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Le Présent Défini
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26 mai 2013

Mesta versus Anavatos…. de l’imaginaire des ruines dévastées

Je n’ai jamais pu me résoudre à aborder une nouvelle île sans une plongée préalable dans ses eaux caractéristiques, à travers les différents guides : je raffole de ces premiers rendez-vous où l’on contemple sa plastique, où l’on estime son capital séduction, ses atours, son charme, son individualité. Chios porte haut l’étendard de son passé médiéval sauvegardé dans la mémoire des pierres, avec quelques villages emblématiques, que l’on perçoit à première vue comme cohérents et harmonieux. L’expérience terrain a vite démontré l’inanité de cette première impression, faussée par quelques clichés attrayants, bien cadrés mais illusoires.

Impossible lorsque l’on passe un peu de temps à Chios de faire l’impasse sur les Mastichochoria, villages du Sud fortifiés, temples de la précieuse gomme du lentisque, le mastic. À Pyrghi, Mesta, Olymbi, Vessa, Kalamoti, Armolia…, on récolte toujours en été les « larmes » de ces arbustes gris et rabougris, cousins des pistachiers, qui sécrètent cette résine si prisée. C’est en descendant vers la jolie crique de Vroulidia, entourée de ses hautes falaises blanches, que l’on circule dans la région la plus densément plantée de lentisques, auxquels les habitants doivent leur prospérité et leur relative tranquillité, quels que furent leurs occupants successifs.

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Si nous sommes tombés sous le charme de Pyrghi, le « village peint », nous sommes beaucoup plus dubitatifs devant Mesta, pourtant classé monument historique. Pyrghi est fameux pour les motifs géométriques qui habillent les façades de ses vieilles demeures de pierre, les « xysta », (de ξυνω = gratter, le principe étant de gratter une couche de chaux claire à prise lente, selon des motifs précis, posée sur un premier enduit sombre) : s’il ne reste plus grand’chose de ses fortifications et de sa tour, qui lui a donné son nom (πυργος), se perdre dans les ruelles le nez en l’air, pour admirer les balcons, les arcades et les murs ornementés, est un pur bonheur. Rien de factice ici, Pyrghi sonne juste, avec ce qu’il faut d’usure du temps, de laisser-aller et de modernisation pour le confort de ses habitants.

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Le contraste avec Mesta, ville-musée, jure désagréablement lorsque l’on passe de l’une à l’autre : Mesta ne paraît pas avoir subi les dommages, la corrosion, l’abrasion des siècles qui passent, mais garde indemnes son mur d’enceinte, ses tours trapues, ses maisons étroites aux si petites ouvertures, serrées les unes contre les autres, son unique place centrale dégagée vers laquelle convergent les venelles, ses passerelles, ses passages voûtés, tout l’attirail d’une architecture « sur le qui-vive », conçue pour résister aux assaillants et pour se déplacer furtivement sur les terrasses et les toits de pierre. Ce labyrinthe a été bien maladroitement retapé, restauré, nettoyé et ça hurle l’artifice. Mesta n’est plus qu’une vitrine bien léchée, très touristique, fabriquée pour faire jolie et attirer le chaland. L’envie de clouer au pilori le responsable de ce gâchis nous prend soudain, avant de fuir à toutes jambes pour des lieux moins dénaturés, tel Anavatos.

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 Anavatos, la grande rencontre, pour moi, de ce premier contact avec Chios ! Ce village byzantin tient son nom d’ανεβαινω = monter, car il est planté tout en haut d’un éperon rocheux, dans un paysage sauvage. On découvre lentement cette citadelle en grimpant une pente raide, cernée de falaises, dans un silence impressionnant. Il faut dire qu’il n’y a plus âme-qui-vive en ce lieu désolé, depuis un jour funeste de 1822, où les habitants se jetèrent du haut de leur kastro, lorsque les Turcs envahirent les lieux. La cité est abandonnée, les maisons tombent en ruine, les murailles se sont effondrées, les fresques de l’église ont été lavées par les pluies. Il n’y a plus rien à voir, et on se demande pourquoi on reste englué à ces vestiges. On arpente les chemins, l’unique rue encore pavée entre les murs écroulés, on va, on vire, on vient, on se pose sur les décombres du kastro en repensant à la force d’âme de ces villageois, on boit des yeux le panorama qui s’étend et on ressent un petit pincement au palpitant devant la tragédie humaine qui s’est déroulée là. Il y a bien une vague tentative de restauration, limitée par le manque de crédits et on s’en félicite sotto voce, tant il nous semble aberrant de toucher à ce site de mémoire. Ces ruines nous donnent la possibilité d’imaginer, de reconstruire mentalement tout un univers, de faire revivre à notre manière le quotidien des habitants et de redonner vie à un monde perdu, sans le trahir. Car inventer, c’est se souvenir * : « Il faut à l’édifice un passé dont on rêve », disait Hugo…

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*Giovanni Battista Piranèse, 1720-1778

 

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19 mai 2013

Chios, le gite, le couvert et plus si affinités…

Mais où crécher à Chios ? Pas deux avis conformes, entre les apôtres des Mastichochoria, les partisans des plages du Sud-est, les pragmatiques qui prêchent pour le Κάμπος et sa proximité avec la frénésie de Chios-ville, enfin les adeptes de Volissos, avec son rivage sablonneux. Rajoutons à la cacophonie : ne connaissant Chios ni des lèvres ni des dents, notre choix s’est arrêté sur un village de son axe médian, camp de base pertinent pour rayonner sur les deux versants de l’île. Bien nous a pris de faire fi du Routard et de son commentaire lapidaire : « Avgonyma, village dont les maisons-cubes ne respirent pas la joie de vivre… ». Ah bah évidemment, si vous préférez les nouvelles constructions anarchiques, sans caractère et sans histoire qui poussent comme des champignons à Vrontados, et le chahut tintamarresque de Chios-ville, Avgonyma vous paraîtra un peu rugueux.

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Et pourtant… même si les collines couvertes de pins ont énormément souffert des incendies d’août dernier, ce village du XIe siècle a tout gardé de son architecture médiévale : construites en pierres grises et blondes, les maisons modestes aux petites ouvertures, dessinent, enserrent des ruelles étroites sur un promontoire qui domine la côte Ouest jusqu’à la mer. Ici, vivent encore de vrais gens, des παππουδες déjà à l’ouzo quand nous n’en sommes encore qu’au café matinal, et des γιαγιαδες énergiques qui mènent leur petit monde au pas de charge ; pas de repeinturlurage, de restauration léchée (plaie de Chios, j’y reviendrai), d’attrape-touristes, de séduction mercantile. D’ailleurs, mis à part les deux tavernes qui accueillent  les locaux et les voyageurs, aucun magasin à Avgonyma. Le silence, le calme, la simplicité plutôt que la tentation de vider les poches du touriste dans une déco d’opérette (cf. Mesta).

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Je ne saurais trop vous recommander de confier votre séjour aux mains de Γιωργος (http://www.spitakia.gr), qui loue chambres, studios et maisonnettes et qui vous fait profiter de ses bons conseils : naturaliste dans l’âme, il peut vous accompagner sur les chemins pour vous faire découvrir son île de l’intérieur, vous indiquer la plage qui vous convient le mieux, les bons plans selon la saison…. Indifférents habituellement au petit-déjeuner, nous avons toutefois craqué pour ses marmelades maison de mirabelles et de figues, que l’on déguste avec le yaourt ou la brioche de Pâques. Et si vous êtres très sages, vous repartirez avec un pot de confiture de figues, concoctée par son épouse…. 

Restons d'ailleurs dans le domaine des papilles, avec quelques tables testées par nos soins :

Avgonyma : Ο Πύργος, bon rapport qualité prix, pratique quand on ne veut pas reprendre la route le soir. Quelques plats du jour selon l’inspiration, excellent briam et moussaka très légère, lapin stifado, et mastelo de Chios grillé sans modération.

Plus au Sud, à Lithi sur le port, Τα τρία αδέλφια : poissons et calmars bien frais, excellente salade avec du κρίταμο, goûté pour la première fois en Grèce (pas loin de nos salicornes), service souriant. Si vous êtes un met de choix pour les moustiques, venez pour le déjeuner uniquement… à l’issu du dîner, j’ai décompté 14 piqûres, dont 4 à travers mon jean… ces bestioles doivent s'être croisées avec des piranhas.

Encore plus au Sud, au port de Mesta, sur la droite en regardant la mer, au bout, Λιμενας Μεστων, une autre taverne les pieds dans l’eau, où s’attablaient des familles entières de Grecs à l'occasion du lundi de Pâques. L’un de nos meilleurs repas, poissons grillés savoureux, bons conseils du serveur qui a composé notre menu et… baklavas offerts en dessert.

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De l’autre côté, au Sud-est, à Emborios, de nouveau une taverne au raz des flots, Ποσειδών, à gauche. Nous n’avons pas suivi le Routard qui recommande Το Hφαίστει, à droite, notre oreille ayant perçu une dominante nettement plus grecque chez Poséidon. Bonne pioche. Simple, pas cher et copieux.

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Enfin, au Nord, dans la petite baie de Lagada, deux repas chez Ο Πασσας, la seule taverne qui débordait alors que les autres persistaient à rester vides, toujours des calmars et du poisson grillé, de la salade d’aubergines crémeuse, le tout servi par un petit jeune homme charmant qui parlait beaucoup mieux le français que moi, le grec…   encore de nets progrès à faire côté prononciation... graduation  !!!!!!!

 

16 mai 2013

Πασχα στην Χιο … et mise en bouche à Athènes

J’étais persuadée n’avoir jamais mis les semelles en Grèce durant les fêtes pascales, jusqu’à ce que πουλακι μου oppose à mes neurones fissurés un docte sourcil soulevé par une juste semonce : « T’as plus la lumière à tous les étages : t’as oublié qu’on t’a entendue râler à chaque repas pendant une semaine, lors de notre premier voyage, puisque Mademoiselle ne voulait pas toucher au délicieux agneau rôti, servi quotidiennement pour Pâques ? » J’ai tourné du groin, rappelé que ça datait comme mes robes et que des pintes de Mythos avaient coulé à flots depuis. Pourtant, sa juste remarque a aussi sec ravivé des images d’un Athènes déserté et d’une effective redondance culinaire ovinesque : il était grand temps de retrouver le vol de 13h d’Aegean.

Vingt ans après, ce sont les mêmes rues vides… à l’exception de Plaka, qui grouille comme une fourmilière. Á croire que tous ceux, qui ne rentrent pas dans leur village, se sont donnés rendez-vous là. Une cohue, une pagaille et du raffut. Notre endroit de prédilection* pour le premier ouzo des vacances over-déborde, ça parle haut et fort, on ajoute des fauteuils, les cercles d’amis s’élargissent, on s’interpelle bruyamment… et nous, on affiche un sourire béat tant nous sommes heureux de revoir un peu d’énergie et de joie dans une ville dévastée par la crise. Enquiller ensuite Οδος Τριποδων et Οδος Λυσιου tient de l’impossible car nous sommes happés à la sortie d’un office par une procession compacte dont nous mettrons de longues minutes à nous extirper… la ferveur religieuse semble monter. Notre taverne attitrée** n’accepte ce soir que les Grecs qui ont réservé à l’issue des cérémonies du Vendredi Saint et nous échouons à deux pas de là pour une solution de repli*** gustativement satisfaisante. Un fort parfum d’encens envahit soudain Οδος Μνησικλέους, des chants d’une infinie tristesse annoncent l’arrivée du Pope, de la Croix, des bannières, de l’icône et de l’Épitaphe, des fidèles et de leur cierge, qui remontent lentement la ruelle étroite. Le silence s’abat soudain, les orthodoxes se lèvent et se signent rapidement par trois fois sur son passage... le cortège s’éloigne, l’étau se desserre doucement…on respire à nouveau…

 

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Le lendemain, à Chios, dans le village d’Avgonyma où nous logeons, l’ambiance est plus à la fête, aux préparatifs du festin, à l’accueil des familles qui rentrent retrouver les leurs et à la finalisation du bûcher… cet amas de bois au-dessus duquel attend Judas, à qui on réserve un quart d’heure brûlant à la tombée de la nuit. Dès vingt heures, les chèvres (et non des agneaux mignons, heureuse île !) et leurs brochettes d’abats (Κοκορέτσι) prennent des couleurs, les enfants allument les premiers pétards, la place du village enfle et bruisse, l’ouzo rempli les verres… et une demi-heure après, le brasier s’enflamme, dévorant les bûches qui craquent, et le traître, dans un flamboiement dantesque.

 

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Petits et grands, nous sommes tous hypnotisés par le son et lumière pendant un long moment, troublé par les premiers coups de cloches qui appellent à la grand' messe de la Résurrection. L’église d’Avgonyma est bien modeste pour accueillir toute la foule endimanchée et nombre de croyants resteront massés aux portes, écoutant la voix du pope se déverser du haut-parleur. Mais les adolescents commencent à trouver le temps long et illuminent la nuit de feux d’artifice, de fusées colorées, de pétards sifflants, couvrant le prêche du Pope qui accélère et hausse le ton : ce combat du sacré et du païen tourne à l’avantage du religieux qui annonce la Résurrection à grand renfort de "Χριστός Aνέστη" et de cloches carillonnantes. Les cierges (λαμπαδες) s’allument de main en main, on se souhaite des "Χρόνια Πολλά", on s’embrasse et on essaie de garder son cierge allumé pour tracer, de retour à la maison, une croix au-dessus du linteau et allumer la mèche d’une veilleuse.

 

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On se retrouve tous alors à la taverne du village (Ο Πύργος) pour les agapes, rompant 40 jours de carême avec des assiettes de chèvres grillées. Sur les tables, des œufs peints en rouge, que l’on cogne contre celui du voisin, en espérant le garder intact, gage de chance, et des tranches de τσουρέκι, brioches de Pâques parfumées au zestes d’orange. La fête se termine très tard… et le lendemain, eh bien, on remet ça, et sur chaque pas de porte, le chef de famille arrose la chèvre entière qui tourne sur sa broche…

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* Diogenis (Διογένης), Πλατεία Λυσικράτους

** Taverna tou Psara (Ταβέρνα του Ψαρρά), Ερεχθέως 16

*** Taverna Sissifos (Ταβέρνα Σισυφος), Μνησικλέους 31

 

12 mai 2013

Chios, prélude au chaos de pierres

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Si vous êtes un peu à l’Ouest à la fin de ce copieux hiver, grincheux, grisâtre et tout grommelant, pointez votre boussole vers l’Est de la mer Égée, arrêtez-vous 8 kilomètres avant la côte turque et posez votre sac sur une île, qui tient à la fois des Ioniennes … et de l’Irlande. Voilà un patouillis inattendu, bien éloigné des clichés recuits, comme les maisons cubiques blanches, les coupoles bleues et les moulins chromos. Á Chios, vous allez vous manger du caillou, de la roche, du minéral, de l’austère, du médiéval, de la ruine, des paysages sauvages, battus par les vents et la pluie, même en mai. Si le thermomètre a grimpé jusqu’à 28° les 5 premiers jours du séjour, nous avons fini sous des baquets d’eau, avec 12° de moins. Et c’est certainement sous ce climat que nous l’avons le plus aimée. 

Chios est une vaste contrée de 842 km² (contre 96 km² pour Ithaque, à titre de comparaison), toute en longueur, divisée en trois parties bien marquées, à la fois par le sol et le développement économique : 

- au Sud, Chios est l’île du lentisque, du mastic, des villages fortifiés et cossus pour la sauvegarde de la précieuse résine

- au centre, la plaine fertile, les riches demeures des Gênois, les jardins d’agrumes, d’amandiers et de jasmin

- au Nord, la partie montagneuse chichement peuplée, un environnement stérile, des habitations modestes, une terre brute.

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Porte vers l’Asie Mineure, plaque tournante du commerce durant tout le Moyen-Âge, escale des voyages vers l’Orient, la situation stratégique et la production de mastic ont fait de Chios une île à part : ses occupants successifs (Byzantins, Gênois et Turcs) ont vite compris qu’ils avaient tout à gagner à lui laisser la bride sur le cou et une certaine autonomie, pour bénéficier ainsi de sa prospérité, de son essor économique et de l’exclusivité de la vente du mastic. C’est pourquoi Chios montre encore aujourd’hui les empreintes successives de ses « hôtes », une architecture riche, préservée et unique. Il faut attendre le XIXème siècle et ses calamités successives (massacre de la population par les Ottomans en réponse aux velléités d’indépendance des Grecs – 25 000 morts et 50 000 habitants vendus comme esclaves, sur une population totale de 100 000 personnes -, destruction des cultures et des arbres à agrumes par le gel en 1850, séisme dévastateur en 1881), pour voir sa suprématie décliner.

Chios est aujourd’hui peu fréquentée par les Français qui lui préfèrent les Cyclades, c’est bien dommage : et la découvrir au moment de la Pâques orthodoxe, croyez-moi, c’est quelque chose !

 

3 février 2013

Ménélas Rebétiko Rapsodie, au Grand Parquet : monologue poignant d’un monarque brisé

Menelas_rebetiko_rapsodie_portrait_w193Ménélas n’a pas bonne presse : coincé entre son frère Agamemnon et les héros Achille ou Ulysse, le pauvre bougre en porte lourd sur la tête, raillé dans toutes les mémoires par Offenbach :

« Je suis l’époux de la reine, poux de la reine, poux de la reine : le roi Ménélas.  Je crains bien qu’un jour Hélène, qu’un jour Hélène, qu’un jour Hélène, je le dis tout bas, ne me fasse de la peine, n’anticipons pas. »

Comment dire… l’image du roi de Sparte, valeureux, batailleur et sans tâche prend un sérieux tampon : cocu brocardé, benêt trop confiant, la gaudriole en berne, le pauvre gars n’a eu, dans La Belle Hélène que ce qu’il méritait, la fuite de sa femme sous les quolibets goguenards. On se demandait donc ce que Simon Abkarian, formé au Théâtre du Soleil, à tu et à toi avec Shakespeare, Euripide et Eschyle, allait chercher chez ce mari bafoué. La présence à ses côtés, sur scène, d’un joueur de bouzouki et d’un guitariste grecs, augurait d’un mélange suffisamment insolite pour foncer vers la gare du Nord. Pour ceux qui l’ignorent, le Grand Parquet tient de la roulotte, du cabaret d’un soir, d’une salle éphémère aux murs de bois, tendue de toile, où l’on s’entasse sur des quasi bancs bien durs (fesses callipyges recommandées) dans un joyeux bordel. Fi des constipés, le spectacle pouvait commencer.

La scène a tout de la taverne :  une table, trois chaises, des verres épais et des petites flasques d’ouzo, éclairés par une guirlande de loupiottes, deux musiciens qui tirent en vrai sur d’authentiques clopes (pas de doute, nous sommes bien dans le XVIIIème un peu fumeux) en effleurant leurs cordes. Arrive un homme tiré à quatre épingles, le cheveu noir gominé, mais courbé, cassé, le regard balayant le sol, qui s’affaisse sur la dernière chaise, à leur côté. C’est Ménélas, à mille lieux de sa caricature, qui nous rappelle en même temps, tout de même furieusement, de par son physique, la stature et le rôle, la marionnette traditionnelle et populaire Karagheuz. Car durant une heure et demie, cet homme va parler d’amour, d’amour fou, comme un illuminé, un enragé, un être rongé, détruit par le plus violent poison qui soit. Ménélas vomit sa douleur, hurle son désespoir, maudit l’infidèle, l’insulte, foule aux pieds son souvenir. Et puis, de cette tragédie, émane aussi telle une onde furtive, une infinie douceur, l’évocation des jours radieux, un bonheur limpide et simple, la joie d’avoir été choisi par Hélène entre tous. Abkarian brise en deux ce roi, qui devient son propre contradicteur, oscillant entre la soif guerrière de vengeance dans une violence sans limites et son penchant naturel pour la vie, les plaisirs, la danse. Le verbe est rude, âpre, cru, et parcourt toute la gamme du tourment amoureux, du crachat à la supplique. Ménélas passe de l’acide sur ses plaies ouvertes en imaginant les ébats de sa femelle et du troyen, dans les détails les plus salés. Le public se défait alors en même temps que cet homme à terre, les yeux écarquillés devant ces visions exacerbées terrifiantes. Qu’importe que cet homme dément soit roi de Sparte ;  cet abîme où il sombre est celui au bord duquel chacun déambule.

Pas étonnant que la prose d’Abkarian se mêle au chant des rues, à la mélancolie du bouzouki, aux plaintes grinçantes du rebétiko. La passion d’un homme pour une femme qui l’a quitté redevient contemporaine, et on ne sait plus qui danse, qui tournoie sur scène, souple et gracieux, un monarque guerrier ou un pauvre bougre largué du Pirée. On en demanderait d’ailleurs bien davantage côté musique, envouté par la voix de Grigoris Vasilas, qui malmène aussi son Ελενη, en écorchant ses cordes.

Et l’on voudrait que cela dure longtemps encore, pour s’émerveiller de ces rois tombés à genoux, de ces hommes qui dansent et chantent entre eux, sans honte de leurs larmes, comme des rhapsodes d’un autre temps.

 

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29 janvier 2013

Pays Natal, théâtre des Amandiers

theatreCréation collective librement inspirée des œuvres de Dimitris Dimitriadis : Léthé et Nous et les Grecs

Πουλακι μου a fait preuve de sagacité en m’envoyant à Nanterre : j’appréhendais un spectacle lisse sur la Grèce d’aujourd’hui, le discours bien huilé rebattu, la dette, la crise, l’Europe, les banquiers, la spéculation, les affreux politiciens qui se repaissent sur le dos du gentil peuple innocent, bref, les raccourcis confortables et stériles qui n’expliquent rien et qui m’avaient beaucoup irritée dans Khaos. Mais magie du théâtre, de la mise en place de scènes qui font sens, de la réflexion qui émerge peu à peu du magma, je suis sortie toute requinquée après cette heure et demie de spectacle, passée avec quatre jeunes comédiens (deux d’entre eux sont nés et ont grandi en Grèce) pertinents et subtiles.

Aucune velléité de coller comme des sangsues à l’actualité, d’enfiler des évidences, de jouer les apprentis sociologues, de faire pleurer Margot, les acteurs posent la bonne question, celle de l’identité, « qu’est-ce qu’être grec aujourd’hui ? ». Et si cette crise économique, sociale, politique était avant tout une crise historique, une crise philosophique, celle d’un pays entravé par un passé considérable, arrivé dans une impasse parce qu’il n’a pas su se réinventer ? 

Les acteurs entremêlent leurs expériences, leurs regards, leurs préjugés aussi sur leurs pays respectifs, dans une suite de saynètes, de sketchs, qui oscillent entre le grave et le burlesque, l’émotion et le rire. Décor minimaliste, accessoires symboliques, projection de photos et de vidéos sur le fond de scène, pas besoin de plus pour se retrouver à Syntagma, papoter avec un Evzone silencieux, couvrir les manifestations des Indignés, visiter le Parthénon, écouter les doléances d’un marchand de souvenirs, suivre un cours d’économie avec un financier qui déraille et se heurter aux fonctionnaires corrompus. Chaque pays en prend pour son grade, ça grince gentiment, avec taquinerie et sans mépris quand soudain, le fauteuil semble moins confortable : les deux acteurs grecs appuient là où ça fait mal, raccrochent, l’espace de quelques répliques rapides, avec l’actualité la plus sombre et le quotidien d’un peuple qui endure l’insupportable.

Et puis, pour nourrir ces jeux de réparties, ces tranches de vie bien senties, pour les sortir de leur caractère « anecdotique », les comédiens portent les textes poétiques de Dimitris Dimitriatis, dramaturge et traducteur né à Thessalonique en 1944, qui, comble de l’ironie pour un pays nanti d’un tel passé historique, prône l’oubli comme seul facteur possible d’évolution. La ligne mélodique du spectacle devient alors plus lyrique, plus profonde et laisse entrevoir un autre champ du possible, un renouveau là où on ne l’attendait pas :

« Nous, habitants de cette région géographique, n’avons que le droit de regarder les Grecs comme si nous leur étions étrangers.

Les regarder comme s’ils étaient des étrangers.

Nous-mêmes comme des non-Grecs.

Considérés comme des non-Grecs, que sommes-nous?

Des habitants d’une région géographique, jadis habitée par des gens qui avaient essayé de devenir quelque chose. Leurs efforts et ses fruits les avaient rendus Grecs.

Nous ne faisons aucun effort similaire. Parce que nous croyons que nous sommes Grecs.

Nous ne sommes pas Grecs. Nous ne sommes Rien.

Seule cette certitude produit de l’énergie, motive, pousse à l’effort d’arriver au but.

…Dans ce Rien l’annonce la plus réjouissante est prononcée, l’unique réelle annonciation.

Que dit-elle?

Elle dit: Voilà le vrai départ, en route, tout est possible, dépiégez-vous, désengagez-vous, osez le dégagement des mensonges et des masques, n’ayez pas peur, il y a aussi d’autres personnes et d’autres narrations, passez des stéréotypes à la boue brute, du regard glacial au regard plongé dans l’abîme. Formez le feu.

Terrible exigence.

Elle demande de la créativité.

Du risque. De l’audace.

Elle demande de la vie. »

En juin 2012, dans les colonnes du Monde, la voix singulière de Dimitris Dimitriatis s’était désolidarisée des analyses convenues en scrutant l’évolution de son pays et en appelant à « un sursaut moral profond » : système politique clientéliste hérité de l’occupation ottomane, main mise des deux partis dominants sur l’État et ses richesses, corruption généralisée… « C’est tout cela qui me fait dire que le pays est déjà mort, et qu’il faut l’accepter : tout balayer, pour recommencer depuis le début. C’est cela, la conscience historique ». Dimitriatis n’a pas dû se faire que des amis lorsqu’il assène : « je me dis que les Européens ont raison de vouloir frapper le pays. Il m’arrive de penser qu’il ne faut pas qu’ils aient pitié, parce que vraiment, il faut le dire, le peuple grec aussi est coupable : il a vécu dans une facilité et une frivolité le conduisant à accepter tous les arrangements. »

En écoutant les quatre comédiens relayer la position de l’écrivain, le public français comprend très bien que ce constat sévère dépasse largement les frontières de la Grèce : la fin d’un cycle historique englobe toute l’Europe, la crise économique et politique n’étant que la partie visible d’une civilisation en train de disparaître au profit d’autres, plus jeunes, plus innovantes, plus audacieuses. Le rétablissement d’une certaine prospérité, la restauration de la situation antérieure à 2008 ne serait pour lui qu’un retour en arrière faussement confortable qui ne ferait que nous berner : une Nuit du Quatre Août est préférable à une stagnation, aux réflexes d’autoprotection d’un peuple « condamné à n’être que le répétiteur passif de stéréotypes, exclu par lui-même de l’effort qui conduit un peuple à se créer lui-même … il vit dans l’illusion historique d’une immortalité immuable, et il en meurt. ». 

Pays le plus meurtri de l’Europe, La Grèce pourrait alors être le berceau d’une toute nouvelle civilisation, détachée de ses mauvaises habitudes amorales et consuméristes du XXème siècle : la crise comme point de départ, comme renouveau, prise de conscience d’une nouvelle humanité.

 

10 décembre 2012

Berlin, last but not least – les lieux de mémoire

Il est tout à fait possible de mordre dans cette ville et d’en goûter la saveur en ignorant son passé, ses fractures et ses traumas. Cependant, même sans les solliciter, les plaies du XXème siècle ont une cinglante manière de vous éperonner la rétine, sans se faire annoncer : j’ignorais tout de ces « pavés d’éternité » (Stolpersteine), de ces pierres d’achoppement carrées recouvertes de laiton, incrustées dans le pavement des trottoirs, devant le dernier domicile des déportés : « ici habitait... né en…  déporté en … mort à … ».  Devant certains immeubles, la quantité de pavés est telle, qu’on devine des étages entiers liquidés. Nous en avons croisé de bien trop nombreux dans le vieux quartier de Sainte Sophie à Mitte ; c’est ici que nous avons aussi levé les yeux, dans des arrière-cours non encore restaurées, sur des murs mitraillés (quand, par qui ?), comme à Budapest. Découvrir ces stigmates, témoins des temps obscurs, entre chien et loup, lors d’une froide après-midi plombée, vous colle des bleus.

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Le coup de poing est encore plus brutal à la sortie du KaDeWe (Kaufhaus des Westens), le Grand Magasin de Berlin Ouest, vitrine plus que centenaire de l’abondance, de la consommation, de la profusion, à la barbe de la pénurie et des vaches maigres des voisins de mur. L’endroit est célèbre mais n’a pas beaucoup d’intérêts pour les familiers des Galeries ou autres Printemps. C’est en retournant vers la station de métro très fréquentée Wittenbergerplatz, qu’on se cogne à un grand panneau qui aligne des lieux inscrits dans les mémoires et pour certains encore dans leurs chairs, lieux dont on ne revenait pas, sous le rappel : « Orte des Schreckens, die wir niemals vergessen dürfen ».  Je ne sais pas ce qu’éprouvent les Berlinois âgés, contemporains de la peste brune, en passant devant cet acte de contrition planté au grand jour, placé au vu et au su du plus grand nombre, mais on se dit qu’il faut avoir effectué un sacré chemin pour afficher ainsi les pages les plus atroces de sa mémoire collective, pour ne jamais oublier.

Tout de même, il serait surprenant de rester à Berlin sans se soucier de ce qui a été sa spécificité pendant vingt huit ans : un découpage artificiel de ronds de cuir revanchards, une gigantesque balafre, la cristallisation de la Guerre froide dans le plus vil mépris des habitants. Notre interlocutrice de l’hôtel avait hiérarchisé sur notre demande les deux lieux de commémoration du Mur, privilégiant le Musée par rapport au Mémorial, l’exactitude de l’histoire face à l’émotion de sa matérialité. Mais pour nous qui n’avons pas enduré ce passé très récent, c’est bien le Mémorial (Gedenkstätte Berliner Mauer) qui nous a remués car il permet de visualiser, grandeur nature, la réalité d’une enclave artificielle et absurde, ainsi que ses séquelles fatales. Nous y sommes allés tôt le matin, dans le Nord de Mitte, longeant les 300 mètres de mur restant, en silence. On croise le regard des - jeunes - victimes qui sont tombées sous les balles des Vopos, dans un morceau de Mur qui leur rend hommage, transformé en chapelle du souvenir. On marche dans l’herbe rase, dans un silence impressionnant, on relie dans sa tête les bouts du Mur éparpillés, les piquets de construction, les soubassements, on visualise le No Man’s Land, et on a froid dans le dos en levant les yeux sur le mirador conservé. Le tracé du Mur passait juste à cet endroit sur une église que les dirigeants de la RDA ont allègrement dynamitée : aujourd’hui, la chapelle circulaire de la Réconciliation, les cloches de la vieille église, ont retrouvé leur place.

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Après ce ressenti perturbant, presque physique, d’une « simple » clôture de béton, le Mauermuseum (quartier de Kreuzberg) semble poussiéreux, étouffant, un peu étriqué, ce qui est injuste car il est en réalité vaste et prolixe en renseignements… beaucoup trop. En fait, il déborde d’affiches, d’informations, de panneaux d’explication, du sol au plafond, dans un capharnaüm de coupures de journaux, de documents d’archives, d’écrans, de maquettes, de reconstitution, depuis le blocus de Berlin de 1948 jusqu’à novembre 1989. Certes, on en apprend beaucoup sur les moyens fous ou astucieux pour passer de l’autre côté (sous terre, dans les airs, sur l’eau…), sur les différents stades de construction du Mur (des simples barbelés jusqu’aux doubles remparts infranchissables, dotées de mitrailleuses automatiques pour arroser large) mais il faudrait revenir plusieurs jours de suite pour tout lire. Et on sature vite de cet encombrement, de cet amas incontrôlé sans mise en espace ni respiration.

En sortant du Musée, fuyez la reconstitution carton pâte de Checkpoint Charlie, démantelé en juin 1990 mais reconstruit comme une boutique de foire pour touristes, avec faux soldats tout sourire et MacDo en toile de fond.

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Pour finir, surtout si vous êtes accompagnés d’enfants ou d’ados, allez faire un tour au Musée de la RDA (DDR Museum), sur les bords de la Spree, joliment bien conçu, qui raconte, du biberon à l’âge adulte, la vie quotidienne dans un pays qui n’existe plus aujourd’hui. On entre véritablement dans l’ordinaire des Ossies, on ouvre des tiroirs, des armoires, des portes, on tâte leurs vêtements synthétiques, les uniformes des jeunes embrigadés, les piètres ersatz des produits décadents de l’Ouest, les livres interdits car séditieux, on les suit à l’Université, on découvre le maigre niveau de salaire d’un professeur ou d’un ingénieur, on les suit en vacances avec le Guide des pays frères en main, on découvre le régime à base de « vitamines » des athlètes chargés comme des mules, les bureaux d’écoute (La vie des Autres nous avait déjà bien renseignés sur le sujet), les cellules des « contestataires », la ligne directe avec Moscou, tout une époque qui nous paraît déjà désuète, voire archaïque, alors qu’elle nous est bel et bien contemporaine.

 

5 décembre 2012

Berlin - un vélo pour trois points de vue

 

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Malgré le bon réseau du S-Bahn (RER) et du U-Bahn (métro), les bus et les tramways, il arrive cependant que le moyen le plus rapide d’aller d’un point A au point B, reste le vélo. Ce qui paraît tout prêt sur la carte, peut se révéler bien plus éloigné que prévu, surtout en hiver par une température de glace et un vent réfrigérant. Berlin est aussi spécialiste des looooongues avenues qu’il serait pénible d’arpenter pédestrement.

Il y a des loueurs partout, la journée oscille entre 10 et 12 €, et vous aurez à disposition une bonne grosse bécane bien lourde, genre char d’assaut sur deux roues, six vitesses, frein fourbe par rétropédalage, prête à avaler de la piste cyclable au kilomètre. Contrairement à Paris, le cycliste se sent et se sait en totale sécurité, dans les couloirs dédiés ou bien carrément au milieu des larges trottoirs, conçus à dessein.

Friedrichshain, vieux quartier de l’Est, est biffé par la Karl Marx Allee, vaste et large avenue, longue de 2 km (il fallait bien que les blindés puissent parader), symbole de l’esprit Ost-Berlin, bordée d’interminables barres d’immeuble, où les honnêtes et valeureux travailleurs du Parti s’entassaient. Sous les pourtant chiches rayons de soleil, les façades blondes s’illuminent et on trouverait ces alignements de béton presque pimpants. C’est un peu stalinien dans l’âme, rigide, sévère et uniforme, dessiné d’un trait de faucille mais le lieu est idéal pour faire les fous sur les vélos, tracer à fond les ballons et se défier sur 200 mètres. On arrive au bout les joues vermillon, l’humeur juvénile et plein d’entrain.

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On peut ensuite revenir sur ses roues en pédalant sur la Mühlenstraße, et sa East-Side Gallery, longue fresque coloriant le Mur sur 1,3 km, réalisée évidemment après novembre 1989. Une centaine d’artistes du monde entier ont imagé cette ligne de béton de peintures bigarrées, drôles ou émouvantes, souvent liées à l’histoire de la ville, dans un esprit assez débonnaire et pacifiste.

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Si vous aimez ce genre de lieu à la fois décalé et emblématique, même s’il attire une ribambelle de curieux, foncez à Tacheles (pourquoi un mot yiddish, mystère), dans le quartier de Mitte, avant qu’il ne soit trop tard. Même si le côté « alternatif et rebelle» a disparu depuis longtemps, la fermeture de ce vaste magasin de cinq étages en ruine, occupé durant vingt ans par des « artistes » et transformé en pseudo-squat plus que toléré, est imminente, pour une question de gros Euros tintants. Seule la friche où exposent les derniers occupants est encore accessible, les étages et les ateliers d’artistes sont déjà vides et hors d’atteinte.

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30 novembre 2012

Berlin - Postdamer Platz, das Brandenburger Tor und der Reichstag, karambolage émotionnel !

Les trois lieux emblématiques de Berlin se rencontrent dans la foulée, sur la Ebertstraße, en remontant vers le Nord, à partir de la station Postdamer Platz. La sortie du métro qui vous projette au cœur du renouveau urbain de Berlin, ultramoderne, planté de hauts buildings, de tours de verre et d’acier, secoue, surtout de nuit. Je suis restée plantée là, tournant au ralenti, le palpitant sur pause, éberluée par le gigantisme, la débauche de lumière, la métamorphose d’un lieu qui habite mon univers perso depuis plus 20 ans. Pour un peu, je me serais laissée choir par terre, toute perturbée et disloquée que j’étais, le temps de me remettre en phase avec le bon siècle.

Parce qu’en ce qui me concerne, Postdamer Platz, c’est ça,

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mais certainement pas ça.

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Oui, je sais, blablabla, on ne laisse pas un terrain vague, une friche, un « middle of nowhere » au sein d’une capitale européenne en pleine mutation, une ville doit se reconstruire, gommer ses cicatrices les plus béantes pour se mettre en marche vers l’avant. Tout à fait. Mais était-on obligé de faire un grand bazar aussi laid, un Manhattan artificiel, une protubérance aussi disgracieuse que disproportionnée, factice, tendance un jour, donc dépassée demain, dans une ville où les immeubles historiques ne dépassent pas six étages ?  Tout est évidemment affaire de gros sous, de rentabilité au mètre carré, de retour rapide sur investissement, Daimler mit sur la table 1,5 milliard d’euros, s’offrit monsieur Centre Pompidou, Renzo Piano, pour sa tour, Sony conçut son siège comme un vaste atrium transparent surmonté d’un toit de verre sur cercle d’acier, les bureaux poussèrent comme des champignons tchernobilisés, Le Ritz-Carlton accueille les hommes d’affaires, les larges avenues charrient les Mercedes et les Audi, tout va très bien, merci. Nous, on a fui.

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Juste un détail, au sein du Sony Center, se cache un musée du cinéma allemand très bien conçu (Filmmuseum Berlin), où, dans une remarquable scénographie, on retrace l’évolution du 7ème art ; les salles les plus passionnantes sont consacrées au muet, à l’Expressionnisme (Wiene, Lang, Murnau, Wegener…) ainsi qu’aux années sombres avec Leni Riefenstahl, les films de propagande, Veit Harlan et consorts, dans une salle cafardeuse et bouchée, murées de tiroirs secrets qui renferment l’indicible.

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En allant au Reichstag, siège du Bundestag, on passe derrière la Porte de Brandebourg, qui se trouvait, lors de la partition de la ville, pile au milieu du No Man’s land : discours de Kennedy en 63, images d’un mur débordé en 89, on ne se lasse pas de passer encore et encore au travers de ses piliers, de la regarder fièrement plantée comme symbole de la réunification, surmontée du fameux quadrige de la Victoire.

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Est-il nécessaire de rendre visite au Parlement - quand on parle du Reichstag, on pense à 1933 et on débande illico ou à ce drapeau soviétique qui flottait sur les ruines en mai 1945 - ? Il draine désormais une foule de visiteurs depuis l’installation d’une coupole de verre,  un dôme intégré à son architecture XIXème, comme le Louvre avec sa pyramide. De nuit, oui. Les billets se réservent à l’avance sur le net et la vue qui domine tout Berlin éclairé vaut le déplacement. De jour, je suis plus dubitative.

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En retournant au métro, nous remarquons une série de croix blanches, des noms, des dates…des héros fauchés par les Vopos en tentant de franchir le Mur. Le travail de mémoire de Berlin ne cessera de nous étonner durant tout le séjour.

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27 novembre 2012

Berlin - critique de la raison pratique

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On ne le martèlera jamais assez, Berlin, c’est grand. Nous avons du élaguer à la serpe le programme ébauché avant le départ, laissant pour un prochain voyage toute la partie ouest (Charlottenburg, Tiergarten, Schöneberg), Postdam et le Sans-Souci, et les quartiers plus excentrés. Il est donc important de trouver un nid placé pas trop loin des lieux qui mettent en marche votre imaginaire. En ce qui nous concerne, nous avons opté pour Prenzlauerberg, ancien quartier de Berlin-Est, rénové (mais pas trop), tendance (juste ce qu’il faut), chaleureux et accueillant, dynamique et très tard éveillé la nuit.

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Le Routard conseille dûment l’hôtel Kastanienhof (classique, bien situé, une salve de bons points pour le personnel qui se met en quatre pour la réussite de votre séjour et qui adore partager les expériences des visiteurs : écoutez-les raconter leurs souvenirs d’avant novembre 1989, ce qu’était leur vie quotidienne à l’Est, c’est à la fois passionnant et poignant). Le quartier regorge de petits cafés sympas, de restos cosy et simples, de loueurs de vélos pour vos balades, de lieux culturels : de nombreux bâtiments industriels, des fabriques, des imprimeries, sont transformés en ateliers, cinés, salle de concerts, foyers d’artistes. L’architecture du lieu est toujours respectée, mise en valeur mais dédiée désormais à une production moins matérialiste et standardisée.

Une visite à la Kulturbrauerei (ancienne brasserie devenu centre culturel) s’impose pour prendre le pouls rapide de Prenzlauerberg. On trouve aussi les programmes des bons plans musicaux, manifs, débats politiques, au café collectif Morgenrot, pas loin de l’hôtel, à côté d’une librairie anar. Café un peu militant, très végétarien, à l’ambiance conviviale et apaisante, zen attitude, éclairage doux à la bougie, vieilles tables en bois de récup, les règles de bonne conduite sont clairement affichées au-dessus du bar (excellentes bières bios, d’ailleurs, tout comme les muffins du jour et les gâteaux à la noisette) : ici, pas de propos sexistes, homophobes ou xénophobes, sinon, c’est la porte.

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On retrouve cette atmosphère intime et sereine dans les petits restos (les chandelles, c’est bien, mais on s’arrache les yeux à déchiffrer les cartes en allemand). Il y a les valeurs sûres des guides : Metzer Eck, pour les audacieux qui iront se perdre dans la plus vieille auberge de Prenzlauerberg, certifiée conforme depuis 1913, plats exclusivement « germaniques », currywurst, escalope viennoise, soupe de pois, boulettes de viande, harengs, porc fumé… toujours garnis de pommes de terre/kartoffeln, of course. Quand il fait 2°, que le vent souffle et que vous avez marché toute la journée, ce genre de plat bien roboratif ne fait plus peur. Le lieu vaut surtout pour son ambiance, ses tables d’habitués, les petites salles en bois, avec poêle prussien, ses pintes de bière bien garnies et sa belle humeur.

Restauration 1900 est aussi recommandable, si vous cherchez un endroit moins brut de décoffrage : cuisine plus fine, plats locaux revus, travaillés et allégés, mais service épouvantablement lent…  

Faites surtout confiance à votre flair, fermez vos guides, regardez les devantures, si les salles sont pleines de Berlinois à 22h et poussez les portes de lieux dont vous ignorez tout. Comme cette Osteria Fiorello, qui sentait la truffe, ou laissez-vous guider par les locaux, qui seront toujours de bons conseils : totalement perdus à 22h30 dans des rues mal éclairées, courant après un resto du Routard que nous étions incapables de localiser, deux étudiants bienveillants nous ont indiqué leur « cantine » du coin (un ami doux qui parle allemand, ça facilite les contacts), une épicerie italienne dotée de quelques tables pour goûter les pâtes du jour maison, accompagnées d’un Greco di Tufo à tomber. Je serai incapable de retrouver cet endroit dans ce dédale de ruelles mais parfois, le hasard fait bien les choses !

 

26 novembre 2012

Berlin, ville Histoire, ville Culture - prologue

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Ça devait être Athènes (avion trop cher), puis Rome (hôtel trop cher), enfin Roscoff... et  les prévisions météo, batraciennes en diable, tout juste bonnes pour les limaces, nous ont mis le projet en vrac, mode panique, 72h avant le départ. On écoute alors les bons plans des potes (merci Étienne !) et on file tout droit retrouver les anges de Wim Wenders, Postdamer Platz, les images oniriques qu’on a pu se créer, les battements d’ailes en noir et blanc, les terrains vagues où monologuent les poètes, une ville saignée en deux, qu’on imagine encore en douleur. Et là, on peut assurément parler d’une grande percussion, d’une remise à l’heure des pendules, d’un ricochet qui balaie les chromos, les épreuves sépia, les planches contact d’un autre âge, aujourd’hui révolues.

Contrairement à de nombreuses villes européennes, bien endormies ou en coma déjà dépassé, Berlin vous empoigne dans son énergie musclée, vous pousse dans le dos, vous entraîne dans une ronde étourdissante, vous brasse comme une essoreuse sous amphétamines. D’où vient ce mélange prodigieux d’activités, cette idée que tout est encore possible, cet enthousiasme, ce creuset de tendances, cette joie de vivre, cette tolérance à toutes les minorités qui enrichissent sans jamais cliver ? De leur passé brun/rouge accablant, les Berlinois ont gardé mémoire et l’assument sans ambigüité, comme s’il s’agissait du meilleur repoussoir à la bêtise, au renoncement, à l’abattement généralisé. Quand on a survécu aux totalitarismes de tout poil, qu’il fait bon créer, bouillonner, imaginer, accueillir, devenir le fer de lance des artistes, des alternatifs, des « décroissants » et autres cervelles originales et barrées.

Territoire à part, enclave culturelle, capitale économiquement encore très abordable, Berlin surprend d’abord par son étendue, ses flancs larges (neuf fois Paris), ses vastes espaces de nature, son assemblage bigarré d’architectures, cette rencontre improbable de deux idéologies contraires qui ont marqué les quartiers au burin, offrant toujours des ambiances, des atmosphères, des respirations contrastées, toutefois unies dans une même vitalité. Une semaine est bien trop courte pour répondre à toutes les sollicitations de Berlin : tant de musées, de quartiers, d’histoires, de gens à croiser, tant de choses à apprendre, à découvrir, à partager, et il faut déjà rentrer, laissant Berlin dans sa marche en avant. Selon les imaginations, les attentes, les parcours, les générations, la ville peut être appréhendée de moult façons : pour nous, les cicatrices laissées par le régime de la RDA, les quartiers Est, les traces matérielles d’un passé encore si récent, les vestiges d’une époque liberticide ont été les marqueurs les plus forts, les plus émouvants, j’y reviendrai dans un autre post. Mais libre aux plus jeunes qui n’ont jamais entendu parler d’Honecker et de Brejnev de privilégier le Berlin des musées (180 au total), du design et des galeries d’art, des concerts électro et techno, des buildings de verre et d’acier.

Il suffit d’enfourcher un vélo, d’arpenter le nez en l’air et les yeux grands ouverts les larges espaces d’une ville qui vous adopte rapidement, de pousser des portes, d’entrer dans des arrière-cours, de se montrer curieux et réceptif pour se sentir en harmonie, et un peu Berliner…

 

2 novembre 2012

Khaos, les visages humains de la crise grecque…. le degré zéro de l’analyse.

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J’ai un souci avec ce documentaire. J’ai longtemps attendu de faire ce post, prenant la température, écoutant les spectateurs à la sortie, questionnant autour de moi ceux qui vivent depuis 20 ans entre Athènes et Paris et dont les avis, argumentés et réfléchis me semblaient nécessaires pour ratifier ou invalider mes impressions.

Khaos, est un reportage d’une heure et demie, réalisé par la franco-roumaine Ana Dumitrescu, lors de trois voyages en Grèce, effectués entre janvier et mai 2012. Á Athènes, en Thessalie, sur l’île de Kéa, elle recueille la parole des laissés pour compte de la crise économique, sociale et politique, qui vivent au quotidien les décisions insensées et contreproductives de la Troïka (FMI, BCE et UE) : paupérisation extrême, désespoir profond, avenir condamné. Les sacrifices démesurés imposés au peuple par ces créanciers, les purges budgétaires, la dérèglementation du travail, la perte de souveraineté, l’effondrement de la demande intérieure dû au chômage record, plongent le peuple dans un temps de désolation, de misère et de dépression. Ana Dumitrescu saisit avec sa camera les histoires, le quotidien des Grecs qui ont vu leur monde s’écrouler en quelques années.

La démarche est bien évidemment louable. Même si les gens qui aiment ce pays vont régulièrement y prendre eux-mêmes la température, savent aller chercher l’information et suivent très régulièrement grâce au Net, aux blogs des expats, aux sites économiques et aux journaux (comme Courrier International, Le Monde Diplo…) l’évolution de la crise, il est toujours plus percutant de donner des visages et une voix à la souffrance, pour marquer les esprits, diffuser large et éveiller les consciences. Est-ce cependant suffisant ?

Comme la réalisatrice n’est pas grecque, qu’elle est en fait restée très peu de temps sur place et qu’il lui fallait un passeur pour appréhender le pays et les gens, elle s’est associée au blogueur grec Panagiotis Grigoriou, qui intervient dans ce « road-movie » pour faire le lien entre les témoignages. Mais quand on se présente comme une journaliste, cela implique OBLIGATOIREMENT des responsabilités, un point de vue, une mise en perspective. Il ne suffit pas d’aligner 90 minutes de trop courts entretiens, morcelés, mal montés, pour donner du sens. Or, Khaos n’est qu’un constat passif et hélas bâclé, certes humainement déchirant, qui se disperse sans fil directeur, à en devenir presque anecdotique. Comment peut-on parler de la crise grecque en passant sous silence le rôle de l’église orthodoxe ? Ana Dumitrescu se contente de 25 secondes avec un pope, qui annonce froidement que tant qu’on a Dieu dans son cœur, tout va bien (à peu de choses près). Cette séquence n’aurait de signification que si on la mettait en parallèle avec le statut du clergé grec qu’il faut rappeler, ses prérogatives et ses passe-droits, les récents scandales de corruption. Et, ici, rien de tout cela, hop, on passe vite à un autre portrait.

On entend presque tous les intervenants tenir des propos évidemment très critiques vis-à-vis de la classe politique et des élus. On se dit qu’on se rapproche alors du cœur du problème et que Dumitrescu va faire son boulot d’approfondissement en insistant sur cette relation ou plutôt non relation, que les Grecs entretiennent avec leurs représentants, cette défiance s’expliquant en partie par leur histoire *. Dans le supplément livres de Libération, Vassilis Alexakis demande d’ailleurs qu’on appréhende la crise de son pays avec une lecture philosophique, et non comptable, et que le mode de vie consumériste de l’Europe ne pouvait pas fonctionner en Grèce, au regard de ce qu’elle est, foncièrement. Mais Dumitrescu préfère enchaîner les « micro-trottoirs » décousus plutôt que de creuser sur ce qui a façonné la Grèce d’aujourd’hui et a engendré « l’homo hellenicus » du XXIème siècle.

Aligner à l’écran une tentative de suicide en direct, le dénuement extrême, le désespoir profond, la faim, les larmes, la tentation de l’exil, la montée des fachos, me gêne, quand ces images ne sont pas éclairées par le recul et la réflexion. Les images « chocs », données brut de décoffrage dans leur crudité « morbide » n’ont jamais changé le monde. Elles permettent juste à leur auteur de se faire remarquer. Cette vision très parcellaire de la crise grecque ne peut à mon avis pas fonctionner seule du tout, si on souhaite toucher le spectateur au-delà de l’épiderme, de son empathie première et le faire s'interroger. Jouer uniquement sur l’émotion ou la colère, donner la parole à l’indéboulonnable Manolis Glezos, qui vous explique la crise en trois points à grand coup de « ya ka, fo kon », c’est refuser de se poser des questions sans doute moins confortables, de dépasser les lieux communs rassurants, les théories de complot organisé qui dédouane des responsabilités. Et c’est aussi fermer la porte à toute sortie de crise.

En sortant du film, j’ai entendu la remarque d’une spectatrice qui n’avait pas adhéré non plus aux choix de la réalisatrice : « Il sert à quoi son film ? On le sait que les Grecs crèvent à petit feu, mais on ne sait toujours pas, pourquoi ! ». Tout est dit.

 

* Quatre siècles d’occupation turque, mise en place à la tête du jeune état indépendant d’hommes de paille des grandes puissances (un Russe, un Bavarois, un Danois), la déroute en Asie Mineure, main mise des États-Unis sur le pays après la guerre, régime des Colonels et enfin la tentation européenne avec le résultat que l’on connaît

 

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