garder sa mission pérenne, certaines sœurs ne voient de salut que dans la fuite et d’autres plongent dans la démence qui mène au meurtre. Ce vertige, qui ne va cesser de s’accroître, est matérialisé par un plan récurrent de l’unique cloche de la mission, accrochée au bord du précipice vertigineux, filmée de haut, la caméra plongeant droit dans le vide béant, tel un grand saut vers l’inconnu et la liberté, qu’une Sœur va payer de sa vie : l’appétit sexuel trop longtemps frustré vire à l’hystérie, puis à la démence, enfin à la mort.

Comme il le fera de nouveau dans The Red Shoes, Michael Powell s’offre une scène d’anthologie, dont nombre de réalisateurs se réclament encore aujourd’hui, un face à face entre la vertu et le vice, la blanche colombe et la nonne sanglante, vêtue d’écarlate, qui étale un rouge à lèvre agressif devant sa Mère Supérieure blême et sidérée : les pulsions réprimées par les religieuses durant tout le film explosent et amènent la séquence, peu s’en faut, vers le fantastique : la créature démoniaque qui naît de ce trop long refoulement ne connaît plus de limite et se laisse posséder par la violence et le délire, jusqu’à…  la chute finale. De profondis, clamavi !

74041946

Harem

 

28 septembre 2012

Le théâtre des ombres… entre Guignol et Karaghiozis

9782234064744-G

L’enfant grec, roman de Vassilis Alexakis

Éditions Stock, 2012

« Il me semble que quelque chose s’est rompu à Aix, que l’opération a modifié ma perception de la réalité.» On ne saurait mieux dire, quand un auteur incontesté né à Athènes en 1943, primé du Médicis (1995) et du Grand prix du roman de l’Académie Française (2007), se met à dérailler dans les grandes largeurs, pour retrouver les joies d’une enfance vouée aux livres.

Le narrateur nous balade dans un pseudo roman autobiographique, récit de sa convalescence post-op’ dans un hôtel de la rue Madame, à deux pas du Luxembourg. Boiteux, empêtré de ses béquilles, obnubilé par le souvenir cuisant de ce premier vrai pépin de santé et de son hospitalisation (les premières pages sur le sujet sont d’ailleurs un peu longuettes), le narrateur se met à couvert au vert, et parcourt les allées du jardin en traînant péniblement la patte. Il explore les recoins du Luxembourg, en découvre les usages, les visiteurs, les habitués, l’ombre des personnages issus de l’imagination de Hugo ou de Balzac, tout comme ceux qui y ont élu pour ainsi dire domicile, sénateurs, marionnettiste du théâtre de Guignol, vagabond lettré ou savoureuse dame-pipi.

Cette plongée au cœur d’un lieu pétri d’Histoire et de romanesque, au moment où la camarde l’a raté de peu, lui ouvre de nouveau les portes de son paradis perdu, son propre jardin de la banlieue d’Athènes, où les personnages fabuleux des « Classiques illustrés » venaient le retrouver dans la remise pour de grandes aventures. La magie des romans populaires, leurs héros courageux, les aventuriers intrépides, répondent de nouveau présents pour que le réel soit supportable. Quand la Grèce s’enflamme, que l’exilé ne reconnaît plus son pays, qu’il n’y a plus beaucoup de vivants avec qui partager des souvenirs, la littérature reprend ses droits, la réalité se délite et bascule dans une fiction où l’imagination pétulante règne en maître : « J’ai su très tôt en somme que la meilleure façon de raconter un événement était de l’inventer ».

Alors le narrateur choisit, comme Alice, de plonger tête la première dans le terrier, et partage son petit-déjeuner sans sourciller avec le Lapin Blanc de la Reine de Cœur,  tient des discours aux pantins chahuteurs et dissipés du Guignol qui apprécient l’hommage qui leur est rendu, croise Milady dans une librairie, subit une attaque de Peaux-Rouges qui brandissent lances et tomahawks sur le pavé parisien et voit enfin flamber le Sénat après une attaque de pantins géants, avant de fuir par les égouts et les carrières souterraines, porté à dos d’homme tel Marius avec Jean Valjean. Ce glissement progressif vers le burlesque permet au texte de ne jamais sombrer dans la réminiscence funèbre ou une nostalgie mélancolique. Le crayon (puisque le narrateur écrit encore au crayon de papier sur les feuilles blanches les mieux disposées envers lui dans une rame, persuadé que certaines feuilles préfèrent lui manifester une réelle hostilité en repoussant ses idées…) témoigne de détails, d’accros, de cocasseries, de remarques décalées, déroutantes et souvent drôles qui rappellent la fulgurante maîtrise de la langue d’Alexakis. Remarquant que le prince Mychkine ressemble trop au Christ, il répond à son frère qui lui demande de lui résumer L’Idiot : « c’est un épisode inédit de la vie de Jésus qui se passe chez les alcooliques russes »… « L’âme russe ?... une sorte de nationalisme parfumé d’encens »…

C’est élégance de ton, ce mélange d’innocence retrouvée, de mensonges assumés et d’ironie caustique (les pages sur la crise grecque sont sans concession) est d’autant plus savoureuse à l’heure où d’autres auteurs se complaisent dans le trash et le narcissisme sinistre. Vassilis Alexakis préfère rendre un magnifique hommage à la littérature, à Dumas et à Stevenson, à Jules Verne et à Dickens, avec poésie et une âme d’enfant encore immaculée.

 

20 septembre 2012

Les illusions perdues…

rue_des_voleurs_mRue des voleurs, roman de Mathias Énard

Éditions Actes Sud, 2012

La quatrième de couverture avait un peu terni l’enthousiasme que suscite toute nouvelle publication estampillée Mathias Énard. Ecrire à chaud sur le Printemps arable et la révolte des Indignados me paraissait extrêmement glissant, limite casse-gueule, las que nous sommes de toutes ces promesses de jours meilleurs qui finissent en débâcle accablante.

Ce qui ressemblait de prime abord à une gageure se révèle un formidable roman, une authentique fiction qui tient à distance respectable l’exhibition de l’actualité, un road-movie entre Tanger et Barcelone où l’on suit les péripéties tragiques et rocambolesques d’un jeune Marocain en exil. Mathias Énard aurait pu choisir un narrateur tunisien ou égyptien, mais préfère un « excentré » en position d’observateur, un personnage qui n’a pas vécu les révolutions, un simple témoin curieux emporté par le tumulte.

Le jeune Lakhdar, chassé de chez lui pour avoir connu bibliquement sa cousine hors mariage, traverse son époque et la Méditerranée jusqu’en Catalogne, avec les yeux de l’innocent, éprouvant les limites de sa liberté et de sa conscience et perdant, au fil des événements, toutes ces certitudes. Les aspirations légitimes de Lakhdar, « être libre de voyager, de gagner de l’argent, de me promener tranquillement avec ma copine, de prier si j’en ai envie, de pécher si j’en ai envie et de lire des romans policiers si cela me chante sans que personne n’y trouve rien à redire à part Dieu lui-même » sont en fait communes à tous les jeunes, quelle que soit leur culture. Rue des voleurs saisit ce moment où le sort de l’Europe et du monde arabe s’entremêlent, où les cris des Indignés d’une Europe agonisante étranglée par ses créanciers répond au désespoir de ceux qui s’immolent pour mettre fin à une dictature.

Autour de Lahkdar, c’est une hécatombe quasi permanente - attentats, assassinats, noyades de réfugiés -, morts en série qu’il endure jusque dans les boulots improbables qu’il décroche à chaque étape de son expédition : numérisation des fiches individuelles des millions de combattants de la Grande Guerre ou mise en bière des cadavres repêchés dans le Détroit de Gibraltar, avant leur retour au pays en cercueils plombés. Mais quand on a appris le français aux basques des grands auteurs de Polars et de Séries Noires, on est un peu blindé. La singularité de Lahkdar réside d’ailleurs dans ce goût des mots, quels que soient leurs idiomes -  arabe classique, marocain, français, espagnol ou catalan -, de l’étude, de la poésie et des récits de voyages des grands écrivains arabes : « J’étais conscient que c’étaient les livres qui m’avaient obtenu les meilleures situations que j’aie jamais eues… je sentais confusément qu’ils me donnaient une supériorité douloureuse sur mes compagnons d’infortune…à ce rythme-là, il allait bientôt me pousser des lunettes. » En creux, son ami d’enfance Bassam le regarde « avec ses yeux vides, ses yeux d’aveugle… des yeux effrayés et fragiles qui paraissent toujours fixer le lointain ». Devenu homme de main d’un Islamiste cauteleux, Bassam se perdra très loin dans l'ignorance, la violence et le terrorisme.

Derrière ce plaidoyer pour les livres qui instruisent et sauvent, c’est bien sur l’ombre de Mathias Énard que l’on perçoit alors, celle du traducteur d’arabe, du fin connaisseur des grands auteurs classiques, de l’amoureux de la calligraphie et de la poésie, de celui qui a roulé sa bosse de Beyrouth à Damas, de la Syrie au Maroc, avant de se fixer en Catalogne depuis dix ans : « Je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement ».  Ce vécu personnel du romancier à Barcelone donne au livre ses plus belles pages, qui flamboient soudain dans la description des bouges du Raval, quartier oublié où s’entassent les laissés pour compte comme Lakhdar et de cette rue de Voleurs, « rue des putains, des drogués, des ivrognes, des paumés en tout genre qui passent leur journée dans cette citadelle étroite sentant l’urine, la bière rance, le tagine et le samoussas ».

Le ton du récit est volontairement « sotto voce », nourri d’empathie, sans jugement à l’emporte-pièce ou raccourci facile. La plume ne griffe pas, ne colère pas, mais porte les étonnements de ses exilés sur l’état du monde à l’avant-veille d’un grand bouleversement, où certains rêvent de « provoquer l’affrontement, de déclencher des représailles qui souffleraient sur les braises, lanceraient les chiens les uns contre les autres », Lakhdar « observe la série de cataclysmes comme qui, dans un abri sûr, sent le plancher vibrer, les parois trembler, et se demande combien de temps encore il va pouvoir conserver la vie : dehors tout semble n’être qu’obscurité ».

 

13 septembre 2012

Presqu’île du Cotentin au petit matin…

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C’est bien beau de prendre ses vacances en juin mais quand arrive septembre, on est déjà cramé, déprimé, dégonflé comme un vieux pneu fuiteux, désespéré devant le calendrier qui n’indique aucun voyage pour la Grèce avant… mai 2013, autant dire un futur pas proche du tout.

Bah, soyons réglo, nos bords de mer sont tout de même bien chouettes et je m’étonne parfois des régions que je n’ai jamais eu la curiosité de visiter. Il faut dire aussi que lorsqu’on a la chance d’avoir de bons amis qui vous offrent l’hospitalité dans une villa de pêcheurs, ouverte pleines fenêtres sur la mer à deux pas de Barfleur, c’est l’allégresse !

Á nous la plage déserte, les festins de bars grillés, homards et autres délices amphibies, les chalutiers aux premières heures du jour,

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les voiles qui claquent au vent,

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les villages typiques de la presqu'île de La Hague,

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et un petit coin d’Irlande, une côte hérissée de caps, des à pics finistériens, des courants diaboliques, une météo qui vire soudain à la pluie et au vent pour l’ambiance gothique, rien n’a manqué pour que le tableau soit à la hauteur des lieux !

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Merci à Pierre et Cath' pour ces quelques jours marins !

PS : tout bon, la famille O', pour le choix du Sony... :-)

 

5 septembre 2012

Karoo, roman de Steve Tesich

karooÉditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012

Le cas Karoo…vous n’avez pas pu y échapper, la presse bobo faussement contestataire s’en est délectée, les suiveurs ont suivi, les lecteurs, guidés par leur instinct grégaire, ont avalé l’appât, l’hameçon et le fil d’une seule bouchée, sans se hasarder à tempérer l’ouragan de flatteries flagorneuses doctement distillées. Non, je carbonise un peu vite, certains bloggeurs affiliés à la Ligue de la Pensée Libre ont nettement relativisé la portée du pavé marron lancé dans la mare aux gogos.

J’ai tout d’abord un peu de mal à gober la belle histoire qu’on nous ressert trop souvent ces derniers temps : « attention chef-d’œuvre inconnu, texte inouï longtemps resté sans traduction, auteur inclassable, héros alcoolique cynique et désabusé pris dans le tourbillon d’une chute vertigineuse, critique acide de la société américaine arrivée au bout de son histoire, c’est corrosif et sans pitié, à la fois Roth et Easton Ellis, voire Saul Bellow ». Rien que ça ? Et le texte dort depuis 16 ans sans qu’aucune grande maison n’ait mis la main dessus ? Pourtant refroidie par le livre surcoté d’Exley paru chez le même éditeur (ici), j’ai benoîtement replongé. Mal m’en a pris.

Karoo est le roman posthume d’un scénariste américain d’origine yougoslave, paru en 1998. Mais savoir raconter des histoires pour grand écran ne présume pas forcément d’un grand talent d’écrivain. Et, à bien y regarder, Karoo n’est pas autre chose qu’un scénario de 600 pages, calibré au millimètre, laborieux, artificiel dans sa construction, où la technique d’écriture trop manifeste l’emporte sur le style et la langue. Derrière les tribulations de son antihéros, loser pathétique et caricatural, qui cherche à sauver sa piètre existence en jouant les démiurges, Steve Tesich veut raconter une nouvelle tragédie grecque, sous le patronage d’Icare, d’Ulysse, de Sisyphe et d’Œdipe appelés en caution culturelle, autour des notions de fatalité, de châtiment, de rachat et d’hubris (hybris) qui, si elle caractérise son héros, l’imbibe lui aussi tout autant.

Aucune finesse dans le trait, des détails lourdement soulignés – qui serviront plus tard, parce que tout est déjà écrit dans la vie, c’est le destin, on n'y peut rien – une psychologie de bazar avec papa et maman pour la touche freudienne, des citations d’auteurs européens pour le lectorat upper-class, un calibrage parfait entre l'audace (factice) et l’émotion (facile) pour que le livre passe un jour à l’écran : découpage, dialogues et voix off, lieux de tournage, direction d’acteurs, intonations et déplacements, mouvements de caméra, tout y est. Du prêt à filmer, en quelque sorte.

Mais un script conçu pour des images ne fait pas de la littérature. La pauvreté de l’écriture (le livre est aux ¾  rédigé à la première personne en style parlé), les tentatives d’humour, qui se veut grinçant, mais qui tombent souvent à plat, des longueurs plus complaisantes qu'inspirées, des personnages stéréotypés jusqu’à la caricature, leur verbiage creux, les rebondissements préfabriqués, ce ton caustique mordant, lassant au fil des pages, puis le sentimentalisme forcé qui imprègne tout à coup notre héros jusqu’à la désopilante envolée métaphysique finale* (mais quelque chose me dit que ce comique tordant-là n’est peut-être pas volontaire) font de ce faux-roman un édifice branlant à démolir. Si j’étais très très enfiellée, je dirais qu’un tâcheron a voulu faire son Terrence Malick, sans le talent qui va avec.

 

* L'Odyssée, en version futuriste... "à travers les cieux, l'espace et le temps, un vaisseau s'en vient... Ulysse" Cette vision soudaine de notre cher Ulysse 31 a définitivement enterré Karoo... ok, je sors !

 

28 août 2012

Qu'est-ce qu'on se fait suer...

9782841004805Les îles grecques - Lawrence Durrell - 1978 -  Rééd. Bartillat, 2010

Il faut dire aussi que les francophones ont de la chance : Jacqueline de Romilly, Jean-Pierre Vernant et Jacques Lacarrière forment, vue de ma fenêtre, la Sainte Trinité de l’hellénisme éclairé, dans lesquelles on va piocher selon son humeur. Des récits, des réflexions, des études, des voyages, quelquefois un peu escarpés, d’autres plus accessibles mais toujours animés d’un enthousiasme prodigieusement communicatif.

On se dit alors qu’ils n’y a pas de raison que nos voisins grands-bretons ne partagent pas notre emballement bouillonnant, surtout lorsqu’un écrivain anglais, né en Inde, passé par Alexandrie, a parcouru autant de miles dans le bassin méditerranéen, pour nous offrir 339 pages de réflexions sur son histoire avec la Grèce. Un détail m’avait pourtant interloquée en feuilletant l’ouvrage : entre 1935 et 1956, Durrell choisit de se fixer à Corfou, Rhodes puis à Chypre, en somme sur la périphérie du monde hellénique actuel. Un choix un tantinet « timoré », comme si le monsieur était un poil chichiteux, limite sophistiqué coincé, ce qui n’augurait rien de bon pour ses relations avec le peuple grec contemporain.

Morceaux choisis :

« La vie dans les petits villages… c’est le règne de l’étroitesse d’esprit, de l’ignorance, des bas coefficients d’intelligence, qui signifient la mort de l’art. C’est une vie horrible non seulement à cause des privations matérielles mais de l’asphyxie intellectuelle. » Sic.

« Les pays pauvres n’ont pas les moyens de produire de grands cordons-bleus, et sans doute risque-t-on de manger abominablement mal en bien des endroits en Grèce…une fois passées les premières déceptions, on se résigne rapidement à accepter avec impassibilité la pitance qui se présente – de toute façon, il se présente aussi des choses excellentes, comme les homards ou les langoustes à Hydra ». Re-Sic.

On hésite entre tomber de sa chaise ou se dilater sauvagement la rate, ça dépend de l’humeur du jour. Ce voyageur poseur, fat, bêcheur exprime bien souvent du mépris pour les habitants, comme un colon pour les indigènes. Certes, il chérit la Grèce ou du moins, une certaine idée de la Grèce, son histoire prodigieuse, ses mythes et ses légendes, sa grandeur passée, ses paysages et sa lumière. Il est vrai que ses digressions sur l’archéologie, l’architecture, la littérature et la poésie, sont pertinentes et fines, la beauté de son écriture est manifeste, sa solide culture classique lui permet de belles pages sur la Crête et  Rhodes. Mais Durrell n’a pas la générosité, la chaleur, la flamme d’un Lacarrière, pétri d’empathie pour les Grecs. Il trouve plus piquant de distiller sa morgue et ses opinions lapidaires avec un aplomb renversant :

« … escale inintéressante dans l’île d’Ikaria : elle a l’air rude et mal tenue, comme si elle n’avait jamais été aimée de ses habitants. La première impression de désordre et d’incertaine utilité se trouve renforcée par le réseau routier qui semble avoir été conçu par un facteur saoul. Il serait parfaitement vain d’essayer d’en dire plus long sur cette île ».

Si Durrell touche le fond, il creuse encore avec Amorgos, où il expose sa bêtise crasse :

« île plutôt sinistre qui n’a pas grand' chose à son crédit…si par hasard vous vous laissiez coincer là, vous y péririez d’ennui comme un géranium qu’on a oublié d’arroser. »

Tenant Amorgos pour la plus belle des Cyclades, je ne peux que vous engager à vous tenir très loin de la mesquinerie de Durrell et à vous replonger, encore et toujours, dans L’Été grec.

 

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Le Présent Défini
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